De 2005 à 2018, un certain ex-Yakuza nommé Kiryu Kazuma a incarné la série de jeux du même nom, du moins dans une bonne partie de ses nombreux épisodes. La partageant parfois avec son rival et ami le Chien Fou De Shimano, Gôrô Majima, ou avec d’autres hurluberlus de passage. La sortie du spin-off Judgment est l’occasion d’introduire un modèle alternatif à ces criminels semi repentis, naïfs au grand cœur, en la personne de Takayuki Yagami, un ancien avocat, détective grognon et pas franchement compréhensif avec ses contemporains, qui offre un autre regard, plus sombre, un peu plus conservateur mais finalement plein d’espoir sur la loufoque franchise de Sega.
Law and Order
L’intrigue principale de Judgment est à peine moins rocambolesque et baroque que celle d’un Yakuza habituel : il y est question de serial killers, de yamakazis, de médicament miracle et de combats de drones dans des galeries marchandes. Le mélange habituel de bizarrerie ironique matinée de premier degré presque comique lors des moments sérieux. Mais Judgment change radicalement la perspective en changeant le protagoniste, en s’ouvrant sur un rappel tristement réaliste et cruel (qui était déjà au cœur de la série Ace Attorney) : le Japon a beau avoir un taux de crimes et de récidives extrêmement bas, son système judiciaire est particulièrement dysfonctionnel.
Au Japon, moins d’un accusé sur cent est acquitté. Se retrouver devant un juge, c’est la garantie quasi certaine d’être condamné, à moins d’avoir un avocat particulièrement talentueux ou particulièrement habile. Nombre d’occidentaux, spécialement en France, ont découvert ce fonctionnement si particulier avec l’affaire Carlos Ghosn. Gardes à vue prolongées à l’infini, avocats régulièrement mis hors du coup, interrogatoires biaisés, peu voire pas d’instruction à décharge, etc. Même s’il y a plus à plaindre que notre ami Carlos, cette affaire a permis à nombre de médias de s’intéresser à cette question sous un autre angle que l’habituel « il n’y a pas de crime au Japon ». Entre autres en rappelant que nombre de crimes n’y sont tout simplement pas dénoncés, ou se règlent à l’amiable, tant la justice nippone est redoutée par tout le monde.
Dès lors, le système judiciaire est une machine à broyer, à piétiner la présomption d’innocence et où les avocats de la défense sont généralement assez mal considérés par l’opinion publique. Judgment nous introduit Takayuki Yagami, un jeune avocat opiniâtre modelé à l’image de la superstar Kimutaku qui, à force d’acharnement, est parvenu à faire acquitter un jeune homme accusé de meurtre qui s’est ensuite empressé d’aller commettre un crime d’une barbarie sans nom. Grillé dans le milieu pour avoir fait libérer un tueur incontrôlable, Yagami se retrouve détective dans les bas-fonds, obligé de partager un bureau minable avec Kaito qui, comme lui, est un ancien Yakuza (car qui dans le monde trouble du Kamurocho du Yakuza Studio n’est pas un ancien Yakuza ?)
Là où l’habitude de la série voudrait que la paire forme un duo comique joyeux et toujours prompt à aider son prochain, Judgment pose une ambiance radicalement différente. Yagami est un personnage non seulement plus sombre, mais aussi à la personnalité beaucoup plus rigide et à la pensée plus structurée que Kiryu le naïf et Gôrô le clown. Bien qu’exclu des forces vives de la machine judiciaire, vous vous placez encore et encore du côté de l’ordre et de la discipline.
Père la Morale
Je m’étais habitué, au fond, à voir Kiryu se déguiser en n’importe quoi, adopter des enfants, verser des sommes d’argent improbables dans des arnaques diverses et perdre son temps dans des cabines de films érotiques après un karaoké surréaliste. Si Kiryu avait un bon cœur incroyable, confinant presque parfois à la stupidité, se faisant un commentateur assez placide des évolutions d’un monde qui l’étonnait sans comprendre, Judgment pose une frontière plus claire entre bien et mal.
