Entre leurs activités d’éditeur et de distributeur, leurs one-shot expérimentaux et leurs remakes ou portages en tous genres, et des résultats nets en hausse de plus de 200% sur 2021, on en vient presque à oublier que Nippon Ichi Software peut parfois se planter. Premier nouvel épisode de la franchise de RPG tactico-rigolo-à-grind Disgaea depuis un lustre, Disgaea 6 : Defiance of Destiny est cependant une assez grosse sortie de route, déjà sanctionnée par un échec commercial au Japon.
Disgaea, c’est avant tout une formule qui roule, à tel point qu’on pourrait définir le synopsis de chaque épisode en remplaçant quelques mots-clés : dans un monde [démoniaque/infernal/maudit] quelconque, un [démon/zombie/monstre/overlord] ultime doit rassembler des [compagnons/sbires/esclaves] stupides pour renverser un méchant [roi/traître/horreur cosmique]. Oh et on peut grinder à l’infini et monter jusqu’au niveau [9999/18 9999/cent trilliards]. La formule est tellement rodée que le scénario de pas mal des 26 épisodes (spin-off et remakes compris) de la saga est désormais assez confus dans mon esprit. Tous les personnages des différents volets finissant par dégouliner sous forme de DLC dans les épisodes des autres, chaque jeu Disgaea est désormais une sorte de menu maxi best-of tacos six viandes de la franchise où l’on n’arrive plus à compter les ingrédients et où l’on peine un peu à distinguer les nouveautés. Sorte d’aboutissement de cette recyclerie infernale et continue, Disgaea 6 aurait pu donner le change s’il n’était pas, sous quelques bonnes idées, un épisode visiblement bâclé. Une suite dont l’absence d’innovations majeures semble amplifiée par un développement sans doute chaotique ayant pour résultat un jeu déséquilibré, techniquement très faible, qui finit par utiliser sa mécanique principale (le grind) comme une blague rendant le gameplay illisible.
Mort et Remords
Commençons par ce qui va, car tout n’est pas à jeter dans cet échec critique. Disgaea 6 : Defiance of Destiny n’est sans doute pas le meilleur script signé par Sohei Niikawa et son équipe, mais si on admet que c’est vu et revu, ça se tient tout de même assez bien : depuis des lustres, une créature immortelle nommée le Death-Tructor Divin erre de monde en monde et détruit tout sur son passage. Ni les humains, ni les démons ni personne ne parvient à l’arrêter. Dans ce contexte survient Zed, un zombie littéralement immortel : même atomisé ou pulvérisé, il revient à la vie peu après, ses souvenirs et son expérience intacts. Motivé par un grief très personnel, Zed décide de régler son compte au Death-Tructor, accompagné par son chien Cerbère, tout aussi mort-vivant que lui. Bien entendu, l’entreprise est vouée à l’échec, mais puisqu’il a autant d’essais qu’il le souhaite…
Rapidement, Zed va recruter une galerie de personnages tous plus absurdes et truculents les uns que les autres : Marjolaine la parodie de magical girl, Pingredor le roi riche et cupide qui souhaite tout régler à coups de milliards ou encore Melodia la princesse de comédie musicale incapable de s’exprimer sans chanter à tue-tête… Et va les emmener se faire massacrer en boucle contre le Death-Tructor pour bénéficier d’un astucieux service de réincarnation circulaire pour faire renaître tout ce petit monde encore et encore. Et ce jusqu’à ce qu’ils aient accumulé assez d’expérience et d’équipements pour renverser l’issue du combat final. Comme d’habitude, il y a une (petite) tragédie cachée derrière la farce grotesque, mais autant dire qu’elle est encore plus accessoire que d’habitude, et surtout prétexte à mettre en scène des dialogues absolument crétins et de l’humour slapstick en veux-tu en voilà. Qu’importe, la blague fonctionne, et saluons au passage la traduction française absolument extraordinaire proposée par Disgaea 6 : adorable, irrévérencieuse, bourrée de jeux de mots et de traits d’esprit captant parfaitement l’esprit parodique du script japonais, elle est d’un niveau rarement atteint.
