Le mois dernier, nous parlions de Danny Baranowsky, compositeur attitré de McMillen, puis Brace Yourself (qui vient d’ailleurs de sortir l’early access d’Industries of Titan), et il est temps de nous tourner vers un autre compositeur à avoir fait un bout de chemin avec un studio – promis, on causera compositrices aussi, car pour le moment la parité c’est pas tellement ça – à savoir Jim Guthrie et Capybara Games. Leur association démarre en 2011, avec l’oubliable Superbrothers : Sword & Sworcery EP, mais inoubliable bande-son de Guthrie, apportant son lot d’épique dans les quelques séquences qui relevaient le niveau – comme peut l’attester l’incroyable The Prettiest Weed, qui accompagnait une magnifique séquence contemplative achevant une course-poursuite haletante. Une belle introduction au talent de Guthrie à accorder ses thèmes aux scènes lentes et poétiques – et accessoirement le morceau d’OST préféré de ma maman, hé oui – puisque le monsieur étendra la composition de leur prochaine collaboration sur un peu plus de cinq ans, pour le résultat magistral en trois albums qu’est la bande-son de Below.
Une BO profondément atmosphérique…
Une bande-son heureusement très différente en termes d’atmosphère – les deux titres ayant des gameplays, propos et ambiances assez opposés – même si les morceaux les plus sombres de Sword & Sworcery, comme Doom Sock, The Whirling Infinite ou Unknowable Geometry, avec ces sonorités très électroniques, tempos lents et aux mélodies quasi inexistantes, pour une approche presque bruitiste, se posaient déjà comme des prototypes de l’album à venir et n’auraient pas forcément dénoté dans Below. Une parentalité d’autant plus évidente que si la couleur musicale des deux jeux diffère – tapant plutôt dans le poétique et dansant pour Sword & Sworcery, quand Below se montre bien plus oppressant et mystérieux -, leurs instrumentations, principalement des nappes de claviers et percussions lourdes, avec de rares pointes de guitare, violon ou piano, s’avèrent assez similaires, faisant allègrement flirter les deux BO avec l’ambient, l’electro et le rock. Mais là où Sword & Sworcery allège ses sonorités avec de nombreux éléments pop, notamment dans ses compositions en gamme majeure, ses chants éthérés et les choix de ses claviers, Below joue la carte de l’angoisse quasi-constante en lorgnant du côté du drone.
Le genre du drone étant moins répandu que l’electro, la pop ou le rock – et vous allez très vite comprendre pourquoi si vous le découvrez en lisant cette chronique -, une rapide explication s’impose. Le drone donc, se caractérise par des pistes longues et minimalistes, par des sons, notes et accords tenus très – trop ? – longtemps (ou répétés jusqu’à épuisement) et surtout, par l’usage de bourdons (drones en anglais, hé oui). Si vous avez eu un frisson en lisant le mot bourdon, vous avez au choix la trouille de ces bestioles ou déjà entendu de la cornemuse. Il s’agit effectivement de ce son grave, vibrant et continu, très caractéristique des cornemuses et binious, mais également d’instruments comme la vielle à roue ou le didgeridoo à l’origine du drone, et qui passe en fond sonore sur la plupart des pistes du genre, quand il ne s’agit pas carrément de la voix principale. Et comme coller des étiquettes un peu partout c’est amusant, le drone se décline évidemment dans tous les sens, s’incrustant autant dans le rock, que le metal, l’ambient ou l’electro, avec cependant toujours le même but : celui d’expérimenter de nouvelles sonorités et de nouveaux rythmes pour de la musique très atmosphérique, pour des résultats allant du planant à l’oppressant.
Fort heureusement pour moi, Jim Guthrie n’a pas fait un album purement drone, car je ne vais pas mentir, je n’ai que peu d’affection pour le genre. En revanche, l’ajout de caractéristiques du style – le tempo lent, les faibles variations harmoniques et les bourdons en arrière-plan – dans les compositions très ambient et électroniques fonctionne à merveille pour accompagner l’expédition sur l’île de Below. Car oui, tout le propos du titre de Capy Games repose sur la vulnérabilité de notre personnage face aux dangers toujours plus imposants qui se posent sur notre route, étage après étage, et quoi de mieux que des pistes lentes et oppressantes, ponctuées de claviers aigus à la limite du strident pour accompagner la descente dans les caves et catacombes de l’île. Alors, c’est bien, les compositions sont atmosphériques et collent à l’ambiance, bien joué Jim de ne pas avoir composé un album de musette pour un jeu d’exploration et de survie, mais c’est tout ?