Le Détective Yagami, lui, n’hésite jamais à rappeler qu’il est là pour l’argent. Assez indifférent au sort de ses clients, il n’hésite même jamais à faire chanter les plus louches d’entre eux, ou à asséner de longues et rudes leçons de morale aux femmes adultères et aux entrepreneurs véreux. Pas plus qu’il n’hésite à utiliser les zones d’ombre de la loi pour piéger des criminels, ou à ressortir son badge d’avocat pour intimider quiconque voudrait s’en prendre à lui. Un bon professionnel, peut-être, mais pas un type avec qui vous voudriez prendre un verre.
Plus généralement, j’ai été surpris des remarques assez paternalistes, voire conservatrices, ainsi que du ton plutôt pédant et hautain utilisé par ce héros, engoncé dans un formalisme qu’on ne retrouvait pas vraiment chez un Kiryu assez prompt à écouter ses interlocuteurs avec une politesse placide matinée de bonhomie. Jusque dans sa manière de provoquer ses adversaires ou de draguer ses petites amies, Yagami semble affublé d’un gigantesque balai dans le derrière, celui du chef d’entreprise qui ne se lâche vraiment qu’après le cinquième verre, une cravate autour de la tête. Judgment n’en a pas moins le grain de folie propre à la série, mais le commentaire qui en est fait par son protagoniste est celui de quelqu’un qui, manifestement, a une dent contre ses contemporains.
Y’a plus de justice !
Sans spoiler les nombreux rebondissements de l’intrigue qui vont vous faire tour à tour défendre un Yakuza antipathique, rechercher des sommes d’argent disparues et faire la lumière sur de vieilles affaires oubliées, il convient de noter que la notion d’erreur judiciaire est centrale dans Judgment.
Alors que son personnage ne rêve que de rentrer à nouveau dans l’habit étriqué de l’avocat procédurier, le fonctionnement du système judiciaire japonais se retrouve questionné tout au long du jeu. Inégalité face au juge, pressions policières, aveux extorqués, enquêtes bâclées et entièrement à charge ne considérant qu’un angle extrêmement étroit et négligeant une partie de la vérité quitte à dissimuler des preuves : le monde des avocats, des juges et de la police ne ressort pas indemne du portrait qui lui est consacré dans ce spin-off. Notons cependant que le monde des Yakuzas, parfois présenté avec une grande indulgence voire une forme de complaisance dans la série, est lui aussi présenté cette fois-ci comme un ramassis d’ordures sans honneur. Peu de gens trouvent grâce aux yeux de Yagami, si ce n’est d’honnêtes commerçants ou de pures jeunes filles innocentes venues à Tokyo pour percer dans la pop, comme s’il était attaché à l’image d’une pureté perdue d’un pays qui se cherche.
Un peu à l’image du légendaire nanar La Nuit du Risque, le Tokyo de Judgment trace une ligne assez claire entre les gentils (braves gens, petits boutiquiers, « citoyens ordinaires ») et les méchants (Yakuzas sans honneur, juges corrompus, pervers des rues), le tout dans un univers présenté comme plus oppressant encore que dans nombre de jeux de la série. Yagami apparaît comme une figure trouble et fatiguée, justicier par vocation mais presque criminel par destin, et seul rempart contre un océan de laxisme, de corruption et de manipulations judiciaires que lui seul perçoit, ayant été des deux côtés de la balance de la justice. Mais à la différence de ce film invraisemblable à la gloire du RPR des années 80, Judgment n’embrasse pas nécessairement le point de vue de son héros, clairement à la dérive et brisé par l’échec de sa carrière d’avocat.
Lui-même manipulé, obsédé par ses préjugés, peu à l’écoute des autres, Yagami n’a plus le discernement nécessaire à appréhender la vérité de manière juste. Judgment dépeint aussi le processus nécessaire à un tel individu ballotté par le destin pour retrouver une forme de connexion aux autres. Le fait est que les quêtes les plus intéressantes se dévoilent à mesure que vous vous faites des amis dans la ville.
