Ça ne m’était pas arrivé depuis quelques années. La dernière fois, c’était pour un Sniper Ghost Warrior 3 de sinistre mémoire que je n’avais même pas vraiment réussi à lancer sans faire crasher mon PC : un éditeur nous a envoyé la démo d’un jeu, accessible pendant seulement quelques jours, avant de la retirer et de ne pas nous donner de clé définitive pour évaluer le produit final. Je me suis donc retrouvé avec environ une heure de jeu dans les pattes, et l’obligation d’écrire quelque chose sur The Beast Inside.
Si vous n’êtes pas familier avec le fonctionnement d’une rédaction de jeux vidéo comme celle de Pixel Post, il faut que je vous explique. Nous sommes un petit site associatif, à la croissance régulière mais qui reste loin de la notoriété des sites professionnels, ou même des plus importants sites amateurs, dont certains alignent jusqu’à 50 ou 60 rédacteurs bénévoles capables de sortir dix articles à la journée. Nous, nous sommes dix, nous donnons énormément de notre temps pour remplir tous les rôles d’une « vraie rédaction » : écrire, corriger, faire de la veille documentaire, publier, mettre en page et s’occuper des relations avec les développeurs, éditeurs et distributeurs. Notre budget interne (comprenez : les cotisations de l’association et nos économies personnelles) ne nous permettant pas d’acheter les deux cents jeux critiqués ici à l’année, nous pouvons compter sur la pugnacité de notre bien-aimé Chibi (dont c’était récemment l’anniversaire) pour convaincre les éditeurs de nous envoyer des clés numériques ou des copies physiques pour les jeux. Et comme Chibi est doué, il arrive à nous dégoter des réponses positives pour près de la moitié des jeux que nous demandons, ce qui est conséquent.
Parker, apportez moi des screenshots de la Bête !
Il faut bien comprendre que ces jeux ne nous sont pas envoyés sans contrepartie : les personnes qui nous envoient des clés attendent de nous que nous écrivions quelque chose en retour. À de très rarissimes exceptions, ils ne cherchent absolument pas à influencer le contenu de ce que nous produisons, mais attendent tout de même de manière impérative que nous écrivions quelque chose sur leur jeu.
Vous voulez des exemples de ces exceptions ? Assez récemment, un distributeur a demandé à notre RP, de manière assez sèche, de justifier certaines choses que j’avais écrites dans un article, m’accusant d’être un peu injuste avec le jeu (je ne vous dirai évidemment pas de quel article il est question). Nous avons donc dû donner des screenshots et arguments supplémentaires pour clore le débat, qui s’est par ailleurs arrêté là. Un exemple plus gentil : un mail assez mignon de développeurs s’excusant à demi-mots d’un gameplay pour le moins farfelu et nous donnant des arguments positifs a priori pour que nous montrions de l’indulgence lors de la rédaction de la critique. À ces quelques broutilles près, je bénéficie d’une paix absolument royale : je peux encenser, démolir, triturer, secouer les jeux de la manière dont je le souhaite, et ne rends de compte qu’à ma rédactrice en chef, qui est la seule à pouvoir dire si un article est pertinent ou non, sans que jamais je n’aie à avoir le moindre contact avec les gens qui ont commis le jeu : et Dieu sait que j’en ai eu d’atroces à critiquer lors de ces deux ans et demi de Pixel Post. C’est un confort incroyable. Mais quoi qu’il arrive, quand on m’envoie quelque chose, je dois absolument écrire dessus, et si possible pas six mois après.
