Le mois dernier, nous parlions de Jim Guthrie et Below, de l’ambiance oppressante de sa BO, mais surtout de l’importance narrative de celle-ci, ainsi que des quelques liens qui existaient entre elle et celle de Sword & Sworcery, un des précédents titres du studio. Aujourd’hui, nous resterons sur une idée assez similaire, pour un résultat et une démarche étonnement opposés aux drones lugubres et claviers sinistres de Below, pour nous intéresser au travail de Darren Korb et Ashley Barrett pour Supergiant Games. Si Bastion, le premier titre du studio, a posé les bases de la recette Supergiant grâce à une alchimie parfaite entre écriture, narration, esthétique et surtout bande-son, Transistor a lui pérennisé la place des développeurs dans le paysage indé, ce qui se confirmera par la suite avec Pyre et Hades – qui malgré son état d’early access était tout même un des meilleurs roguelites de 2019. Et si la qualité d’écriture, de narration et l’esthétique de Transistor sont toujours au rendez-vous, c’est une fois encore la bande originale du jeu qui aura marqué les esprits, et ce grâce à deux composantes majeures : les compositions post-rock de Darren Korb et le chant d’Ashley Barrett.
Du post-rock instrumental …
À l’instar de Below et Sword & Sworcery, les bandes-son de Transistor et Bastion ont – dans leur globalité – des sonorités et atmosphères très différentes, mais l’on peut néanmoins leur trouver une forme de filiation dans la démarche de composition. Dans les deux cas, Darren Korb a entrepris de créer des genres musicaux patchworks pour coller le plus fidèlement possible à l’idée qu’il se fait de l’atmosphère du jeu pour lequel il compose, et si les étiquettes musicales à rallonge du style neo-acoustic celtic post-rock – véridique, c’est The Olllam, et c’est très bien – ont tendance à vous gonfler, ou a minima vous perdre et rendre perplexe, vous n’êtes pas encore au bout de vos peines (mais tout va bien se passer). En effet, Korb décrit l’OST de Bastion comme de l’acoustic frontier trip-hop – patchwork donc de musique acoustique (guitares et ukulélés), frontier America, que l’on peut rapprocher de la country et autres genres typés Westerns et trip-hop, un genre expérimental mêlant beats hip-hop, tempo lent et électro (et notamment représenté par des groupes comme Massive Attack, Portishead, Archive ou Gorillaz) -, qui correspond ainsi parfaitement à l’ambiance de western post-apo du titre, tandis que celle de Transistor est conçue comme de l’old world electronic post-rock, afin de retranscrire musicalement du mieux possible l’atmosphère de cette ville futuriste désertée.
Les deux premiers termes seront aisés à expliciter : Transistor étant un jeu futuriste, old world correspond à l’usage d’anciens instruments, tels que l’accordéon (comme dans Water Wall), la harpe (Interlace) ou la mandoline (Sandbox), quand la mention electronic souligne la présence conséquente de claviers et synthétiseurs en tous genres. Il est cependant intéressant de se pencher d’un peu plus près sur le terme de post-rock, car comme le drone, le terme n’est pas forcément connu de tout le monde. Pourtant, il est fort probable qu’un grand nombre d’entre vous en ait déjà entendu à son insu : si vous avez versé votre petite larme à la fin de l’épisode 3 de Life is Strange, le groupe Mogwai et son titre Kids Will Be Skeletons n’y sont pas complètement pour rien ; de même, si vous avez eu la trouille devant la séquence de la Londres dévastée ou le combat contre les militaires de 28 Days Later, c’était accompagné de respectivement Godspeed You! Black Emperor et John Murphy ; quand le groupe Sigur Rós posait Starálfur sur le climax de La vie aquatique ou Untitled #7 sur une bande-annonce de Dead Space. Et je pourrais vous en citer encore des paquets, de Mogwai – encore eux – dans Spec Ops The Line ou la série Les Revenants à 65daysofstatic et leur BO de No Man’s Sky : le post-rock squatte les BO du jeu vidéo et du cinéma depuis un bon moment, et ce n’est pas pour rien.
