Après une première tentative (atrocement ratée) de mettre un pied dans le monde petit mais dynamique des jeux en Full Motion Video avec The Quiet Man du studio Human Head, Square Enix tente une approche un poil plus ambitieuse en éditant The Centennial Case : A Shijima Story, une production du vénérable studio h.a.n.d qui va nous plonger dans une enquête sanglante au cœur d’une famille japonaise réputée maudite.
Même si je sais que depuis quelques années, les jeux en FMV et les films interactifs ont subi un retour en grâce largement justifié par des succès comme Her Story, Not for Broadcast, The Shapeshifting Detective, Dark Nights with Poe and Munro ou Late Shift, une partie non négligeable de mon cerveau ne peut pas m’empêcher de penser que le côté kitsch, voire ringard qu’avait ce type de jeux dans les années 90 se retrouve encore trop souvent dans ses équivalents modernes : on pense aux plutôt mauvais The Complex ou encore à la très inégale série The Dark Pictures Anthology et ses acteurs américains modélisés dans le neuvième cercle de l’enfer de la vallée dérangeante. C’est donc avec des pincettes que j’ai abordé ce The Centennial Case : A Shijima Story, avec sa promesse d’être une sorte de roman d’Agatha Christie japonais avec des acteurs de seconde zone et des déductions à la Danganropa effectuées dans un palais mental sous forme de jeu de plateau… Avant de voir mon propre palais mental retourné comme une crêpe : à ma grande surprise, il s’agit d’un très bon jeu d’enquête au concept simplissime (parfois trop) mais diablement efficace.
Entre Tradition et Murder Party
The Centennial Case : A Shijima Story fait énormément d’efforts pour vous mettre dans des pantoufles et vous expliquer que vous savez parfaitement où vous mettez les pieds pour peu que vous ayez déjà lu un roman d’Agatha Christie ou lu un tome de Detective Conan ou des Enquêtes de Kindaichi : on y incarne Haruka Kagami, une autrice de polars à succès flanquée de son sidekick Eiji Shijima, biologiste lui apportant le background scientifique nécessaire à la rédaction de ses meurtres de fiction. Un beau jour, nos deux compères se retrouvent enfermés dans le manoir de la famille d’Eiji où, soudainement, une série de meurtres commence à frapper les lieux. Ni une ni deux, notre vaillante héroïne va mener l’enquête et tenter de faire toute la lumière sur les mystères de la famille Shijima et de sa soi-disant malédiction séculaire.
Très rapidement, The Centennial Case : A Shijima Story révèle en effet sa petite originalité : les meurtres et disparitions étranges dans la famille Shijima semblent se répéter de manière cyclique, une fois tous les dix ans depuis près d’un siècle. Au cœur de chaque meurtre : un camélia, soigneusement déposé au pied du cadavre, et un lien réel ou supposé avec un fruit censé fournir l’immortalité. Plutôt que de nous faire uniquement vivre des affaires modernes, The Centennial Case : A Shijima Story va donc nous faire voyager dans le temps à plusieurs reprises et nous faire alterner enquêtes dans le présent et dans le passé de manière assez naturelle et fluide. Petit twist, facilitant l’identification aux personnages et limitant les frais de production : dans chaque époque, on retrouve le même casting d’une dizaine d’acteurs dans des rôles différents… Un dispositif qui fonctionne étrangement mieux en vrai que sur le papier : malgré quelques postiches ridicules et autres fausses moustaches un peu voyantes, et des réutilisations de décors et d’accessoires parfois légèrement grossières, le tout est étrangement crédible.
Il faut dire que contrairement à beaucoup de jeux du style, The Centennial Case : A Shijima Story a mis le paquet en termes de staff : Yasuhito Tachibana à l’écriture (à qui on doit la série Netflix à gros budget The Naked Director), Koichirô Itô (vu sur le cultissime visual novel 428 : Shibuya Scramble) à la réalisation ou encore Junichi Ehera (rien de moins que le co-producteur de NieR : Automata) à la production. Et le casting des acteurs n’est pas en reste. Les séquences filmées durant une quarantaine d’heures, en comptant toutes les variantes de toutes les séquences, s’enchaînent parfaitement, avec des artifices de mise en scène classiques mais efficaces, des acteur·ices très correctement dirigé·e·s et un enchaînement de séquences d’enquête et d’exposition particulièrement naturel. Et c’est heureux, car davantage qu’un jeu de détective au sens propre, The Centennial Case : A Shijima Story est avant tout un chouette film interactif qui ne mettra pas vraiment vos méninges à rude épreuve.
Evolution de palais
Tout The Centennial Case : A Shijima Story se déroule un peu à la manière d’un DVD vous plaçant en quelque sorte dans le rôle de la télécommande : vous pouvez mettre la vidéo en pause à tout moment, accélérer, revenir en arrière, changer de chapitre, consulter les détails de l’affaire, le plan des lieux ou le sociogramme des personnages. Une fois par chapitre, le film va se conclure par un mystère (généralement meurtrier) et vous plonger dans une des seules séquences proprement ludiques du jeu : le fameux palais mental d’Haruka, notre détective de choc.
