Vous le savez si vous suivez ce site depuis des années, mais je ne dors pas beaucoup. Pour être exact, je suis extrêmement matinal, ce qui me laisse deux ou trois heures de jeu disponibles tous les matins. Cela explique sans doute le chiffre absurde oscillant entre 80 et 100 jeux terminés pour ma part chaque année. 2023 n'a pas fait exception, à ceci près que le nombre de sorties majeures y était si élevé et si absurde que quelques pépites incroyables ont été noyées dans la masse. Dans ce contexte, il me semblait essentiel de revenir sur le bouleversant Videoverse, un titre aussi magnifique que teinté de mélancolie.
Quand je vous avais parlé de ce jeu, dans la torpeur déjà lointaine du mois d'août, j'avais évoqué assez longuement une des thématiques de ce visual novel signé par le studio Kinmoku : la fin des utopies numériques, il y a une vingtaine d'années. Videoverse décrit l'apogée, puis le déclin rapide d'un service de partage de fanarts en ligne via une console de jeu, au début des années 2000, du point de vue d'un adolescent allemand. Un portrait amer de la manière dont des communautés soudées ont été, trop souvent, disloquées par l'arrêt de services de modération ou par un certain renoncement à faire fonctionner des espaces non lucratifs. Il m'apparait cependant que j'avais alors un peu négligé d'aborder certains aspects de ce récit, par volonté de ne pas trop en dévoiler. L'heure est au bilan annuel. Et si, formellement, Videoverse n'est pas le meilleur jeu vidéo auquel j'ai touché cette année, il mérite néanmoins de se retrouver ici, parce qu'il fait partie de ces jeux auxquels je repense absolument sans arrêt.
De l'autre côté du miroir
Videoverse c'est "juste" l'histoire d'Emmett qui aime partager ses fanarts amateurs d'un simili Final Fantasy, et le récit de sa relation avec Vivi, une jeune internaute située dans une autre pièce, dans un autre pays, quelque part de l'autre côté d'un Internet encore magique. Et c'est pourtant bien davantage. Une fois que l'on termine l'aventure une première fois, à moins d'avoir délibérément essayé de transformer Emmett en sociopathe enragé, on connait beaucoup mieux Vivi. Et on réalise qu'avant tout, c'est d'elle que parle Videoverse.
Une solution de facilité pour nous faire nous intéresser à ce personnage aurait consisté à simplement nous décrire à quel point être une fille sur Internet, sur un forum en partie peuplé d'adultes, en 2003, était une expérience traumatisante. Par certains côtés, Videoverse aborde cette question un peu attendue, mais choisit de ne pas le faire par le biais de Vivi. Assez tard dans le jeu, on nous fait comprendre que le malaise, les difficultés de connexion, les non-dits de la relation entre Emmett et Vivi gravitent autour d'une tragédie personnelle vécue par cette dernière. Un drame dont elle ne parvient pas vraiment à parler, faute de mots, et par peur du rejet.
Là encore, il aurait été totalement légitime que cet événement tourne autour des problématiques habituellement traitées par les jeux indépendants de ce calibre : la dépression, les violences sexistes et sexuelles, la nostalgie, la quête d'identité ou le métadiscours sur le jeu vidéo. Mais ce n'est pas du tout dans ce type de registre que Videoverse va chercher sa charge émotionnelle. Je vous recommande de sauter aux "mentions honorables" de cet article si vous ne souhaitez rien vous spoiler, mais il me semble qu'il est difficile de ne pas entrer au moins un peu dans le vif du sujet.
Si je suis différent, alors qui suis-je ?
Videoverse parle de modération, de passage à l'âge adulte et d'identité numérique, certes. Mais c'est aussi, et avant tout, un jeu qui parle d'accessibilité et de handicap. Lors des derniers chapitres du jeu, Emmett réalise que c'est à une situation de ce type que son amie (voire son flirt, à ce stade de l'aventure) est confrontée. Victime d'un grave accident, sa camarade virtuelle n'a pas encore accepté la fin de son ancienne vie, de l'époque où elle était complètement valide, pleinement intégrée dans les cercles sociaux de son école et où elle ne rencontrait aucune difficulté particulière. Bref, elle n'a pas encore fait le deuil de sa "normalité" (selon la terminologie employée par les personnages du jeu).
Cette notion de "nouvelle normalité" ("new normal") affleure tout au long du récit de Videoverse. À partir de quand peut-on accepter une situation irréversible ? Quand finit-on par s'habituer à l'impensable ? Comment savoir si le regard de l'autre est empreint d'amitié, d'amour, ou simplement de pitié ? Autant de questions que l'on nous fait vivre du point de vue d'un adolescent relativement incapable de comprendre ce que vit son amie, à quelques milliers de kilomètres de sa vie confortable à lui. Emmett ne peut que faire de son mieux, et nous ne pouvons que le pousser à ne pas rater l'essentiel.
Videoverse est un jeu brillant, car il interroge sans pathos inutile l'impact de nos décisions sur celles et ceux qui traversent une situation exceptionnellement dure. Des conséquences à long terme : ce que l'on décidera de faire d'Emmett lors de son voyage de jeune internaute lui reviendra, en bien ou en mal, en pleine face lors de la conclusion du récit, située de nos jours. Et je ne peux que vous recommander de prendre cinq ou six heures de votre temps pour l'entamer, ce voyage.
2023 a été une grande année pour le jeu narratif, et plus particulièrement pour les visual novels aux sujets originaux. Du conte de fées méta Slay The Princess à la parabole sur la bienveillance qu'était Mondealy, en passant par la relation parentale touchante de Meg's Monster, nous avons été submergés par les propositions ambitieuses en la matière. Mais si Videoverse me revient aussi souvent en mémoire, c'est surtout par l'extrême justesse du ton employé, et par sa manière d'entremêler ses différentes thématiques avec une élégance rare.
Mentions honorables
Revenons à présent sur trois titres passés, je le crains, complètement sous les radars et qui méritaient sans doute mieux.
Mon GOTY surréaliste : I Did Not Buy This Ticket, lui aussi visual novel, mais tirant du côté de l'horreur psychédélique et mettant en scène une pleureuse brésilienne en proie à d'étranges visions.
Mon GOTY policier : Paranormasight, jeu d'aventure super ambitieux à la mise en scène assez spectaculaire qui avait illuminé mon mois de mars. C'est malin, c'est bourré de suspense, la musique est top et ça se passe dans le Japon foufou du début des années 80, allez-y les yeux fermés !
Mon GOTY astucieux : Humanity, histoire de ne pas passer pour le gars qui ne fait QUE des visual novels toute la journée. Je ne résiste donc pas à l'envie de vous reparler du meilleur puzzle game de l'année, un bijou de level design comme on en voit rarement.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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