Œuvre du très discret développeur Sonoshee, Critters for Sale est, selon les mots de son auteur, « un rêve fiévreux interactif ». Avec son allure de visual novel minimaliste en noir et blanc baigné dans une musique inquiétante et lancinante, on pouvait craindre un simple clone de World of Horror : il n’en est rien.
J’ai toujours un peu de mal avec les jeux horrifiques, parce que j’ai l’impression qu’ils ne connaissent que trois registres d’épouvante : Lovecraft, la J-Horror et ses avatars chinois et coréens, et les films de zombies de série Z. Le registre horrifique vidéoludique me semble souffrir d’un manque de références pointues, et surtout d’un manque d’imagination. Le récent Strangeland a néanmoins prouvé qu’on pouvait aller chercher dans des registres plus intimes et oniriques, et développer un bestiaire différent de ce à quoi l’on a habitué les joueurs. Et à ma grande surprise, la collection d’historiettes horrifiques Critters for Sale, avec son univers très personnel, sa SF métaphysique effrayante et son ambiance entre surréalisme et bouffées délirantes est une proposition radicalement originale. Dommage que le tout soit servi par un gameplay frustrant plombé par des problèmes d’accessibilité et d’ergonomie.
Michael Jackson, chèvre maudite, et martiens de casino
Critters for Sale se présente sous la forme de cinq histoires distinctes, toutes situées à différentes époques d’un même univers et présentant chacune un nombre de fins différentes. Certains scenarios n’ont ainsi qu’une seule fin, d’autres jusqu’à six, allant de la simple blague à la « good ending ». Le scénario semble complètement obscur et incompréhensible dans les premières routes, et ne finira par prendre forme qu’une fois l’ensemble des fins des cinq histoires débloquées. Il faut cependant que je vous en dise un mot, pour que vous puissiez appréhender ne serait-ce qu’un minimum ce que Critters for Sale essaye de vous proposer. Accrochez-vous.
Le premier scénario de la première histoire peut ainsi se terminer (mal) en moins de deux minutes : un jour, dans un futur proche, un chauffeur de taxi épuisé reçoit un SMS de Michael Jackson lui demandant de le rejoindre dans une célèbre boîte de nuit new-yorkaise. Le chauffeur de taxi refuse, préférant dormir… pour se faire étrangler quelques instants plus tard, en pleine paralysie du sommeil, par une statue grecque matérialisée dans sa chambre. Game over : c’est la première fin du jeu. En recommençant l’histoire avec des choix différents, on découvre petit à petit une longue quête étrange impliquant un cycle de réincarnations, des invasions extraterrestres, un groupe de créatures maléfiques obsédées à l’idée d’orienter la ligne temporelle dans une direction précise, une machine infernale éradiquant toute vie humaine à intervalles réguliers, une chèvre possédée par le Diable ou encore une version du Paradis où les phoques et les ours blancs ont signé un traité de paix.
Les premières minutes de Critters for Sale laissent donc perplexe, tant on est finalement peu habitué à des jeux horrifiques présentant ce type d’univers plus proche de la SF psychédélique que des habituelles références vues et revues à Alien, Cthulhu et Walking Dead. Critters for Sale est différent et nécessite un investissement certain pour adhérer à son propos et à sa manière très étrange de découper l’action en courtes nouvelles à embranchements. Mais après-coup, je pense que ce jeu est une des propositions les plus originales et osées que j’aurais vu depuis longtemps dans un jeu narratif. L’univers de Critters for Sale est extrêmement riche et inventif, et tranche avec la plupart des manières classiques de faire peur dans le média. A-t-on vu un autre jeu qui entend terrifier avec les chants dissonants d’un cœur de militaires coréens, une promenade étouffante dans une somptueuse villa marocaine ou par le biais d’un Martien menaçant errant dans un casino à la recherche de plats épicés ?
Un cauchemar dansant
En jouant énormément sur le malaise et l’impossibilité de se rattacher à quoi que ce soit de connu, Critters for Sale constitue effectivement une sorte de rêve fiévreux, où le moindre élément familier est là pour nous mettre mal à l’aise. On termine l’expérience avec l’impression d’avoir assisté à quelque chose qui ravit à la fois le cerveau tout en causant une vague nausée. Le jeu n’est pourtant jamais gore : il n’en a pas besoin. Il entend plutôt nous terrifier de manière sourde, en sapant peu à peu le moindre repère narratif commun et en nous forçant à recommencer certaines des pires histoires avec la connaissance désormais ancrée en nous que non, il n’y a pas vraiment moyen d’éviter que tel PNJ nous rompe la nuque ou que le monde prenne subitement fin en 1997, si ce n’est au prix de sacrifices dont les implications métaphysiques dépassent initialement l’entendement.