Si, comme beaucoup de genres expérimentaux, les frontières du post-rock sont peu évidentes, il est toutefois possible d’en identifier quelques bases et caractéristiques. Le style est donc majoritairement instrumental – même si des groupes comme Sigur Rós, Mogwai ou God Is An Astronaut intègrent plus ou moins régulièrement du chant -, et s’éloigne, à la façon du rock progressif, du modèle couplets/refrains, pour proposer des structures soit plus répétitives, basées sur des ostinatos et des empilements de boucles qui mènent à des envolées et crescendos furieux, soit divisées en mouvements – comme peut le faire une pièce classique. Côté instruments, si l’on retrouve le classique trio guitare/basse/batterie, les guitares électriques sont souvent multiples, afin d’empiler les boucles – certaines guitares très saturées produisent un bruit de fond en jouant les mêmes notes ou accords sur un tempo très rapide, transcendant le reste de l’instrumentation, plus mélodique afin de produire les fameux crescendos – et il n’est pas rare de retrouver également deux batteries, ainsi que quelques instruments plus issus du jazz ou du classique – deux autres grandes influences du genre, avec le progressif -, comme le violon, le piano ou la trompette. Le post-rock trouve ainsi une place de choix dans les bandes-son de jeux et de films, grâce à son caractère répétitif et aux pistes aux longues durées, facilement applicables sur des séquences de gameplay ; ses structures en mouvements, permettant des moments calmes et violents au sein d’une même piste ; ainsi que de la large palette d’émotions que le genre peut transmettre : de la tristesse à la peur, en passant par la colère, la joie ou la mélancolie.
Dans Transistor, le titre le plus représentatif du genre est sans conteste Gateless. Celui-ci passe d’abord très brièvement lors d’une cinématique en début de jeu, pour faire son grand retour lors d’une longue séquence dans le dernier tiers de l’histoire. Le titre repose sur un riff de guitare électrique, derrière lequel s’empilent progressivement des couches d’autres guitares et synthés à chaque nouvelle boucle, soutenu par des percussions légèrement saturées, le tout entrecoupé de ponts plus calmes et moins chargés en instruments. La séquence correspondant à un enchaînement soutenu d’exploration et de combats, cette structure en dents de scie est ainsi parfaitement adaptée. Bien que plus électronique, le reste de la bande-son conserve la même logique, en témoignent les boucles de guitares d’Old Friends et Heightmap ou de synthés de Vanishing Point, que ce soit pour évoquer l’inquiétude avec Cut Apart, ou la sérénité avec Sandbox et son incroyable envolée de milieu de morceau. Ce dernier dénote d’ailleurs grandement du reste de la bande-son, pas tant pour sa structure, qui conserve le modèle ostinato et crescendo, mais pour son instrumentation, beaucoup plus sobre, dépourvue d’éléments électroniques et à l’ambiance bien plus apaisée que le reste des morceaux. Rien d’étonnant, quand on remarque que le morceau passe uniquement dans les zones de tests de la Backdoor, un lieu hors du temps et de l’intrigue, dans lequel le joueur peut se reposer et expérimenter diverses techniques de combat.
… à la mise en valeur du chant
Mais si la qualité des compositions de Darren Korb a marqué les joueurs et joueuses pour leur importante contribution à l’atmosphère des productions Supergiant, un autre aspect de la bande-son de Bastion a particulièrement fait parler de lui. En effet, chaque personnage de Bastion avait le droit à son moment musical ; Build That Wall, pour Zia, interprétée par Ashley Barrett ; Mother, I’m Here pour son frère Zulf, interprété par Darren Korb ; ainsi que The Pantheon (Ain’t Gonna Catch You) pour Ruck, le narrateur et interprété par Logan Cunningham. Le succès à la fois du chant et de la narration feront revenir les trois pour Transistor, Cunningham toujours à la narration – avec cependant un twist pour les joueurs quant à son identité – Darren Korb donc à la composition, et surtout Ashley Barrett, qui, pensant revenir pour une nouvelle chanson, se retrouvera personnage principal du titre et chanteuse sur six morceaux.
Seulement six ? Pas tout à fait, car le chant prend une place toute particulière dans Transistor. En faisant de Red – autrice, compositrice et interprète réputée de Cloudbank – le personnage principal de son intrigue, Supergiant annonce immédiatement la couleur, intégrant doucement cette information dans le monologue de son sauveur, dans les paragraphes de lore optionnel, puis dans les décors, en disposant çà et là des affiches pour ses concerts pour finalement envoyer la première chanson du jeu – The Spine – au moment dramatique où le joueur comprend que Red a définitivement perdu sa voix. Ce titre, ainsi que tous les passages chantés du jeu, font ainsi office de souvenirs pour Red à différentes séquences clés de l’intrigue. Ainsi, toutes les chansons entendues dans le jeu se trouvent être attribuées à Red dans l’univers de Transistor et jouent la carte de l’ambivalence, en proposant des paroles en adéquation avec les péripéties de l’intrigue, tout en ayant – dans la diégèse – été écrites bien avant les évènements de Transistor.
