Après une quinzaine d’épisodes globalement très appréciés de votre serviteur en comptant les remakes et les spin off, la série Yakuza confectionnée depuis deux décennies par Ryo Ga Gotoku Studio pour Sega avait bien besoin d’un bon gros ravalement de façade. C’est donc dans une nouvelle ville, avec un nouveau héros et… sous la forme surprenante d’un JRPG que Yakuza : Like a Dragon fait une entrée fracassante dans les grands jeux de la fin de l’année.
À vrai dire, le changement de cap de la série ne vient pas de nulle part. Après une conclusion extrêmement émouvante aux aventures de Kiryu, l’ex-Yakuza reconverti en défenseur (littéral) des veuves et des orphelins devait laisser sa place à du sang frais. Ce fut fait l’année dernière avec Judgment, un jeu qui, s’il reprenait le décorum de la série Yakuza, diminuait largement l’aspect beat them all du système de jeu pour lui préférer un jeu d’aventure light, avec diverses expérimentations : filatures, espionnage via des drones, phases de déduction, récolte d’indices… Autant de preuves que l’univers étendu de Yakuza pouvait parfaitement fonctionner avec un autre personnage et un autre gameplay. Reste que Judgment était un épisode relativement mineur, parfois un peu en pilote automatique, et pas un véritable nouveau point d’entrée à la franchise. Tout change avec ce Yakuza : Like a Dragon, qui narre peut-être l’histoire la plus aboutie et la plus sombre de toute la franchise, assortie d’un système de jeu qui frôle la perfection.
Crépuscule des Yakuza
Si la série Yakuza n’a jamais hésité à parler des bas-fonds de la société japonaise, elle mettait néanmoins en scène de nombreux hauts gradés et chefs de clans aux grandes valeurs d’honneur et de morale. Kiryu lui-même était un modèle de probité, respecté même par ses pires ennemis. Même les personnages les plus marginaux, comme le clown tragique Goro Majima, frayaient avec les plus hautes sphères du crime organisé. Tous deux incarnaient l’âge d’or des sociétés criminelles japonaises. On est loin du compte avec le contexte (assez réaliste) brossé par Yakuza : Like a Dragon, dont tout le début du jeu s’attache à dépeindre la manière dont, de la fin des années 90 à la fin des années 2010, le Japon a tenté de se débarrasser progressivement des yakuzas au fil d’opérations de police et de lois antigangs. Un échec relatif (le crime organisé se porte plutôt bien dans l’archipel), mais qui s’est tout de même traduit par une diminution radicale du nombre de yakuzas actifs dans les grandes villes, un « nettoyage » de Tokyo pour faire place nette en vue de grands événements de type Jeux Olympiques de 2020 (RIP Petit Ange). Un ravalement de façade qui s’est poursuivi à l’aune du Covid-19, dans un contexte où le durcissement massif des peines de prison encourues pour les activités traditionnelles de la mafia japonaise pousse de nombreux commerçants et entrepreneurs à changer purement et simplement d’activité.
En parallèle, et c’était déjà un thème fort des derniers épisodes de la série, les mafias étrangères et les gangs violents hors-yakuzas ont pris une ampleur grandissante au Japon, récupérant une partie de la place laissée par les grandes familles traditionnelles de criminels japonais, désormais plus occupés à blanchir l’argent du retraitement écologique et d’opérations immobilières véreuses que de s’occuper de tenir des bordels clandestins et de gérer des salles de jeu. C’est dans ce contexte pour le moins morose que nous découvrons à l’aube de l’an 2001 Ichiban Kasuga. Malgré son prénom (qui signifie littéralement « le meilleur »), Ichiban ferait passer le récit des origines de Kiryu pour un conte de fées : né et élevé dans un soapland (autant dire dans une maison close) de père et de mère anonymes, élève en rupture totale avec le système scolaire, entré à 16 ans comme recouvreur de dettes et petite frappe pour une toute petite famille de mafieux, et envoyé sans ménagement en prison pour une vingtaine d’années en tant que bouc émissaire pour un crime commis par un de ses supérieurs.