Non, ce n’est pas tout, même si la qualité des compositions pour Below vaut la peine qu’on rappelle leur existence, elles ont un intérêt supplémentaire. Je l’avais mentionné à plusieurs reprises dans ma récente critique du titre : Below est extrêmement avare en indications, que ce soit à propos du gameplay, de l’histoire, de la marche à suivre, du nom des lieux ; Capybara Games a décidé d’en dire le moins possible afin de laisser les joueurs et joueuses découvrir les mécaniques par eux-mêmes ainsi que de comprendre et interpréter l’histoire et l’univers avec le moins d’aide et indices possibles. Mais si textuellement le titre reste muet comme une carpe, sa bande-son elle – et tout comme sa mise en scène -, raconte beaucoup de choses.
… et principal outil de narration
L’arrivée sur l’île se fait dans une absence de musique totale, uniquement bercée par le vent et les vagues de la plage, silence qui s’éternise tout le long de l’exploration de la côte quand, une fois la plage quittée, le personnage escalade la falaise pour se retrouver dans une grande prairie. Ce n’est qu’après avoir ramassé la lanterne, élément absolument central de Below, que la musique se lance. La mise en scène, écrasant l’aventurier à l’extrême dans tous les plans, nous rappelle à chaque seconde à quel point celui-ci est insignifiant, la musique en fait de même en n’apparaissant pour la première fois qu’avec l’entrée en scène de la lanterne. Musique pas très accueillante, puisqu’il s’agit des premières notes de With Sword and Shield, répétées en boucle (du bon drone des familles donc, sans la moindre mélodie). À cet instant de l’aventure, le joueur ne sait toujours rien, il n’a ni objectif, ni indication, il n’a été familiarisé avec aucun élément de gameplay et n’a pas vu l’ombre d’un monstre ou d’un piège. Et la musique l’accompagne dans ce flou, en ne montrant pas le moindre début de mélodie, seulement de longs bourdons tenus à intervalles réguliers.
Alors que l’explorateur descend plus profondément et rencontre ses premiers monstres et pièges, les drones continuent, mais se montrent de plus en plus menaçants, n’annonçant qu’une seule chose : la mort très prochaine de l’aventurier encore fortement inexpérimenté. Et quand le trépas arrive enfin, au détour d’un piège (qui rappelons-le, étaient mortels dans la version d’origine, version pour laquelle la BO était prévue, et ce n’est pas anodin) ou d’un monstre un peu belliqueux, un nouvel aventurier arrive sur la plage à l’entrée de l’île, sans lanterne, ni équipement. La séquence pourrait avoir un air de déjà-vu, mais c’est à ce moment – et seulement ce moment – que la BO s’anime pour proposer enfin une mélodie, la guitare acoustique rassurante de Campfires, pour être précis. En redémarrant la partie ainsi, Below nous indique deux choses.
La première, c’est que le jeu ne commence véritablement que maintenant, une fois la première mort passée. Le joueur a commencé à comprendre des choses, il a compris qu’il allait devoir retrouver sa lanterne et son équipement, probablement compris comment il était mort et comment éviter cela la prochaine fois, il commence enfin à y voir plus clair dans ce qu’il doit faire et comment procéder. Le caractère rassurant de la mélodie et de l’instrument indique également que pour le moment, il est en sécurité et qu’il ferait bien d’en profiter, puisque le thème qui se lance dès son retour dans la cave, bien plus oppressant, lui rappelle qu’il n’est pas là pour s’amuser. Aux morts suivantes, d’autres morceaux, comme In the pocket, pourront accompagner l’arrivée du nouvel explorateur, mais l’idée reste la même : celle d’un thème réconfortant, et surtout différent du précédent, permettant ainsi de noter le changement de personnage. La suite de l’aventure se fera de façon un peu plus convenue mais suivant la même logique, alternant morceaux rassurants dans les zones sans danger comme North Shore, un peu plus pêchus et flirtant avec la synthwave quand le joueur arrive pour la première fois dans un lieu impressionnant, comme les nappes de claviers de Catacombs peuvent le faire, ou en replongeant dans le drone le plus oppressant dans les niveaux les moins éclairés avec des morceaux dans le style de Blackrock. Dans ces moments, la musique adopte un aspect bien plus prescriptif, prenant plus la peine d’indiquer au joueur ce qu’il est censé ressentir que de lui raconter une histoire.
