Qu’est-ce qu’on l’aura attendu, ce Backbone. Après un Kickstarter fort réussi, une démo terriblement prometteuse, un sauvetage in extremis de la galère financière par l’éditeur en vogue – et visiblement en train de se spécialiser dans l’animal anthropomorphe en pixel art – Raw Fury, permettant au studio EggNut de s’acheter du temps, de la tranquillité d’esprit et un report d’un an rempli de centaines de memes par la CM de son compte Twitter, le raton laveur du Vancouver dystopique post-apo est enfin là. Et qu’on soit parfaitement clairs dès maintenant : j’ai adoré. J’ai adoré au point qu’il est déjà dans ma petite sélection des GOTY 2021. J’ai adoré chaque seconde, chaque tableau, chaque personnage, chaque piste musicale, chaque petit détail. Et pourtant, je ne peux décemment pas faire l’éloge inconditionnel que j’aimerais tant lui dédier.
Le titre me met dans une posture fort désagréable, d’autant plus qu’il me force à prendre cette place du connard qui vient traiter d’une œuvre en toute objectivité, quand bien même son avis personnel est tout autre. Je suis fou amoureux de Backbone, mais je vais devoir le tacler comme jamais, car le titre d’EggNut cumule bien trop de problèmes pour les laisser passer, malgré son adorable frimousse. Ce n’est pas en tant qu’expérience de jeu que le titre échoue ou même est perfectible : tout ce qu’il fait, il le fait presque toujours à la perfection. Le souci, c’est ce qu’il ne fait pas.
Beau comme un raton
Mais commençons par mettre de la pommade sur nos blessures et par mon avis purement subjectif : c’est de la balle. On évacuera le plus évident de suite, le jeu est absolument sublime. La take sera très tiède, mais je ne pense pas qu’on verra plus beau pixel art cette année. Absolument tous, je dis bien tous les tableaux sont une réussite totale. Ce n’est pas juste une question de finesse de pixel art, mais également une richesse de décors, fourmillant de détails dans chaque arrière-plan sans jamais les surcharger, un choix de couleurs toujours pertinent, retranscrivant à la perfection les ambiances et émotions souhaitées, une animation à la fluidité et au sens du détail d’une insolence rare : c’est révoltant à quel point Backbone est beau et bouge bien. C’est simple, chaque scène vit et respire, peu importe où l’œil se pose il se passe quelque chose d’incroyable. Je ne pensais sincèrement pas pouvoir assister à un rendu aussi organique avec du pixel art. Je le répète, nous ne verrons pas plus beau ni mieux animé cette année.
Et l’excellence artistique ne s’arrête pas là, puisque pour coller à cette ambiance film noir, la BO, composée par Danshin et Arooj Aftab, défonce absolument tout. Jazz langoureux de club enfumé aux lumières tamisées, ambiant glaçant, pop mélancolique que ne renieraient pas Disco Elysium et British Sea Power, (très jolis) morceaux chantés, metal industriel turbo-crasseux : si l’identité de Backbone était déjà acquise grâce à sa DA, sa bande-son n’est pas non plus pour rien dans cette réussite et le duo livre avec cet album une des BO les plus efficaces du moment. Si pour une raison ou une autre, vous ne souhaitez pas poser vos mains sur le titre d’EggNut, je vous inciterais quand même fortement à y jeter une oreille.
Le tableau est encore embelli par des dialogues particulièrement bien écrits et percutants, retranscrivant avec justesse le désespoir et la misère sociale des classes les plus défavorisées, le cynisme et l’humour pince sans rire de notre détective anti-capitaliste sur la paille, l’indécent mépris des plus riches, les dissonances cognitives d’horribles personnes tentant de se convaincre qu’elles agissent pour une bonne cause, les pauvres bougres se plongeant dans des affaires affreuses les dépassant complètement, les dégâts du racisme bas du front et systémique : la galerie de personnages de Backbone est passionnante, sombre et crédible. Et en toute bonne dystopie, si les aspects les plus violents semblent exacerbés, ils sont bien évidemment le reflet d’évènements et situations bien actuels, et le plus glaçant dans cette histoire reste de réaliser que même les pires séquences dépeintes dans le titre font écho à notre actualité, et ne sont pas si lointaines de notre réalité. Les vie des SDF, des personnes racisées, des toxicomanes, des mères seules, des ouvriers d’usine, elles existent déjà, et personne n’a attendu d’être dans un futur proche peuplé d’animaux anthropomorphes. Mais tout comme Backbone, j’enfonce des portes ouvertes : EggNut n’a pas fait dans le subtil ou l’ambigu sur ces thématiques et préfère en parler franchement plutôt que de tourner autour du pot.
L’aura-t-on, la vérité sur cette histoire ?
Très compliqué, à ce stade, de deviner pourquoi je vais devoir me montrer assez désagréable avec un titre que j’encense à ce point, tout comme il était assez compliqué de deviner dans quelle brèche allait s’engouffrer Backbone arrivé à la moitié de son scénario. Car si d’un point de vue univers, esthétique et thématique, il est très facile de comparer le titre à la série de BD Blacksad, sa structure, et sa rupture de ton d’une brutalité inouïe en plein milieu de l’histoire, le rapprochent plus d’un The World’s End ou d’un Sorry to Bother You. Mais c’est aussi à ce stade qu’arrivent les immenses soucis du jeu.