Passé un incipit conséquent (comptez deux ou trois bonnes heures rien que pour le chapitre introductif, qui ferait à lui seul un excellent film de Yakuza), Ichiban Kasuga se retrouve donc à l’âge de 40 ans, sans aucune expérience de la vie, trahi, laissé pour mort et abandonné dans les poubelles d’un camp de sans-abris de Yokohama, une ville qu’il ne connaît pas. Rarement on aura fait plus sombre départ pour un héros de la série.
Et c’est à ce moment que le joueur commence à véritablement faire connaissance d’Ichiban, un héros radicalement différent de tout ce que la série a proposé d’incarner : avec une personnalité un peu infantile (clairement atteint de Chunibyo, ce syndrôme poussant des collégiens et lycéens japonais à se croire dotés de super pouvoirs et d’une identité secrète), Ichiban envisage la vie comme une partie de Dragon Quest géante et s’avère incapable de comprendre et d’analyser correctement le monde des adultes qu’il n’a pour ainsi dire connu qu’en prison. C’est aussi une boule de nerfs incapable d’accepter la vérité sans devenir violent, particulièrement en face d’injustices évidentes. Ce côté naïf, parfois à la limite de la stupidité, donne à Ichiban un regard de tête brûlée extrêmement binaire sur le monde, divisé entre les gentils et les méchants, les preux et les lâches. Pour autant, Ichiban, mieux que ne le faisaient les autres héros de la série, a un regard nuancé sur le monde parallèle et clandestin dans lequel il a grandi.
Le seul univers qu’Ichiban connaît bien à sa sortie de prison, c’est celui dans lequel il a grandi : celui des bordels, des cabarets et des soaplands, ce qui lui confère un regard extrêmement acéré sur la vie et les problématiques des travailleurs et travailleuses de cet univers perpétuellement sur la brèche. À ce jour, Yakuza : Like a Dragon me semble être le seul jeu AAA à parler avec autant de précision et de hauteur de la question du travail du sexe et du monde de la nuit. En résulte un héros socialement beaucoup plus marqué que ne l’était Kiryu, prompt à défendre sans une once d’hypocrisie les plus fragiles et les plus faibles, quitte à se mettre en infraction complète avec la loi. Le tout dans une intrigue que nous ne révélerons pas ici dans ses tenants et aboutissants, mais qui plonge les mains de manière viscérale dans les dérives les plus extrêmes du capitalisme japonais, sur fond de corruption, de racisme et du cynisme généralisé de la classe dirigeante nippone qui a délégué l’administration de ses classes les plus populaires à des sociétés mafieuses depuis des dizaines d’années.
Une bande de losers en quête de justice
Ce qui frappe immédiatement après quelques heures de jeu, plus que le choix de passer de combats en beat them all à un jeu de rôle au tour par tour (justifié par le fait que c’est ainsi qu’Ichiban perçoit le monde en général), c’est l’emphase extrême mise par Yakuza : Like a Dragon sur la question de groupe et de camaraderie. Les précédents jeux mettaient sur la route du joueur de nombreux compagnons de route et de nombreux alliés, mais Kiryu, Goro et les autres étaient avant tout des loups solitaires accomplissant l’essentiel de leur quête par la seule force de leurs propres poings.
Si la conclusion de la quête de Kiryu dans Yakuza 6 était la parfaite illustration de cette solitude essentielle, Ichiban se retrouve très rapidement dans ce nouvel épisode dans l’incapacité complète de progresser sans aide, et va se constituer un groupe bigarré pour avancer dans sa quête de vérité et de justice.
Loin d’être de simples supports de combat, ces compagnons incarnent en eux-mêmes non seulement la troupe d’amis que se fait Ichiban au long de sa route, mais une véritable Justice League de tout ce que la société japonaise s’efforce de cacher et de marginaliser aux yeux des honnêtes gens : un vieux flic incorruptible viré pour avoir voulu rendre justice, un clochard alcoolique en quête de rédemption, une serveuse de cabaret en deuil, une gérante de petit commerce en banqueroute, et ainsi de suite : pour l’essentiel des gens brisés par la machine industrielle, sociale et capitaliste japonaise qui cherchent par tous les moyens à ne plus en être victimes, ou du moins à casser l’engrenage qui les a mené aussi bas. La manière dont la cohésion du groupe se déroule au fil de Yakuza : Like a Dragon est absolument exemplaire, que ce soit les conversations entre les membres du groupe, la manière dont leurs relations évoluent ou leurs réactions face à l’avancée du scénario, on a immédiatement l’impression de gérer un groupe soudé, malgré ses différences, y compris dans ses désaccords parfois profonds.
