Avec Videoverse, le studio Kinmoku signe un brillantissime visual novel évoquant avec finesse les problématiques de la fin de l'utopie numérique, déjà mal en point il y a vingt ans. Et ce sans oublier d'y ajouter une dose d'espoir.
Derrière le studio Kinmoku, il y a avant tout une figure du jeu vidéo indépendant, l'autrice britannique Lucy Blundell (One Night Stand) et son style un peu éthéré, nostalgique et contemplatif. Les premières minutes donnent ainsi l'impression de voir passer un énième jeu "indépressif". Vous savez, ce genre de produits consacrés à étaler une bonne dose de mal-être sur une flopée de pixels et d'appeler ça un jeu vidéo. J'ai beau adorer ça, je ne suis pas contre un peu de nouveauté en la matière. Et fort heureusement, passé ces quelques premières minutes où l'on baigne dans un sentiment de déjà-vu, Videoverse commence à dérouler son propos particulièrement pertinent. Il s'agit probablement d'une des propositions de jeu narratif les plus fines et les plus audacieuses de l'année, notamment via sa capacité à s'intéresser à des sujets rarement abordés dans le média. Videoverse met les pieds dans le plat de manière brillante et nous rappelle que l'état déplorable d'Internet en 2023 n'était pas (forcément) une fatalité.
Dolphin Software
Nous sommes à l'été 2003. Emmett, un enfant de 15 ans germano-britannique, découvre Internet. Pas de PC accessible à la maison : il doit se contenter pour cela du service en ligne de la Kinmoku Shark, une sorte de proto-GameCube offrant un service de forums en ligne. Un service minimaliste, quelque part entre le Miiverse et MySpace. Dans cet espace sécurisé et pensé pour être accueillant pour les plus jeunes utilisateurs, Emmett s'est fait des amis virtuels, en particulier dans la sous-communauté consacrée à poster des artworks de Feudal Fantasy, un JRPG qui passionne les utilisateurs du fameux Videoverse.
Une communauté qui va bientôt connaître une série de dramas pourrissant l'ambiance : l'insupportable Zalor se sépare de sa petite amie virtuelle Tifa-Chan, plusieurs trolls viennent poster des commentaires extrêmement négatifs sous certains artworks (surtout ceux postés par des filles)… Et une rumeur enfle sur le fait que la société Kinmoku pourrait arrêter purement et simplement ce service de messagerie pour le basculer sur sa future console prévue pour la fin d'année, la Dolphin. Et ce, pile au moment où débarque Vivi, une fan de Feudal Fantasy dont les artworks magnifiques sont bien vite remarqués par tout le monde.
Videoverse va donc suivre les quelques mois de cette petite communauté via des chats en ligne, des messages privés, des posts sur des forums et des pages de comptes d'utilisateurs rudimentaires. Emmett découvre rapidement que la rumeur d'une fermeture imminente du service est fondée, alors qu'il commence justement à se lier avec la nouvelle venue. Dans le même temps, le Videoverse commence lentement, mais sûrement à être débranché par ses administrateurs : les modérateurs sont basculés sur le futur service et n'assurent plus le travail, les pannes se multiplient et l'ambiance se dégrade. Que faire ?
Internet va fermer
Tout au long de ses six heures passées dans la peau du jeune Emmett, on va vous confier un certain nombre de tâches, qui sont autant de petites quêtes annexes à faire progresser à chaque chapitre du jeu. Si l'aspect central de Videoverse tourne autour de la relation entre le protagoniste et Vivi, chaque utilisateur principal du service a son petit arc narratif que vous pourrez choisir ou non d'explorer. Allez-vous devenir un "serial liker" encourageant les utilisateurs à persévérer dans le dessin ? Allez-vous aider votre ami Markus à réaliser une grande fresque pour se souvenir du temps passé dans la communauté ? Allez-vous vous substituer aux modérateurs défaillants pour tenter de chasser les trolls qui se multiplient ? L'interface du jeu est simple, mais il y a beaucoup de choses à faire et à explorer.
Chaque personnage de Videoverse est l'occasion d'ouvrir une série de problématiques très bien vues assez propres à la figure de l'adolescent connecté du début des années 2000. Telle utilisatrice souhaite quitter le service à force de se faire insulter, mais n'a pas d'autre endroit où partager son art. Tel utilisateur gay trouve dans la communauté son premier espace pour faire son coming-out "pour de vrai". Telle autre est "juste" coincée dans son jeu et cherche de l'aide pour battre un boss difficile. À mesure que les mois et les chapitres passent, toutes ces interactions commencent à tisser un réseau sociologique passionnant, qui crée un attachement très fort. Comme Emmett, on ressent à quel point il devient scandaleusement difficile de "laisser partir" cette communauté. Car même si certains usagers ont d'ores et déjà prévu de se retrouver sur le futur service en ligne de la Dolphin, cela ne sera plus jamais comme avant.
Le passage de Shark à la Dolphin dans le jeu est ainsi un drame intense comme seul cet Internet désormais préhistorique a pu en connaître. Kinmoku annonce que le futur service, accessible uniquement depuis sa future console à 200$, sera payant. Pour les utilisateurs les plus âgés, ce n'est pas un problème. Pour les plus jeunes, cela signifie une perte totale de contact avec leurs amis au moins jusqu'au prochain Noël, à condition d'arriver à convaincre leurs parents de leur payer un abonnement pour le online, ce qui est inenvisageable à court terme pour une bonne partie des amateurs de consoles Kinmoku. Videoverse est le récit sublime d'une fracture communautaire dont les derniers moments ressemblent un peu à un show préapocalyptique étrangement émouvant.