En interne, nous avons convenu de la date de quinze jours après la réception d’une clé pour livrer notre article. Bien sûr, ça peut être plus long si mon PC crame ou si je me casse la jambe, mais tout retard doit être justifié. Quinze jours, c’est parfois long, ça laisse parfois l’actualité passer à bien autre chose, mais souvenez-vous que The Pixel Post, ce n’est pas notre métier, même si j’estime personnellement y avoir consacré environ 20h par semaine presque tous les jours depuis des années. Quinze jours, c’est un bon compromis, mais nous devons impérativement le tenir aussi systématiquement que possible. Bien sûr, nous pourrions aussi choisir de ne pas traiter un jeu, se contenter de la clé gratuite et « Yolo », comme disent les tontons bourrés qui imitent des jeunes en fin de repas en faisant des guillemets avec les doigts. Il ne se passerait formellement rien de grave. Il n’y a pas de Police Secrète des clés de jeu qui déboulerait dans mon salon pour me casser les rotules. Simplement, d’une part je perdrais la confiance de toute la rédaction, et d’autre part il est à peu près certain que nous ne recevrions plus jamais d’autre jeu de la part des développeurs, éditeurs et distributeurs impliqués, en plus de nous ramasser une réputation d’escrocs. Mais une fois de temps en temps, il y a un cas un peu spécial, et The Beast Inside en est un.
Donc : j’ai reçu une clé pour la démo de The Beast Inside
The Beast Inside a été envoyé sous une forme un peu inhabituelle : une clé-démo. En gros, un accès privilégié et en avance à une version démo du jeu, mais sur une période limitée dans le temps. C’est assez différent de ce que nous recevons habituellement, même s’il arrive que l’on nous envoie des jeux pas encore achevés. Parfois, ce sont des betas, parfois, ce sont des early access. Parfois, c’est la version quasi définitive du jeu, et il m’est même arrivé de retarder une critique de quelques jours parce que le produit était livré avec une note des développeurs expliquant qu’un gros patch de lancement corrigerait tel ou tel aspect du jeu. Et croyez-moi, certains jeux ont été sauvés des enfers par ces mises à jour appliquées juste avant la vraie sortie commerciale du jeu.
Mais le principe général est le suivant : une fois le jeu envoyé, même en version incomplète, nous pouvons le garder. La version auto-destructible d’une démo limitée dans le temps, si elle se pratique volontiers pour le grand public, est assez rarement appliquée à des codes de review, du moins dans mon expérience de rédacteur web 2016-2020 pour deux sites différents (je ne suis pas certain que ça soit un échantillon représentatif).
Pour The Beast Inside, cela a donc été un peu différent : quand j’ai pu activer le code, je n’ai pu bénéficier que de deux soirées de jeu pour tâter de la démo, qui a ensuite été supprimée de mon compte Steam à l’approche de la sortie commerciale. Il arrive que cette suppression soit accompagnée d’un code pour la version complète, mais il arrive aussi que ça ne soit pas le cas. C’est tout à fait normal : les éditeurs ne nous doivent rien, après tout, et il est heureux qu’ils soient maîtres de leur capacité à distribuer ou non des copies pour les critiques, les tests, la vidéo, etc. Même si certains peuvent regretter après coup de ne pas avoir été assez généreux. C’est d’autant plus de bonne guerre que notre absolue liberté de ton sur l’appréciation critique des jeux, qui distingue une rédaction d’une agence de communication, s’accompagne aussi du « risque » pour un éditeur de s’attirer des retours négatifs. De ce point de vue, ils font bien ce qu’ils veulent et ils travaillent avec qui bon leur semble, à l’image de ce qui se pratique pour les Services de Presse en littérature ou pour les Avant-Premières pour le cinéma.
Notre site comporte un lectorat en croissance, nous sommes assez vigilants à la fréquence et au référencement de nos articles, et même si nous sommes des nains, nous commençons à être dans les plus grands des nains : il ne vaut pas grand-chose, mais nous avons gagné en un an deux millions de places au classement Alexa des sites internet les plus fréquentés, ce qui nous place approximativement à la 125è place dans le classement infini des sites francophones dédiés au jeu vidéo. Oui, c’est minuscule dit comme cela. Mais c’est moins minuscule que cela a été : aujourd’hui un article sur The Pixel Post est beaucoup plus lu, partagé et parfois commenté qu’avant.
Ce que je veux dire, c’est qu’une rédaction comme la nôtre, comme tant d’autres qui sont en croissance, est en train de très lentement passer du stade où personne ne nous envoie de clés parce que nous ne sommes que des nobody au stade où on nous en envoie, de manière quasi hebdomadaire, mais où ce que nous écrivons est lu et suivi par un solide noyau d’internautes. Se pose tout de même la question : que donc est-il possible d’écrire, quand d’un jeu on a eu qu’un court échantillon et moins de deux heures la manette en main ?