Yakuza : Like a Dragon est donc globalement beaucoup plus sombre que les standards de la série, en ce qu’il brosse une histoire qui semble en partie complètement désespérée située dans des franges de la société où la violence physique, symbolique et morale est la norme quotidienne. Pour autant, l’humour si particulier (et parfois complètement bouffon) de la série n’est pas en reste, s’autorisant de nombreuses incartades dans le n’importe quoi le plus absolu dans certaines quêtes annexes du jeu : crustacés savants, salarymen coincés dans les toilettes, sumos qui font du kart et autres snipers du dimanche obsédés par les arbres fruitiers sont bien là, ne vous en faites pas. Je dirais même que ce côté très axé vers les bas-fonds de la société permet aux auteurs de Yakuza : Like a Dragon d’aller beaucoup plus loin dans la déviance, et de mettre en scène des gens plus désaxés encore que ceux qui hantaient les aventures de Kiryu. Comme dirait le chat du Cheshire, nous sommes tous fous ici !
Donjons et Darons
Le coup de génie de Yakuza : Like a Dragon est d’arriver à faire tenir tout ce fatras dans un JRPG on ne peut plus classique : combats au tour par tour, marchands, dealers de quêtes, jobs, compétences, équipement, forgerons, églises : à peu de choses près, un reskin de n’importe quel jeu de rôle japonais des années 80 à 2000, propulsé par le Dragon Engine de Sega. Cette idée saugrenue que même Persona ne se permet pas vraiment (en séparant nettement la partie « RPG » de la partie « Vie Quotidienne ») tient donc à cette vision du monde si particulière qu’Ichiban Kasuga possède à travers ses yeux mi naïfs mi enflammés. Aller à l’agence pour l’emploi local ? C’est littéralement un changement de job, et donc de classe de personnage. Ramasser une batte de baseball par terre ? Voici un héros qui a trouvé son Excalibur. Et cet immeuble de bureau ennuyeux qu’il faut infiltrer ? Un donjon tortueux dont les monstres seront les vigiles, bien sûr !
Yakuza : Like a Dragon mise bien davantage sur le dynamisme et le côté fun et varié des affrontements que sur la profondeur du système de jeu. Passé quelques subtilités, on découvre rapidement que le système de combat, de quêtes et de gain d’expérience du jeu est d’une banalité complète, et que tous les personnages sont relativement similaires dans leur développement. Mais la grande maîtrise du rythme, de la musique, de la variété d’ennemis et de situations proposées ainsi que quelques bonnes idées font que jamais on ne s’ennuie une seconde, même quand le jeu tombe dans certains travers évidents liés à la mauvaise gestion de la faune du quartier d’Ichinjo : il arrive qu’en remontant une rue, on soit contraint de faire trois ou quatre fois le même combat sans pouvoir l’éviter. À l’inverse, certains ennemis qu’il est indispensable de combattre pour pouvoir remplir une sorte de heu… pokédex avec une fausse moustache, persistent à ne pas apparaître à une fréquence acceptable dans leur habitat naturel.
On pourrait aussi reprocher au jeu un point qui n’a par ailleurs jamais été le fort de la série : dès qu’on sort du quartier principal pour s’aventurer dans les fameux donjons, on se retrouve dans une série de couloirs assez identiques et pas très variés qui peinent à captiver. Heureusement que les combats sont d’une fluidité et d’un rythme à toute épreuve, renforcés par le sentiment de contrôler une troupe d’aventuriers qui ne ressemble à aucune autre : assez âgés, fatigués, en décalage total avec le bon goût, et utilisant des techniques de combats plus déviantes et absurdes les unes que les autres. L’antithèse complète des élégants lycéens de Persona 5 Royal, en somme !
Il n’y a pas de héros parfait
Nous tenons donc là un RPG absolument extraordinaire, arrivant à jongler à la fois avec l’uberisation de la société moderne, la collecte de petits chats perdus, les tournois clandestins de SDF dans les égouts et un jeu de karting grandeur nature dans les rues de Yokohama, sans jamais se prendre les pieds dans le tapis. Il faut néanmoins souligner les quelques limites techniques auxquelles le jeu fait face.
