Fondé par Tim Schafer après son départ de LucasArts — pour lequel il avait écrit et programmé des titres comme Monkey Island, Grim Fandango ou Day of the Tentacle —, le studio Double Fine Productions voit le jour en 2000. Son tout premier jeu, Psychonauts, nous mettait dans la peau du jeune Raz, doté de pouvoirs psychiques, dans un jeu d’action/aventure basé sur la plateforme, la recherche de collectibles et le combat, sans oublier une forte emphase sur la narration, grâce à des dialogues et répliques très drôles – la patte Schafer, qui avait grandement contribué à son succès chez LucasArts – et une galerie de personnages aussi attachants que hauts en couleurs. Malgré son succès critique, il s’agit d’un échec commercial plutôt cuisant, ce qui ne l’empêchera pas de décrocher dans les années qui suivent un statut de jeu culte. Fort de cette petite réputation, une suite est rapidement considérée par son créateur, suite qui ne verra le jour qu’en 2021, après une campagne de financement participatif sur Fig en 2015 – plateforme co-créée par Schafer – et le rachat de Double Fine par Microsoft en 2019. Ainsi, hormis un petit épisode en VR, Rhombus of Ruin (2017), faisant le lien entre Psychonauts et Psychonauts 2, la licence sera donc restée en stand by pas loin de 16 ans.
Un hiatus loin d’être négligeable, qui pouvait inquiéter quant à l’évolution de la saga et de ses caractéristiques et au coup de vieux que l’écriture ou le gameplay auraient pu accuser en 2021. Psychonauts 2 achevé, le verdict est loin d’être binaire (pour le meilleur et pour le pire) et c’est qui rend le titre de Double Fine aussi intéressant : ce dernier est à la fois terriblement daté et étonnamment moderne. Point de critique aujourd’hui – j’en serais bien incapable, étant un iencli de la première heure et attendant des nouvelles du titre E3 après E3 depuis pas loin de 10 ans –, mais une petite étude de l’aspect particulièrement anachronique de Psychonauts 2, constamment tiraillé entre son héritage du début des années 2000 et sa parfaite capacité à se mettre au diapason avec les standards de production actuels. Et c’est bien pour ça qu’on l’aime tant.
Dès les premières heures, on comprend à quel point Psychonauts 2 n’a – dans sa forme – pas évolué. En commençant précisément là où le premier opus et Rhombus of Ruin nous avaient laissés, le titre nous remet dans la peau du même personnage, possédant la même panoplie d’actions, dans l’exacte même structure linéaire et scriptée. L’effet est mitigé : il est à la fois très confortable – encore plus quand on a joué au premier et que la nostalgie fait son office – de se retrouver face à tant de classicisme dans la plateforme et le combat, tant de linéarité dans la progression ; et à la fois très perturbant de faire l’expérience en 2021 d’un nombre démentiel de collectibles dans le moindre niveau – parfois près de 300 pour une seule zone –, de boss aussi peu inventifs et d’une plateforme aussi datée. Les mouvements sont on ne peut plus conventionnels : double-sauts, wall jumps, mouvements de balancier, le tout certes plus maniable et dynamique que seize ans en arrière, mais toujours agrémenté d’une certaine imprécision, de bugs de collision, de glissements et de caméra récalcitrante comme à la vieille époque. Et si on reprend rapidement le pli, ça pique tout de même un peu de constater un tel retour en arrière dans la plateforme et plus globalement, dans la manière de concevoir des mécaniques de jeu.
Plus perturbant encore, c’est cette interface parfaitement archaïque, qui détonnait déjà un peu en 2005 et donne maintenant l’impression d’un site ou logiciel de boomer, avec ses très gros boutons, ses menus un peu bordéliques et trop nombreux et ses cartes imbitables. Jamais plus, même dans les pires exemples d’interfaces ratées, on ne voit de cas comme celui de Psychonauts 2 depuis maintenant des années. Non pas que l’UI du titre soit pour autant catastrophique : elle est simplement ringarde. Une sorte de vallée dérangeante de l’interface, largement amplifiée par le glow up visuel du jeu : le fait qu’il soit (heureusement) bien plus fin et joli que son prédécesseur, tout en gardant les mêmes menus vieillots et un peu moches en font un objet certes unique, mais surtout très anachronique et un peu dérangeant – aspect dont la saga ne manque pourtant pas. Là où c’est étonnant, c’est que cette dissonance a déjà été vue dans pas mal de remasters récents – je pense particulièrement à Skyward Sword, Sam & Max ou Pikmin –, avec l’explication logique que les équipes ne vont pas s’amuser à refaire de A à Z les interfaces et menus des jeux et changer parfois significativement leur identité visuelle, mais très peu dans le cas de suites, qui sont souvent l’occasion de sérieusement dépoussiérer des IU désormais ringardes. Et si tout cela ne dégrade en rien l’expérience de jeu de Psychonauts 2, il faut reconnaître que cette interface distille une certaine impression de gêne.