Saluons aussi le fait que Disgaea 6 a corrigé quelques travers des précédents épisodes concernant l’extrême confusion qui régnait dans le hub central que l’on rejoint entre chaque combat : beaucoup de choses ont été (un peu) simplifiées ou fusionnées pour ne pas trop noyer les joueurs nouvellement arrivés dans la franchise. Une seule boutique d’équipements, un système de création de personnage moins dense, une base plus ramassée où on ne se perd plus : Disgaea 6 reste infiniment plus bordélique que tous les autres tactical RPG du marché, mais au moins on comprend désormais clairement qui fait quoi dans la base, et à quoi servent les différentes échoppes et services du hub.
Bouillie technique
Hélas, trois énormes défauts viennent ruiner l’expérience de jeu comme ce n’était, à ma connaissance, jamais arrivé dans l’histoire de la série. Premièrement, Disgaea 6 abandonne le style artistique habituel de la franchise (sprites 2D très détaillés pour les personnages, décors 3D grossiers pour les environnements où ces derniers se déplacent). Tous les personnages, monstres et PNJ sont désormais représentés sous forme de modèles 3D reprenant pour l’essentiel les exactes postures et mouvements des anciens assets. Dans l’absolu, pourquoi pas, mais leur modélisation est grossière, les personnages sont peu détaillés, inexpressifs et sans aucun charme. Quasiment jamais mis en scène dans leur environnement, les protagonistes de Disgaea 6 en sont réduits à de vulgaires playmobils statiques donnant au jeu un aspect de RPG PS2 passé en HD à la va-vite.
Visiblement, le développement de Disgaea 6 a été rushé, et à l’image de cette 3D grossière, le jeu manque de toute la finesse de mise en scène habituelle : pas de scène cinématique d’intro, enjeux exposés par de simples slides, aucune mise en scène des dialogues… Même les inter-chapitres, habituelles petites scènes de comédie absurde et meta, sont ici réduites à une portion congrue avec quelques illustrations pas très amusantes en noir et blanc. Bref, on passe à la 3D mais on perd au passage toute identité graphique et toute idée de scénographie. Et le pire, c’est que les performances du jeu s’en ressentent cruellement : les temps de chargement sont nombreux, le framerate est d’une instabilité préoccupante et le jeu souffre de problèmes d’affichage consternants quand la Switch est dockée : tearing, lag, animations manquantes… L’impression de jouer à un jeu pas encore terminé est très désagréable. Et quand on passe en mode portable, la laideur relative de Disgaea 6 donne l’impression d’une bouillie graphique constante et impersonnelle… Dommage que, de plus, la seule version disponible en Occident soit pour le moment la version Switch, NIS America n’ayant pour l’instant ni confirmé ni daté la version Playstation 4 sous nos latitudes.
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Le second problème structurel du jeu vient dans sa mécanique scénaristique centrale consistant à devenir de plus en plus fort jusqu’à atteindre la puissance quasiment infinie du Death-tructor Divin, qui vous massacre de manière impitoyable de chapitre en chapitre. Plus encore que tout autre épisode de la série, Disgaea 6 vous pousse à passer des centaines et des milliers de niveaux, et à aligner des personnages avec des millions, voire des milliards de points de vie, des coups spéciaux boostés jusqu’au niveau 99, et propose des dizaines de manières de faire progresser les personnages.
En gros, tout dans Disgaea 6 est taillé pour renforcer votre équipe de manière accélérée, voire automatisée : des donjons pour renforcer l’équipement, une buvette pour donner des élixirs de croissance aux combattants, des maléfices pour « truquer » les passages de niveaux, des escouades donnant divers bonus annexes passifs, le système de réincarnation qui accélère l’augmentation de la force du personnage à chaque retour au niveau 1, etc. Avec un peu d’attention et de maîtrise, vous pourrez très vite construire des machines infernales aux taux de progression et aux statistiques délirantes, et les coupler au système de combat automatique du jeu (qui rappelle la programmation des IA d’un Final Fantasy XII) ainsi qu’à la possibilité d’accélérer les combats jusqu’à la vitesse x32. Pour peu que vous y consacriez une ou deux heures et quelques aspirines, vous n’aurez aucun mal à créer un groupe de personnages littéralement invincibles.
Le problème de ce rapport affolant au grind, c’est que contrairement à tous les autres jeux de la série, les personnages ne commencent pas (vraiment) niveau 1 avec quelques points de vie en poche et des bâtons en mousse : non, ici les niveaux se passent par paquets de cent, les stats augmentent de plusieurs milliers de points entre chaque combat, et tous les nombres du jeu, des points de vie aux dégâts à l’argent, en passant par les points de magie ou de karma (Disgaea 6 multiplie les systèmes monétaires), sont dès le début du jeu perchés dans des valeurs si élevées qu’elles en sont complètement abstraites.