Un Bout de la Bête
Il arrive que ça soit simple. Depuis la création du Pixel Post, il nous est arrivé de recevoir des jeux si incroyablement mauvais qu’il est possible de s’en faire une idée tout à fait précise en quelques minutes. On a eu de tout : le jeu qui refuse purement et simplement de se lancer, celui où les sauvegardes ne marchent pas, celui si flétri de bugs qu’il en est injouable, ou celui, pas si fréquent tout de même, si conceptuellement médiocre qu’il devient impossible d’y passer plus de deux ou trois heures.
Un secret de polichinelle pour ceux qui écrivent sur le jeu vidéo : il est assez rare qu’un jeu mal engagé dans ses deux ou trois premières heures devienne brutalement excellent passé la moitié du jeu. L’exemple de sinistre mémoire de Mass Effect Andromeda est une exception notable, mais en principe, passées ces premières poignées de minutes, le rédacteur va surtout chercher à affiner son sentiment ou à trouver le meilleur angle d’attaque pour le jeu, mais s’il arrive qu’un jeu devienne meilleur passé un certain nombre d’heures, la plupart ont tendance à rester pareil ou, plus fréquemment, à devenir moins bien. Sans aller jusqu’à dire qu’un jeu peut intégralement être jugé sur la base d’un échantillon de cinq heures, il est cependant rare d’avoir d’énormes surprises passé ce stade. Les raisons sont connues : la fraction des joueurs qui arrive à la fin d’un titre est minuscule. Les efforts des développeurs sont donc souvent concentrés dans le premier tiers du jeu, là où l’essentiel des joueurs n’ont pas encore jeté leur manette pour passer au prochain joujou. Là encore, des contre-exemples pullulent : la série des Yakuza livre des jeux à la bonne tenue narrative intégrale, les licences Nintendo (Mario, Yoshi, Kirby…) soignent autant le début que la fin de leurs aventures, de même que les âpres expériences des jeux Fromsoftware que sont les Souls ou le récent Sekiro.
À l’inverse, un exemple récent qui confine au foutage de gueule complet était celui de The Evil Within 2, qui jetait presque ouvertement au visage du joueur la négligence totale apportée à la seconde partie du jeu. Après une vingtaine d’heures dans un petit open world cohérent, dense et haletant au level design brillant et un combat épique qui avait des airs de boss de fin, le joueur était projeté dans un second open world constitué d’une piscine de sang quasi vide achevée par un combat inintéressant, avant d’être précipité dans une suite d’arènes de shooting sans intérêt achevées par un combat final abyssal de nullité. La grande indulgence des appréciations autour d’un tel titre s’explique par le fait qu’une immense partie des gens qui ont écrit dessus n’ont pas, pour des raisons de délais, pu arriver jusqu’à cette partie immensément vide et nulle constituant le dernier quart du jeu. C’est souvent pour cela que plus un jeu me plaît, plus je vais avoir tendance à essayer de le secouer dans tous les sens et à aller le plus loin possible dans la découverte de tout ce qu’il a à proposer, car si le pire n’est jamais décevant, il m’est arrivé que des jeux débutent sous mon regard indulgent pour finir par me changer en montagne de sel : YIIK, Genesis Alpha One ou God Eater 3 sont des exemples récents de jeux que j’aurais sans doute aimé beaucoup plus si je n’y avais pas joué plus de deux heures.
Arrive le cas de The Beast Inside. La démo à laquelle j’ai joué était, croyez-moi sur parole, extrêmement encourageante (à l’image des critiques très positives accumulées par le jeu depuis sa sortie le 18 octobre dernier). On m’y plaçait dans la peau de je ne sais qui, coincé dans une bâtisse tout ce qu’il y a de plus glauque et hantée, victime d’hallucinations, et devant résoudre diverses énigmes assez intéressantes. Techniquement, c’était plus que solide, avec un sound design superbe, un travail sur les ombres et les lumières remarquable, et des cutscenes au top moumoute de l’angoisse. Je ne suis pas spécialement féru de jeux d’horreur dans des maisons qui couinent car je trouve qu’ils se ressemblent tous, mais là, j’étais bien parti pour aimer. Mais voilà que je me retrouve devant l’impossibilité technique d’approfondir mon propos sans devoir acheter le jeu, ce qu’il nous arrive par ailleurs de faire, et que nous signalons en général en fin d’article au même titre que quand nous recevons le titre en entier via son éditeur.