En revanche, vous l’aurez peut-être noté avec les quelques titres cités plus tôt : de nombreux noms de morceaux renvoient à des noms de lieux, parfois très communs (Caves, A Staircase, Catacombs) et dont la nature n’aurait pas eu besoin d’être précisée, mais d’autres plus particuliers et précis (The Lookout Observatory, In the Pocket, The Cathedral Interior, The Dead City, The Sarcaphagus Exterior) laissent fantasmer quant à un lore et une mythologie cachés, dont les noms ne seraient jamais prononcés dans le jeu, mais que les noms de pistes de l’album laisseraient présager – et que certains décors ou la terrifiante cinématique de fin ne viendront clairement pas contredire.
Enfin, la bande-son de Below nous raconte un peu sa création. Durant ses presque six ans de développement, Below a énormément muté, se baladant du Souls-like au action-RPG, en passant par la survie, le jeu multijoueur et le donjon crawler, ce qui a laissé énormément de temps à Jim Guthrie d’expérimenter tout un tas de styles, atmosphères et sonorités pour la BO de Below. En interview, il avouera au moment de la sortie du titre qu’énormément de morceaux ont été retirés ou retravaillés à la demande des développeurs, préférant amplement les titres penchant vers l’ambient, le noise et le drone que certaines compositions plus mélodieuses. Un choix qui s’entend immédiatement en jouant au titre de Capy Games, ou en écoutant le premier album de l’OST, sorti en décembre 2018 en même temps que le jeu. Et si en l’écoutant attentivement, vous constatez qu’il manque des sons entendus en jeu dans cet album, c’est qu’ils se trouvent dans les Volumes II et III de la BO, sortis respectivement en janvier et février 2020, soit juste avant la sortie PS4 et du mode Exploration. Dans ces deux autres volumes, on retrouve certes les morceaux manquants, mais surtout des atmosphères assez différentes, avec un Volume II bien plus orienté claviers, quand le Volume III contient quelques titres bien indus, crasseux (Temple Run, wouah !) et expérimentaux que ne renierait probablement pas Nine Inch Nails. Et difficile de ne pas voir dans ces titres récemment sortis des vestiges des compositions originales de Guthrie pour les versions précédentes de Below, tant ils dénotent avec le reste de l’atmosphère du jeu.
Si Below semble très avare en explications et développement de lore, on peut cependant en apprendre (un peu) plus en tendant l’oreille durant les séquences clés du titre, même (surtout ?) quand il n’y a pas de musique ou de mélodie, ou en parcourant hors du jeu les différents volumes de la BO. Au-delà de la fantastique OST à la croisée de l’ambient, du drone et de l’electro, Jim Guthrie et Capybara Games ont su faire un excellent usage de la musique pour s’en servir d’outil de narration et de guide pour le joueur. Peut-être la plus grande réussite du titre, qui, outre cette musique incroyable et sa direction artistique fascinante, reste malheureusement très perfectible.
Pour aller un peu plus loin
Parce que parler musique est une malédiction qui pousse à digresser sans-cesse, voici quelques recommandations si vous voulez poursuivre un peu sur ce sujet.
- L’album The Ballad of the Space Babies de Jim Guthrie, un proto-Below sur de nombreux aspects
- La BO d’Hyper Light Drifter par Disasterpeace, un bijou d’ambient qui trempe régulièrement les pieds dans le drone et le noise
- Le groupe 65daysofstatic, qui part parfois assez loin dans l’electro expérimentale
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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