Concrètement, la différence entre « je suis niveau 10 et je suis plus fort que ce personnage niveau 5 car mes coups enlèvent 60 points de vie et les siens 24 » est infiniment plus lisible et compréhensible que « je suis niveau 8457, mes coups font 1535343 points de dégâts, mon ennemi est niveau 1459 et sa valeur défensive est de 531183 » : on en est réduit à devoir estimer à la louche la différence de puissance et de niveau entre son équipe et les ennemis, et il en va de même pour tout le jeu. Impossible de savoir précisément, sans se concentrer longuement sur chaque valeur si un équipement est intéressant, si un maléfique apporte un bonus concret, ou si telle ou telle classe de monstre est plus utile que telle autre… Ce qui n’a rapidement plus d’importance, tant le jeu ne propose aucun équilibrage de la difficulté : c’est le troisième et dernier gros point noir du jeu.
Équilibrage mort noyer
Bien sûr, le fait que Disgaea 6 assume (enfin) d’avoir un scénario entièrement taillé autour du grind, avec des dizaines de tutoriels balancés pendant les cinq ou six premiers chapitres vous expliquant comment briser le système de progression du jeu pour faire n’importe quoi est appréciable. La série a toujours plus ou moins fait évoluer en parallèle son expérience de TRPG classique et scénarisé avec un système d’ultra-leveling permettant de casser le jeu, d’atteindre les fins cachées et de battre des boss dissimulés dans les tréfonds des niveaux bonus.
Ici, la mécanique de destruction méthodique des règles du jeu est intradiégétique : le principe même du jeu, c’est de faire n’importe quoi avec l’expérience et les compétences des personnages. À vrai dire, ne pas le faire et n’utiliser aucun des systèmes de « triche » ou de facilitation proposés par le jeu revient à ne pas du tout pouvoir faire face au challenge proposé par Disgaea 6. Le problème c’est que dès que vous « jouez le jeu » et usez et abusez des réincarnations, maléfices, expéditions d’objets et créations de personnages surpuissants, tout l’équilibrage du jeu est flanqué par terre, et vous vous retrouvez assez vite coincé.
D’un côté vous aurez une quête principale au level design soigné mais sur laquelle vous allez rouler comme une Panzerdivision au mépris de toute la logique d’agencement des niveaux : en gros, vous plantez vos cinq personnages principaux invincibles au milieu de la map et les laissez massacrer toute opposition en pilote automatique. De l’autre, vous avez tout un tas de contenu bonus qui, pour présenter un challenge abordable, vous demandera de continuer le grind presque jusqu’à l’infini juste pour le plaisir d’aligner les millions et les milliards de points de dégâts. Si les autres RPG de Nippon Ichi ont tous plus ou moins cette dimension déséquilibrée, ici on atteint l’auto-parodie, et pas des plus agréables : une fois que la machine est déréglée, il n’y a plus aucune forme de challenge et l’aventure perd une bonne partie de son intérêt ludique, ne nous laissant qu’avec un des scénarios les moins ambitieux de toute la saga. Quel gâchis.
Disgaea 6 : Defiance of Destiny a été testé sur Nintendo Switch via une clé fournie par l’éditeur. Le jeu est également disponible sur Playstation 4 (mais uniquement au Japon pour le moment).
Il est peu probable que ce Disgaea 6 reste dans les mémoires, même celles des plus acharnés défenseurs de la série. Parcouru par de bonnes idées et une vraie logique de simplification de l’expérience globale du jeu, avec une écriture amusante et une des meilleures traductions françaises de ces dernières années, il s’agit d’un TRPG que l’on souhaiterait aimer davantage. Il aurait même pu être un excellent point d’entrée à la série, comme a pu l’être le remake du premier épisode. Hélas les errances techniques, l’absence totale d’équilibrage du jeu et le côté un peu bâclé de ce qui semble au final n’être qu’une farce sur le thème du grind dans les jeux de rôle plombent beaucoup trop l’expérience. Le tout reste amusant, mais hélas difficile à recommander en l’état, et croyez bien qu’il m’en coûte, n’ayant raté aucun jeu de la série, jusqu’au plus obscur de ses épisodes annexes, et ce depuis plus de 15 ans.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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