Le moins grave, et pourtant déjà de taille, c’est cet abandon total du gameplay. La première moitié du jeu dévoile différentes mécaniques : séquences d’infiltration – au demeurant assez moyennes et fastidieuses – , énigmes, légères dynamiques d’enquête à base de déduction – mais qui ne changent strictement rien si l’on se plante – , approches multiples d’une même situation – il est possible d’infiltrer un lieu par différents moyens, ou de soutirer des informations en usant de violence ou de diplomatie – ; et balaye toute cette mise en place, au moment où elle aurait dû prendre son envol après trois actes de balbutiements. Le reste se résume à du pur jeu narratif – toujours aussi bien écrit, cela dit – , et fait sérieusement se questionner sur l’abandon de tous ces pans de gameplay, et encore plus sur l’absence des autres mécaniques mises en avant dans le Kickstarter – un peu de combat, de course-poursuites, de profilage de suspects, de recherche d’indices basée sur l’odorat de notre détective – dont on ne verra jamais la couleur. Je peux totalement comprendre le courroux des backers, n’apercevant même pas un tiers du gameplay promis, nous ramenant aux rétropédalages brutaux qu’avaient pu faire d’autres projets comme Jenny LeClue ou Shattered: Tale of the Forgotten King. C’est très dommage, car si ce tunnel narratif final est de très bonne facture, il ne peut s’empêcher de laisser un goût très amer quant au potentiel des mécaniques amorcées et oubliées.
Bien, bien plus frustrant, c’est cet abandon dans le même lieu des enjeux et thématiques du scénario. Sans trop entrer dans les détails, le twist de milieu de jeu fait passer de manière extrêmement soudaine le titre de film noir aux thématiques sociales fortes et engagées, à un body horror psychologique certes très efficace et réussi, mais ne s’imbriquant plus du tout avec l’histoire amorcée, et laissant sur le bas-côté bon nombre d’intrigues principales et secondaires. Le pire, dans tout ça, c’est que je suis convaincu que le genre de l’horreur, et tout particulièrement du body horror, a entièrement sa place dans une fable dystopique et sociale, et qu’un tel retournement de situation aurait dû renforcer et radicaliser son propos – comme le faisait donc Sorry to Bother You, qui, s’il ne met pas tout le monde d’accord, peut au moins se targuer de rester cohérent et intègre à son sujet, utilisant la rupture de ton pour appuyer un peu plus son message. Au lieu de ça, Backbone le perd, et pire, peut en faire un contre-sens, selon comment on interprètera son épilogue et son dialogue clé.
C’est là que l’on comprend qu’il manque un pan entier à Backbone. Oui, tout fonctionne parfaitement, tout est bien écrit et bien exécuté, et l’on passe un excellent moment tout du long. Mais si les deux parties du jeu s’imbriquent aussi mal, c’est qu’il manque d’un liant pour rendre le tout cohérent, et surtout fini. En l’état, on se retrouve avec deux excellents jeux incomplets, auxquels il manque facilement trois ou quatre heures pour en faire un seul titre qui toucherait la perfection. La fin ouverte pourrait laisser entrevoir d’autres aventures – dans d’autres jeux, dans un projet cross media ? – dans le monde passionnant qu’EggNut a construit, tout en écrasant tout espoir d’avoir la moindre conclusion pour les intrigues et sous-intrigues amorcées par ses trois premiers actes, quand celles qui en ont une sont plutôt rushées. Et l’on est en droit de se demander comment le titre a pu vriller à ce point, comment une mise en place aussi brillante et pertinente, couplée à un retournement osé mais cohérent peuvent aboutir à si peu.
On pourra soupçonner un manque de budget ou de trop grandes ambitions : la Raw Fury money aura permis au studio de rendre leur titre plus beau que jamais et d’améliorer l’interface de façon significative, mais peut-être pas de faire atteindre un tel niveau d’excellence technique à un titre plus long et pourvu de plus de gameplay. Autre piste, la scénariste, Aleksandra Korabelnikova, a étendu l’écriture du script sur cinq ans, et explique avoir rendu son scénario extrêmement personnel – on est presque au niveau de l’autobiographie, ou du moins de la forte introspection sur certains aspects – , ce qui pourrait expliquer une telle rupture entre le prologue et l’épilogue. On change, en cinq ans. Parfois brutalement ou radicalement. Quoi qu’il en soit, quoi qu’il se soit passé chez EggNut ou dans la rédaction du scénario, le rendu final est très déconcertant, mais laisse surtout bien trop sur sa faim.
Backbone a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Il me sera impossible de nier avoir été happé et fasciné de la première à la dernière seconde de Backbone, absorbé par son atmosphère poisseuse et désespérée, son art et sa BO sublimes et sa prose irréprochable. Mais impossible de nier qu’une fois au bout du voyage, il reste surtout un profond goût d’inachevé et de gâchis, face à un titre qui se scinde en deux parties contradictoires et incohérentes, autant dans leur scénario que dans leurs thématiques, et pourtant à peu de choses d’être liées en un seul et même tout passionnant, en lieu et place de cette fresque certes magnifique et bouleversante, mais profondément cassée et incomplète. Et ça me brise le cœur de l’admettre après avoir passé un si bon moment dessus.
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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