Yakuza : Like a Dragon tourne avec le très sympathique Dragon Engine, à l’œuvre sur la série depuis 2017. Si le rendu réaliste qu’il permet est visuellement très plaisant, on sait que le studio Ryu Ga Gotoku est un peu en galère pour maîtriser la bête : chutes de framerate, problèmes de textures ou encore abandon complet du moteur sur un spin off car il demande trop de temps de formation. Alors que le moteur semblait enfin maîtrisé par les développeurs, techniquement irréprochable, le passage à la next gen semble refaire caler un peu la machine.
J’ai joué à Yakuza : Like a Dragon sur une PS4 Pro, et le jeu tourne dans l’ensemble plutôt bien, mais il se déroule dans un quartier beaucoup plus grand que les jeux précédents, comportant un port, des parcs, de larges places, et globalement une ligne d’horizon plus large qu’habituellement. Et dès que le champ de vision dépasse les 10 mètres, c’est le début des problèmes : les immeubles apparaissent par saccade, les textures végétales sont victimes d’un tearing désagréable, les contours de l’eau ou des bâtiments scintillent de très vilaine manière, et on sent que la console peine à afficher dix ou quinze malheureux passants, donnant en permanence à Yokahama l’air d’une ville étrangement dépeuplée. Ces problèmes techniques sont peut-être moins importants sur Xbox Series X, mais il ne nous a pas été possible de faire le comparatif pour vérifier. Quant à la version PS5, elle n’arrivera qu’en mars prochain et sera peut-être l’occasion d’une série de petites corrections et améliorations de cet ordre.
ET SUR PC ? (par Fanny)
S’il ne m’a pas encore été possible de parcourir en long et en large Yokahama dans ma partie, les problèmes techniques rencontrés dès les premiers chapitres dans la version PC ne sont pas encourageants. On commence par la manette Xbox en Bluetooth détectée n’importe comment, avec des touches qui n’ont rien à voir (un fix existe, qui nécessite d’aller dans les paramètres de la manette sur Steam et d’activer l’assistance configuration Xbox). On continue ensuite sur l’écran noir lorsqu’on essaie de lancer un jeu sur les bornes d’arcade pour finir en apothéose avec des bouts de Kamurocho qui ont mis de très longues secondes à se charger, alors même que la configuration de mon PC dépasse largement la recommandée. Autant vous dire que de ce côté-là, je ne suis pas très optimiste pour la suite et que je conseillerais aux moins impatients d’entre nous d’attendre que des mises à jour soient effectuées.
Dommage enfin que les combats tournent en cauchemar de pathfinding dès qu’ils ne se déroulent pas dans un espace dégagé : les personnages font des dizaines de mètres pour éviter d’enjamber des barrières, se coincent contre les murs, le placement des ennemis rend parfois compliqué le choix d’une cible adverse et saccade un peu les combats. On regrettera enfin un dosage de la difficulté un peu bizarre, le jeu étant globalement assez facile mais se permettant çà et là des pics de difficulté absurdes et soudains, aggravés par une gestion pas très commode des points de sauvegarde pendant les missions scénarisées. Cette somme de petits détails mis bout à bout peut finir par irriter au bout de 45 ou 50 heures de jeu à l’issue desquelles, cependant, on se prend déjà à rêver d’un Yakuza 8 qui toucherait d’encore plus près la perfection.
Yakuza : Like a Dragon a été testé sur PS4 pro via une clé fournie par l’éditeur.
La folie est toujours là, mais tout le reste a été secoué et bousculé pour le meilleur. Yakuza : Like a Dragon, le portrait d’une bande de marginaux soudés dans l’adversité pour faire éclater la vérité dans un Yokohama interlope, marque un formidable nouveau départ pour la série devenue au fil des ans le vaisseau amiral de Sega. Passer d’un beat them all à un JRPG à l’ancienne était une prise de risque majeure, mais l’essai est plus que transformé ! Et s’il demeure quelques petits problèmes aux entournures qui seront sans doute réglés dans les épisodes ultérieurs, il n’en reste pas moins que Yakuza : Like a Dragon est l’un des tous meilleurs jeux de rôle de cette année qui, pourtant, est loin d’en manquer.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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