Réapprendre la bonté
Dans Judgment, les premières heures sont assez âpres. Dans le Kamurocho de Yakuza, vous pouvez assez rapidement faire plein de choses et multiplier les activités bonus ainsi que les quêtes annexes (souvent dès le second chapitre de l’aventure). Tout est plus lent dans Judgment : non seulement parce que Yagami ne montre initialement que très peu d’intérêt pour ses contemporains, à l’exception de ceux qui peuvent le payer, mais aussi parce qu’à l’exception de ses anciens collègues qui n’ont pas une folle envie de le voir débarquer et quelques contacts dans le monde du crime qui ne le portent pas davantage dans leur cœur, le détective n’a pour ami que son seul camarade Kaito et comme seul loisir le flipper vétuste installé dans son bureau étroit.
Tout l’enjeu des quêtes annexes de Judgment (parfois indispensables pour amasser de l’argent) sera d’apprendre à Yagami une forme de sociabilité. Plus l’histoire avance et plus se mêlent aux simples enquêtes sur des adultères ou des pervers en fuite des quêtes plus souples, plus gentillettes où Yagami travaille pro bono, aide son prochain à retrouver sa route, goûte les plats de sa gentille propriétaire, salue ses voisins dans la rue, va écouter un concert ou fréquenter une salle de réalité virtuelle juste pour le fun, attrape des chats perdus ou apprécie un bon petit plat.
Le système d’expérience assez particulier du jeu vous incite lourdement à vous comporter comme un concitoyen normal avec ses amis, ses loisirs, ses restaurants préférés : manger fréquemment dans un même restaurant débloque ses plats spéciaux pour les meilleurs clients, ce qui rapporte beaucoup d’expérience. De détective reclus et fauché, Yagami passe petit à petit à figure notable de son quartier, recevant des SMS d’invitation à des soirées, pilier d’une communauté qui peut compter sur lui et qui n’est pas si renfrognée ni obsédée par l’argent qu’au premier abord. Et seuls les liens d’amitié qui vous lient aux autres et font monter votre notoriété vous permettent de débloquer de nouvelles enquêtes : on n’a rien sans rien, être une bonne personne déclenche un cercle vertueux.
On quitte Yagami avec l’idée que le personnage est un peu meilleur que lorsqu’on l’a découvert. Qu’il a un regard un peu changé sur les autres, tout en restant lui-même. Et avec l’idée que plutôt que d’essayer de nous faire avaler qu’un barbu musculeux en slip typique du jeu vidéo ne peut construire de l’empathie qu’en devenant un papa bourru pleurant en secret, un héros a priori assez frustre peut aussi se construire par la sensibilité, la diversité, le regard des autres et une capacité à accepter le lâcher-prise. Ce n’est pas réussi à chaque moment du jeu, mais c’est tout de même bien agréable.
Judgment a été testé sur PS4 pro via une copie fournie par l’éditeur
Carriériste, amer, moralisateur, à la fois obsédé par la lettre de la loi et fricotant avec des criminels en marge de la société, le héros de Judgment, avec ses cernes sous les yeux, ses manières trop polies, son peu d’humour et sa mâchoire un peu serrée se démarque de la plupart des personnages à la fois intenses et bouffons que nous avons appris à aimer dans la série Yakuza. Et c’est tant mieux. Les équipes du Yakuza Studio n’ont pas hésité à se démarquer, à changer la perspective voire la notion d’empathie dans le jeu vidéo. Ni quadragénaire bourrin mal rasé à la God of War, ni déviant passionné, le détective Yagami est le portrait d’un japonais un peu réac, sur la brèche, manquant d’empathie mais animé par l’obsession de rendre la justice. On en ressort avec moins d’amour fou pour lui que pour Kiryu ou Majima, mais on a l’impression d’avoir assisté à une belle leçon de character development, aspect ô combien bâclé par tant de jeux à dominante narrative. Au fait : Judgment est un excellent jeu.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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