Présenté sous la forme d’une grille découpée en tuiles représentant autant de connecteurs logiques, le palais vous propose de sélectionner tous les indices récoltés lors du chapitre et de les combiner de manière à expliciter des problèmes afin de formuler des hypothèses. Hypothèses qui sont autant d’affirmations et d’accusations à formuler lors de la confrontation finale avec le ou la coupable, dans une séquence impliquant généralement une longue discussion feutrée entre tous les suspects à la manière des grands classiques de ce genre de récit. Un système au départ assez facile au point d’être désarmant : les réponses nous sont quasiment livrées sur un plateau, même sans utiliser le très démonstratif système d’indices. Mais on réalise rapidement que les deux premières enquêtes sont surtout une mise en bouche pour les suivantes, qui multiplient les fausses pistes, les hypothèses foireuses ou simplement les interprétations incomplètes ou erronées vous poussant à être de plus en plus alerte. Néanmoins, The Centennial Case : A Shijima Story reste dans l’ensemble un jeu plutôt simple cherchant davantage à vous raconter son histoire de manière rythmée qu’à vous mettre en échec.
Les différentes enquêtes prennent par exemple bien soin de vous préciser que de nombreuses pistes sont par défaut nécessairement fausses : les élucubrations surnaturelles, les conspirations impliquant plusieurs personnages, les affirmations meta ne sont explicitement présentes que pour vous égarer. Avec un peu de concentration, il devient vite assez simple de réaliser ce que le jeu veut vous faire faire, et il est assez aisé de finir une enquête en ne faisant qu’une ou deux erreurs. On s’amusera parfois cependant à balancer des énormités lors des résolutions de crimes, les erreurs étant presque une forme de récompense visuelle, avec les acteurs se mettant à cabotiner un maximum, à vous renvoyer dans les cordes et à vous donner d’amusantes séquences de game over vous expliquant pourquoi votre raisonnement est stupide. Tout juste regrettera-t-on que ces erreurs vous forcent à repasser par le menu du palais mental sans possibilité d’accélérer le processus et qu’il ne soit pas simplement possible de revenir immédiatement au moment du choix hasardeux.
Un roman policé
Difficile de reprocher à un jeu comme The Centennial Case : A Shijima Story son approche très minimaliste de l’interactivité ou de sa partie réflexion : c’est un choix absolument cohérent avec l’intention des auteur·ices du jeu qui souhaitent avant tout livrer un film interactif deluxe avec une histoire solide distillant ses retournements de situation surprenants jusque dans ses dernières minutes. Néanmoins, difficile aussi de recommander l’aventure à tout le monde : on parle tout de même et avant tout d’un film interactif à la durée certes impressionnante (comptez une grosse vingtaine d’heures pour voir le générique de fin) et à la narration solide mais vendu pour une grosse cinquantaine d’euros, prix qui le réserve avant tout aux aficionados du genre.
The Centennial Case : A Shijima Story est par ailleurs un jeu qui interrogera sans doute votre propre rapport au genre du récit policier. En faisant le choix de partir sur quelque chose de fort bien écrit et narré mais ne s’écartant absolument jamais des canons esthétiques et thématiques du récit de détective japonais classique, le jeu de h.a.n.d se place complètement à rebours de nombre de ses concurrents, qui rivalisent de twists meta, de questionnements en profondeur du genre, de séquences d’action, de fins multiples ou encore de narration éclatée à recomposer. Si un jeu comme What Remains of Edith Finch par exemple voulait complètement retourner la table du récit d’enquête en utilisant toutes les possibilités de narration ludique et si un Danganronpa V3 se faisait un malin plaisir de placer son public devant le malaise énorme de son propre voyeurisme morbide, The Centennial Case : A Shijima Story fait le pari de toujours rester sur les rails, se contentant de parfaitement appliquer une recette rodée depuis près d’un siècle. À vous de voir si les images d’Epinal sont ou non pour vous un repoussoir par défaut ou au contraire la garantie d’une zone de confort retrouvée.
The Centennial Case : A Shijima Story a été testé sur PlayStation 5 via une clé fournie par l’éditeur. Le jeu est également disponible sur PC, Nintendo Switch et PlayStation 4.
Excellent élève manquant juste un peu de folie, The Centennial Case : A Shijima Story est probablement ce qui se fait de plus léché et de mieux produit en termes de film interactif ces dernières années. Avec son récit très bien brossé, ses acteurs très à l’aise dans leurs différents rôles et son palais mental recomposant devant vous chaque crime avec une précision chirurgicale, on tient là une excellente surprise qui dépasse largement ce que les trailers laissaient espérer. La preuve que si on lui en donne les moyens, le jeu en FMV peut largement s’extraire de son image parfois encore un peu cheap pour proposer des expériences à même de nous scotcher devant notre écran des soirées entières. Si la prochaine production signée h.a.n.d pouvait proposer la même chose avec un chouilla plus d’audace et une place un peu plus présente laissée aux joueur·euses, on tiendra peut-être une nouvelle pierre angulaire dans la longue histoire du jeu vidéo de détective à la japonaise.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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