La grande réussite de Critters for Sale tient à sa mise en scène, certes très minimaliste, mais plutôt efficace : un mélange de texte, d’images fixes et de photographies perturbantes dans un noir et blanc en très basse définition… et de vidéos en FMV franchement étranges, le plus souvent muettes ou sonorisées par des thèmes dissonants (rock russe, hip-hop expérimental…). La musique et la danse prenant au fil du jeu une importance croissante dans le scénario, on remarquera que Sonoshee a particulièrement soigné la mise en scène de la musique dans le titre.
La réalité étant ténue dans la diégèse du jeu, il n’est pas rare que des éléments complètement hors de propos et à première vue humoristiques viennent renforcer le sentiment d’inquiétante étrangeté qui vous saisira pendant certaines séquences du jeu. En somme, la mise en scène de Critters for Sale, toute fauchée qu’elle puisse être, utilise parfaitement les codes de l’angoisse et joue sur les attentes du joueur ou de la joueuse rompu·e aux visual novels pour proposer quelque chose de neuf.
Il faut cependant souligner que les (environ) 5 heures nécessaires à finir le jeu ne sont pas que de la lecture rythmée par des choix de dialogue : Critters for Sale propose à de multiples occasions des phases d’énigmes et, c’est là que la machine se grippe un peu, de gameplay plus traditionnel.
Un bilan terni par des problèmes d’accessibilité
Il n’est pas anodin de noter que le jeu s’ouvre sur un avertissement classique mais nécessaire sur la question de l’épilepsie : Critters for Sale propose de forts contrastes, des flashs lumineux, et il n’est pas besoin d’être concerné par cette maladie pour se sentir mal à l’aise devant quelques séquences graphiquement un peu trop stroboscopiques du jeu. Ceci dit, cet avertissement nécessaire mis à part : cela relève d’un simple choix esthétique que je ne conteste pas, puisqu’il reste possible de corriger soi-même la luminosité de son écran.
Plus ennuyeux en revanche : la volonté de Critters for Sale de proposer à de nombreux moments de l’intrigue des puzzles, pour la plupart assez classiques, mais parfois basés sur des indicatifs sonores, jamais doublés d’indications visuelles. Dans le même genre d’idée, on remarquera qu’à plusieurs reprises, dans un des chapitres du jeu, il sera question de gagner de l’argent en participant à des mini-jeux, dont certain sont basés sur les réflexes (par exemple : cliquer très vite sur un rond apparaissant à l’écran). Ces jeux ont un sens dans l’intrigue, puisqu’il s’agit en creux de reproduire des expériences cognitives menées sur des primates. Mais ils coupent de fait l’accès de Critters for Sale au public sourd ou à motricité réduite. Là encore, on ne reprocherait pas à un jeu d’action cet état de fait : mais Critters for Sale est un visual novel.
Il me semble que les point and click en général et les VN en particulier sont souvent des jeux prisés par les personnes vivant avec ce type de handicap (surdité, malvoyance, handicap moteur…) : pas besoin d’avoir l’ouïe fine pour profiter de l’intrigue mystérieuse de Root Film ou de Famicom Detective Club, par exemple. Et pas besoin d’avoir des réflexes aiguisés pour jouer à Steins;Gate. Dommage alors que l’expérience de Critters for Sale soit indissociable de cette obligation ponctuelle faite au joueur d’être « skillé » à plusieurs reprises dans le jeu. Il aurait été souhaitable que le titre propose soit des manières alternatives de trouver des solutions à ces énigmes, soit une mécanique (désormais très commune dans les jeux d’aventure) permettant de sauter telle ou telle énigme. Dans le même ordre d’idée, pour une question de simple confort, on aurait apprécié avoir une flowchart navigable pour revenir rapidement à tel ou tel point d’un chapitre sans avoir à le refaire entièrement, ou encore un système de sauvegarde interne à chaque niveau du jeu, certaines fins pouvant nécessiter plusieurs dizaines de minutes de jeu et donc vous « forcer » à rester longtemps devant votre écran alors que ce type de jeu se prête habituellement bien à des séances courtes.
Critters for Sale a été testé sur PC via une clé envoyée par l’éditeur.
Critters for Sale est un de ces petits jeux qui ne payent pas de mine, mais qui s’avèrent redoutablement efficaces à l’usage. Avec sa vision eschatologique bizarre et sa cosmogonie qui s’écarte totalement des sentiers battus de l’horreur, le jeu de Sonoshee ne rate l’excellence que par son incapacité à se rendre accessible au plus grand nombre par de basiques options d’accessibilité. Dommage !
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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