Mais si toute la forme de Psychonauts 2 est restée bloquée en 2005 – voire avant –, son fond est résolument moderne et tient compte de problématiques et d’aspects plus profondément développés ces quatre/cinq dernières années. D’un point de vue purement vidéoludique, nous avons largement développé sur le site cette notion de point de non-retour de l’accessibilité que le média semble avoir atteint, et Psychonauts 2 s’inscrit très bien dans cette tendance que je qualifierais d’indispensable. Ainsi, contrairement au premier opus qui ne proposait rien de plus qu’un réglage du son, des commandes et des graphismes, le second volet de la saga a fait un grand pas en avant et a su comprendre et intégrer un panel assez satisfaisant d’options d’accessibilité. Cela passe par la possibilité de simplifier les combats, d’annuler les dégâts de chute ou de carrément rendre notre personnage invincible, mais les options tiennent aussi compte de leur public présentant certains handicaps, en permettant d’augmenter la taille des sous-titres pour les mal-voyants, d’améliorer la lisibilité de la police d’écriture pour les personnes dyslexiques, d’activer différentes options de compensation visuelles pour les personnes daltoniennes – et permettant différents réglages selon le type de daltonisme –, mais également d’adapter les contrôles pour les personnes affectées de handicaps moteurs, en proposant des contrôles assez flexibles, par exemple en n’obligeant pas à rester appuyé sur tel bouton ou en remapant la manette pour ignorer les gâchettes. Ce n’est bien sûr pas parfait – ça l’est rarement –, mais la démarche va tout de même assez loin dans sa tentative d’être accessible au plus grand nombre.
Il en va de même pour les thématiques : tout comme Psychonauts premier du nom, le titre traite du délicat sujet des maladies mentales et, si le premier jeu était déjà bienveillant envers ses personnages et les troubles dont iels étaient atteint·e·s, ce dernier commettait quelques impairs, principalement à cause de l’absence de consultation d’expert·e·s en la matière et de personnes concernées. C’est chose revue dans la suite, qui s’ouvre sur un carton d’avertissement sur le contenu du jeu et de la manière dont sont abordés – parfois très frontalement et graphiquement – certains troubles mentaux. Un traitement encore plus respectueux du sujet, grâce à la concertation de spécialistes de différentes questions de santé mentale, et à la philosophie d’écriture de Tim Schafer « Always punch up, never punch down ». Ce dernier explique en interview toujours faire attention à tacler les bonnes personnes et ne jamais faire dans l’humour oppressif, une posture que l’on pourrait facilement rattacher à l’écriture de Terry Pratchett : « La satire est faite pour ridiculiser le pouvoir. Si vous vous moquez de personnes en état de souffrance, ce n’est pas de la satire, mais du harcèlement ».
En résulte une écriture à la fois très touchante, mettant au centre de l’intrigue tout un panel de nouveaux personnages très attachants, et permettant de brasser un grand nombre de thématiques allant du rapport à la vieillesse au traumatisme, en passant par le deuil ou la répression armée de manifestations ; et très drôle et légère. Des blagues qui pourraient être particulièrement déplacées ou méchantes vu le sujet, mais qui réussissent, grâce à ce cadre d’écriture, à toucher ce sweet spot évitant d’être oppressif, lourd ou edgy — ce qui était légitimement préoccupant, quand on voit comment nombre d’hommes blancs quinquagénaires écrivent — tout en faisant quasi toujours mouche. Ainsi, aucune crainte n’est ressentie en voyant apparaître dans le scénario un couple homosexuel ou des personnages racisés : on sait qu’aucune blague ou remarque déplacée ne sera au programme, et c’est effectivement ce qui arrive. L’écriture reste toujours pleine de tendresse et de respect pour l’ensemble des personnages.
Dernière cerise sur le gâteau : si le premier Psychonauts offrait son lot de niveaux visuellement inventifs et malins, ceux du second mettent la barre encore un peu plus haut. Que ce soit en termes de direction artistique (niveau entièrement rempli de gencives et de dents au rendu terriblement organique, festival de musique hippie et psychédélique, parc d’attraction à ambiance propagande soviétique), que de level design (le casino/cabinet médical) ou d’expérimentations de gameplay (la séquence de cuisine), Psychonauts 2 est toujours un peu plus osé, surprenant et inventif que son grand-frère. Et si aucun ne réussit à reproduire le coup de maître de La conspiration du laitier — je suis assez rassuré que Double Fine ait eu le recul et l’humilité nécessaires pour comprendre qu’un tel niveau n’était pas reproductible —, force est de constater que sur la globalité, les niveaux de Psychonauts 2 sont bien, bien supérieurs à ceux du premier, d’un point de vue architectural comme visuel.
Après plus de quinze ans de maturation, Psychonauts 2 est un objet totalement anachronique : je ne pense sincèrement pas avoir déjà joué à un titre pareil, ni en voir sortir un similaire par le futur. Le jeu de Double Fine et Tim Schafer est à la fois complétement daté, la faute à une plateforme, une structure et une interface appartenant à des temps bien révolus, et particulièrement moderne, dans son accessibilité, son écriture et sa technique. Il s’agit en tout cas de la suite la plus logique et la plus satisfaisante que l’on pouvait espérer pour Psychonauts : fondamentalement imparfaite, mais tellement sincère, drôle et généreuse.
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