Car si la musique des passages chantés s’assagit un peu et s’éloigne du post-rock pour se rapprocher d’un pop-rock plus convenu, Red est une artiste engagée, considérée par l’autorité comme une agitatrice et provocatrice – Jean-Pascal n’a pas le monopole. En témoignent des textes comme ceux de Signals, des passages comme « I won’t become a number in the system. Zeroes and ones. Not me, not me » pouvant autant être interprétés comme la lutte de Red contre le système lors de l’écriture du morceau, que sa lutte actuelle contre le Process, intelligence artificielle qui déploie ses robots à travers la ville. Certes, toutes ces séquences ne brillent pas outre mesure d’un point de vue de mise en scène et de narration – ce qui aurait été déjà très bien, la présence d’autant de morceaux chantés est finalement rare dans le jeu vidéo, et tous sont réussis, tant du côté de la composition que de l’interprétation – mais surtout car la vraie bonne idée dans l’utilisation du chant se situe ailleurs.
Elle se trouve dans un élément de gameplay parfaitement anodin – voire inutile, si l’on est trop prompt au jugement – mais qui pourtant capte tout ce qui fait de Transistor un jeu à part dans son traitement de la musique. À tout moment du jeu – à condition d’être hors-combat – Red peut cesser de marcher et, d’une simple pression d’un bouton de la part du joueur, se mettre à fredonner par-dessus la musique du niveau. Un instant hors du temps, mettant le jeu en pause malgré lui et durant lequel, pour quelques minutes ou quelques secondes, tout le monde s’arrête pour écouter Red. Un aspect trivial à côté duquel il est aisé de passer, le jeu étant court et se déroulant dans l’urgence, mais pourtant si appréciable de par les instants de flottement et de contemplation qu’il procure.
Une fonction toute bête pour nous, joueurs, mais bien compliquée à mettre en place, puisqu’Ashley Barrett a dû fredonner par-dessus l’intégralité de la BO pour permettre l’intégration de cette fonction et donnera lieu à la sortie de l’album Transistor Extended, compilant – de la même manière que pour les pistes accompagnées par le chant du marchand de Crypt of the NecroDancer – les fredonnements de Barrett, fredonnements que l’on retrouvera finalement aussi en combat, grâce à la dernière astuce de Korb et Supergiant. En effet, toutes les pistes du jeu sont divisées en trois blocs : instrumentation, percussions et fredonnement. Lors des phases hors-combat, les parties chant et percussions sont coupées, ne laissant que la partie instrumentation. Ce n’est qu’en entrant en combat que les percussions font leur apparition, donnant une intensité nouvelle au morceau, structure qui changera à nouveau en lançant la pause stratégique, durant laquelle les percussions re-disparaissent et le volume de l’instrumentation baisse drastiquement, pour laisser toute la place au fredonnement. Supergiant fait ainsi comprendre au joueur que cette partie planification se déroule dans la tête de Red, sans avoir à le verbaliser ou expliciter à un quelconque moment.
Bien sûr, les productions Supergiant Games doivent leur succès à la qualité indéniable de leur écriture, narration, gameplay et direction artistique et au renouvellement des univers et mécaniques d’un jeu à l’autre. Il est cependant compliqué d’ignorer l’importance des compositions de Darren Korb dans la réussite de ces titres, autant pour la créativité de ses compositions – préférant ainsi créer un genre musical de toutes pièces pour chaque jeu – que pour leur utilisation au service de la narration et cohérence de l’univers, ainsi que l’importance des interprétations mémorables d’Ashley Barrett au chant et de Logan Cunningham au doublage.
Pour aller un peu plus loin
Parce que parler musique est une malédiction qui pousse à digresser sans-cesse, voici quelques recommandations si vous voulez poursuivre un peu sur ce sujet.
- Le documentaire The Untold Story Behind the Design of Transistor, réalisé par Noclip, dans lequel vous pouvez notamment entendre des entretiens avec Darren Korb et Ashley Barrett – et voir le placard dans lequel Barrett s’enfermait pour les enregistrements.
- Un des nombreux concerts donnés par le duo Korb/Barrett.
- La bande-son de No Man’s Sky par 65daysofstatic, groupe de post-rock/math-rock britannique.
- Les différentes interprétations de Mary-Elizabeth McGlynn – voix récurrente de la saga Silent Hill – sur les compositions d’Akira Yamaoka.
- You Can Be The Star de Control Group, dans lequel jouait Darren Korb.
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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