*le produit final peut différer légèrement de la présentation et la maison ne saurait être tenue responsable
Une démo efficace, et un jeu qui engrange les bonnes critiques. Je ne vais pas vous mentir : il me serait extrêmement simple de passer dix heures à regarder un let’s play, lire quelques articles sur The Beast Inside, mélanger ces divers ingrédients aux épices de mes souvenirs de la démo, et composer un article qui vous rendrait un compte assez solide de ce qui vous attend si vous achetez ce jeu. Cela serait sans doute l’un de mes pires papiers pour ce site, j’en aurais sans doute eu si honte que je n’aurais même pas osé le retweeter sur mon compte perso, mais il aurait rempli le contrat, et par-dessus le marché ça aurait sans doute été rédigé sur un ton très élogieux. Je me répète afin de mettre assez de fois le nom du jeu pour que l’onglet SEO de WordPress me mette un emoji de petit bonhomme souriant, mais The Beast Inside a l’air vraiment excellent.
En bref, tout le monde aurait été enchanté : moi j’aurais pu passer à autre chose, les correcteurs et ma rédactrice en chef auraient eu un article court et assez peu original à corriger, l’éditeur et les développeurs auraient eu un article élogieux sur leur jeu. Que des gagnants, on vous dit. [Note de la rédactrice en chef : on parle ici d’une situation très imaginée puisque ce genre d’article ne passerait pas le stade de la correction].
Mais j’ai décidé de ne pas faire ça, déjà parce que c’est éthiquement douteux et qu’on est un peu au-delà, moralement parlant, de « je n’ai pas le temps de finir le jeu je regarde la fin sur YouTube pour savoir si le scénario se barre en cacahuète ou si ça reste ok », mais aussi parce que la démo de The Beast Inside me pose problème pour constituer une base solide d’écriture, même, disons, enrichie par l’avis de mes pairs. En effet, le peu qu’il m’a été donné de jouer constitue une excellente approche pour donner envie d’acheter le titre, mais pas vraiment pertinente pour l’évaluer. Située à un moment indistinct du jeu, peut-être même dans une séquence qui n’est pas du tout présente dans la version finale, ou pas de cette manière, la démo que nous avons reçue est une tentative de montrer en quelques dizaines de minutes beaucoup d’aspects différents de The Beast Inside : nature des moments d’angoisse, points forts techniques du jeu, ergonomie des menus, composition des énigmes, échantillon de la manière dont le scénario se déroule. Mais c’est un moment flottant, isolé du reste, une pure note d’intention. Une « tranche verticale » destinée à montrer les différentes couches proposées par le jeu sans le spoiler plutôt qu’un bloc assez solide pour permettre une critique en bonne et due forme. Et ce n’est pas un problème en soi. Mais écrire là-dessus, ça serait juger le plat d’un restaurant sur la base d’une photo, de la liste des ingrédients et d’une bouchée rapide les yeux fermés. Je sais, ils font ça dans Top Chef. Mais j’aurais du mal à utiliser des émissions surmontées, trafiquées de partout et mises en scène avec la subtilité d’une charge d’éléphants dans un service de réanimation pour prématurés comme un summum de ce que je veux atteindre en écrivant sur le jeu vidéo.
Au fond, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise d’autre ? Ça a l’air très bien, The Beast Inside. Faites vous plaisir si vous aimez les jeux d’horreur. Mais si ça s’avère nul, eh bien ne venez pas vous plaindre que je ne vous ai pas prévenu, ce genre de choses peuvent arriver.
The Beast Inside a été sommairement évalué via une démo envoyée pendant quelques jours par l’éditeur.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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