World of Horror est ce qu’on peut qualifier de projet ambitieux : Paweł Panstasz Koźmiński, son unique développeur, promet depuis quelques années un RPG old-school, aux mécaniques mêlant roguelite, combat au tour par tour et deck-building et à l’esthétique 1-bit des vieux Macintosh. Le projet a peu à peu grandi, du succès de son Patreon à l’association avec l’éditeur Ysbryd Games (également derrière VA-11 HALL-A ou YIIK), en passant par une démo jouable sur itch.io. Mais ce ne sont pas cette tambouille de mécaniques et cette esthétique retro qui suscitent cette attente – mise à rude épreuve, puisque le titre a été repoussé de fin 2019 à début 2020 – mais la note d’intention de Panstasz, présentant son titre comme une longue lettre d’amour à Junji Itō et Lovecraft, deux noms qui suffisent généralement à faire frétiller les amateurs d’horreur et d’épouvante.
Et bien sûr, il y a du Lovecraft dans World of Horror, difficile de l’ignorer quand le titre nous accueille à coup de grands anciens, de malédictions et autres horreurs indicibles traînant entre deux rêves ou visions de lunes noires et déserts sanglants. La mythologie japonaise n’est pas non plus en reste, puisque de célèbres Yōkai viennent régulièrement s’inviter dans le bestiaire et les intrigues, comme cet amalgame de visages de femmes aux joues tranchées demandant si elles sont belles, référence à peine camouflée à la légende de Kuchisake-onna (si les visages découpés ne sont pas votre tasse de thé, je déconseille de chercher) ou à l’esprit Aka Manto cité comme tel dans le jeu et terrifiant les écoles comme à son habitude. Mais si ces influences se retrouvent avec plus ou moins d’insistance et de régularité dans le titre de Panstasz, la grande star du jeu reste néanmoins Junji Itō. Car comprendre comment World of Horror fonctionne, c’est avant tout comprendre comment Junji Itō fonctionne. Et puis zut, moi aussi j’ai envie d’écrire ma lettre d’amour à Junji Itō.
Léa Passion : Mutilation
Je ne ferai bien entendu pas l’analyse complète et profonde de l’œuvre du monsieur, ce n’est ni le lieu, ni le sujet (ni vraiment dans mes compétences), mais il reste possible de dégrossir rapidement les thématiques de Junji Itō et en extraire les deux principales. La première – et la plus exploitée par Panstasz – est ce que l’on appelle le body horror, sous-genre horrifique basé sur les déformations, mutilations ou mutations du corps humain, de façon extrêmement graphique. Le but est ici bien plus de choquer et déranger son public que de l’effrayer, et Junji Itō – aux côtés d’autres références du genre telles que Mary Shelley dans la littérature, David Cronenberg, Shin’ya Tsukamoto côté cinéma ou Katsuhiro Ōtomo dans la bande-dessinée – est passé maître dans l’art de maltraiter le corps humain ; le trouant, découpant, cassant jusqu’à parfois le rendre méconnaissable.
Ce sera le cas d’un grand nombre d’opposants à notre héroïne – seul personnage jouable pour le moment, mais d’autres protagonistes et scénarios sont annoncés – entre assaillants mutilés ou fusionnés, créatures aux membres disproportionnés rampant dans les conduits, opérations chirurgicales peu professionnelles et anguilles anthropophages (au grand déplaisir des personnes trypophobes). Mais plus que le bestiaire déjà bien esquinté, c’est notre personnage qui va en prendre plein la face, les blessures se cumulant au gré des combats, voire empirant. La miniature de notre enquêtrice s’agrémentera de coupures et fractures, tandis que la liste des blessures montrera et décrira plaies ouvertes, morsures infectées ou trous dans la chair se creusant un peu plus tour après tour, quand une mission ne nous demandera pas à l’occasion d’extraire un œil au scalpel dans une séquence en gros plan. Et bon appétit.
Mais vous êtes fous ? Junji !
Le second aspect, tout aussi important dans l’œuvre d’Itō est le traitement tout particulier de la santé mentale et de cette ambivalence entre la faiblesse de l’esprit humain face aux forces et événements au-delà de sa compréhension et à la fois de sa capacité à tordre et déformer le corps tandis qu’il perd pied avec la réalité et sombre dans la folie. C’est généralement cette folie qui génère ce body horror si cher à Junji Itō, comme ce père de famille qui broie tous ses os afin de ressembler à ces spirales qui l’obsèdent tant dans Uzumaki ou ces gens qui entrent tour à tour dans ces failles les menant à des déformations inhumaines dans The Enigma of Amigara Fault.
On ne va pas se mentir, World of Horror est – pour le moment – bien moins poussé de ce côté-là, mais ne lésine tout de même pas sur les PNJ dérangés, aux dialogues et comportements malsains ou erratiques et des choix moraux et éthiques que l’on préférerait ne jamais avoir à considérer. Ces différentes rencontres seront l’occasion de mettre à l’épreuve la jauge de santé mentale de notre personnage, qui, inspiration Lovecraftienne oblige, est une des causes de défaite si elle atteint zéro. Toujours côté Lovecraft – mais après tout, les deux auteurs sont profondément liés – les habitué.es du jeu de rôle L’appel de Cthulhu ou de jeux de plateau comme Les montagnes hallucinées ne seront pas dépaysés par le déséquilibre des conditions de victoire et de défaite. Tout le monde ou presque veut vous buter dans World of Horror, et si vous y échappez, il y a de grandes chances pour que vous sombriez dans la folie, que vous ayez trop pris votre temps et que le monde ait pris fin ou que malgré le succès d’une enquête, vous obteniez la mauvaise des deux ou trois résolutions possibles pour chaque enquête : celle où vos amis meurent, celle où le meurtrier s’enfuit, celle où vous devenez complice du crime, et j’en passe, car World of Horror est aussi créatif que cruel. Les happy endings sont donc rares et nécessitent souvent d’avoir trouvé les bons objets, les bons sorts et d’avoir eu de la chance.
World of Error
Et puisque nous parlons de conditions de victoire, il est peut-être temps de se rappeler que World of Horror est un jeu vidéo, et qu’il possède un gameplay. Si nous avons pu voir que de nombreux aspects se raccrochaient aux univers de Junji Itō et Lovecraft, le cœur du jeu se veut quand même comme un RPG retro, avec ce qu’il faut de loot d’armes, sorts et objets et de combats au tour par tour, au milieu d’enquêtes et événements générés aléatoirement. Et c’est malheureusement de ce côté-là que le titre pèche – indépendamment du manque de contenu dû à l’early – et les événements s’imbriquent trop souvent un peu n’importe comment, faisant survenir une scène de pickpocket en pleine rue durant l’exploration d’un manoir hanté, la rencontre avec un homme d’affaires pendant un mystère se déroulant à l’école, brisant un poil l’ambiance et la cohérence du tout. Difficile pour le moment de savoir si c’est une fonction encore non-implémentée ou un choix délibéré pour augmenter la diversité des rencontres, mais une chose est sûre : laisser tous les événements se produire pour tous les mystères fonctionne assez mal, même pour ce monde absurde et anxiogène.
Plus embêtant encore, malgré les enjeux élevés et les ennemis repoussants, les combats sont d’une mollesse assez pénible, la faute à des menus mal pensés et disposés, forçant sans-cesse à faire des allers-retours entre l’attaque, la défense, la magie et le support et à un système de barre d’action certes pratique pour calculer son nombre d’attaques, mais disposant d’une ergonomie toute relative, contraignant régulièrement à annuler toutes ses actions et recommencer son tour. Côté stats, armes et équilibrage global, c’est le même constat : on sent le système encore très perfectible. Les dégâts et coûts des armes semblent un peu distribués au petit bonheur la chance, rendant certaines absurdement puissantes, quand d’autres s’avèrent moins intéressantes que de combattre à mains nues. Si on ajoute par-dessus tout ça des passages de niveaux bien trop peu utiles, on se retrouve avec un personnage aux capacités et caractéristiques quasi inchangées tout au long d’une partie et les combats déjà peu palpitants de base finissent par se répéter à l’identique ad nauseam. On sent tout le tâtonnement de Panstasz dans ce système de combat bancal, celui-ci ayant déjà changé entre la démo d’itch.io et la version en early access. J’espère seulement que l’hésitation n’est pas terminée et qu’une refonte – au moins de l’interface, par pitié – est prévue.
Parlons peu, parlons early
Vous l’aurez compris si vous lisez les articles dans l’ordre, aujourd’hui il est question d’une early access et d’un roguelite. Comme environ tous les jeux en accès anticipé, World of Horror souffre d’un évident manque de contenu et – aspect encore exacerbé par le genre du roguelite – on tourne très rapidement en rond, on retrouve d’une partie à l’autre les mêmes enquêtes, les mêmes ennemis, événements, armes et j’en passe. N’en déplaise aux ronchon.nes : c’est parfaitement normal. Les early les plus maîtrisées que je connaisse – Dead Cells, Pit People ou Hades, entre autres – montraient les mêmes limites à leur démarrage et si cette impression d’inachevé vous gonfle : arrêtez d’acheter des earlys et patentiez que diable. Ça me semble évident, mais la lecture des critiques de jeux en accès anticipé me font penser que certaines personnes tombent encore des nues devant ce constat. Mais continuons sur une note plus positive : le jeu est quasi exempt de bugs et s’avère extrêmement stable. Je n’ai pour le moment rencontré qu’un seul bug vraiment gênant dans World of Horror – corrigé depuis – qui empêchait toute sauvegarde. Une partie pouvant durer jusqu’à 1h30, ce n’était pas vraiment bloquant, mais assez contraignant. Côté feuille de route, la communication est moindre, mais facilement explicable : Panstasz a bien d’autres chats à fouetter, d’autant que de discrets ajouts de contenu se sont déjà sentis durant ma période de test.
WORLD OF HORROR a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
La lettre d’amour aux maîtres de l’horreur pensée par Panstasz est clairement une réussite, tant du point de vue de l’ambiance et de l’esthétique que des thématiques abordées : pas de doute, le lascar a bien étudié et connait son sujet par cœur. Les connaisseurs et connaisseuses reconnaîtront aisément les références disséminées – avec une subtilité variable – tout au long des diverses enquêtes, mais pas d’inquiétude si vous n’y connaissez rien : à moins d’être particulièrement réfractaire au body horror et aux scénarios malsains, World of Horror se laisse facilement approcher. Espérons seulement que les mois à venir servent à passer un gros coup de polish sur ce système de combat soporifique et à mettre un peu d’ordre dans le déclenchement des événements, que je puisse vous le recommander à 100%.
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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