C'est la Vivi
Vous naviguez donc au milieu de cette ambiance mêlant joie, tristesse, nostalgique de ce qui va disparaître en anticipation du futur du jeu vidéo. L'ambiance de Videoverse est forcément étrange, puisque chaque utilisateur vit la situation d'une manière assez différente des autres. Les posts sur le réseau ne sont donc jamais unanimes : alors que les forums s'apprêtent à fermer, certains membres peu investis se content de continuer à échanger normalement tandis que d'autres sont visiblement au bord de la dépression à l'approche de la fin annoncée. En réalité, Videoverse aurait pu se contenter de ne raconter que cela, et aurait déjà été un récit très fort. Il arrive à faire mieux.
Deux thématiques centrales vont se déployer, particulièrement dans la seconde moitié du jeu, pour peu que vous forciez un peu Emmett à s'y intéresser. Ce n'est d'ailleurs pas absolument obligatoire, mais le récit vous incite fortement à explorer ces deux problématiques précises. La première consiste à approfondir votre relation avec Vivi, dont on apprend rapidement qu'elle n'est visiblement pas à l'aise avec le fait de discuter de certains aspects de sa vie. Il est possible d'approfondir cette relation via plusieurs axes : Emmett va-t-il essayer d'en faire sa petite amie virtuelle, de l'encourager dans la voie artistique, ou simplement d'essayer de mieux la connaître pour comprendre pourquoi elle semble avoir des accès de tristesse et de découragement ?
Quels que soient les choix que vous effectuerez, l'histoire de Vivi et d'Emmett a des rebondissements assez étonnants et palpitants tout au long de Videoverse, et peuvent déboucher sur plusieurs fins assez intéressantes et totalement vraisemblables au regard de la manière dont vous aurez ou non pris soin de cette relation. Je dois d'ailleurs bien confesser que non, je ne pleurais pas lors de la séquence de fin, j'avais juste le besoin impérieux d'hydrater mes joues.
Modos Operandi
Même si la trame générale de Videoverse ne changera pas fondamentalement (vous n'allez pas empêcher Nintendo de fermer le Miiverse à vous tout seul…), la relation entre Emmett et Vivi pourra déboucher sur des résultats très intéressants. Les dialogues finissent par orienter le jeu sur des problématiques inattendues, notamment sur des questions liées au rôle social, voire thérapeutique des jeux vidéo. Il n'est d'ailleurs pas étonnant qu'on voit apparaître le nom d'une consultante sur des questions médicales au générique de fin, tant ces aspects évoqués par Lucy Blundell sonnent particulièrement juste.
La seconde thématique, plus amère, est celle d'une communauté progressivement livrée à elle-même, avec une modération de plus en plus laxiste, puis finalement complètement absente du service. Là encore, si Videoverse a d'évidents échos contemporains à une époque où ces problématiques s'expriment à un niveau mondial (fermes à troll, abandon de la modération sur certains réseaux sociaux, etc.), elles trouvent une pertinence particulière dans cette micro-communauté supposée "safe" de l'été 2003. Le processus décrivant la manière dont des commentaires cyniques peuvent rapidement basculer vers l'agressivité puis l'hostilité pure et simple si la communauté n'a plus d'outils pour les réguler est assez brillante. Alors que la situation se dégrade, la plupart des utilisateurs "positifs" se découragent et désertent les lieux, laissant davantage le champ libre aux trolls, ce qui plombe de plus en plus un service qui perd sa fonction première d'échanges constructifs.
Et une fois de plus, c'est avec brio que cette problématique est déroulée jusqu'à son terme, dans une séquence où Emmett va (peut-être, cela dépend un peu de vos choix), découvrir un aspect peu reluisant du travail de modérateur et de community manager. Que se cache-t-il derrière les "simples" problèmes de trolls et de commentaires haineux ? Qu'est-ce qu'implique la création d'un espace "safe pour les enfants" dans le monde du jeu en ligne ? Comment "réparer" une communauté abîmée par des feedbacks négatifs constants… Et quelle est la part de cynisme des grosses sociétés de service en ligne là-dedans ? Comme le dit de manière un peu dépitée un utilisateur du Videoverse à un moment triste de l'intrigue, "d'ici dix ans, ça sera sans doute comme ça partout sur Internet". Et un autre d'ajouter "je me demande si Internet a un futur". Eh bien vingt ans plus tard, nous vivons probablement la forme la plus triste et la plus dégradée de ce constat. Même si cela ne fait pas plaisir à lire, Videoverse arrive vraiment à mettre le doigt sur quelque chose de très pertinent, et s'achève sur une note d'espoir : oui, il est toujours possible de faire mieux.
Videoverse a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur.
Quel splendide visual novel. En mettant les deux pieds en plein dans les derniers moments de "l'Internet 1.0", Videoverse livre une fable crépusculaire, mais pleine de perspectives qui n'aurait pas pu mieux choisir que 2023 pour nous livrer son message. Un message qui arrive à trouver un équilibre entre le très banal "soyez bienveillants svp" et le constat que c'est facile à dire, mais horriblement difficile à tenir sur le long terme. Particulièrement quand tout incite à baisser les bras. Quoi que l'on fasse d'Emmett, de ses sentiments contradictoires et de son envie de s'investir ou non dans cette proto-communauté en ligne, on en ressort forcément un peu changé. Et je veux croire, aussi, qu'on en ressort un peu meilleur.
Les + | Les - |
- Thématiques très justes | - Quelques sidequests pas forcément très instinctives |
- De très nombreux personnages très attachants | |
- Jolie rejouabilité pour explorer d'autres voies | |
- Interface simple et claire | |
- Direction artistique très chouette | |
- Non je pleure pas, c'est toi qui pleure, d'abord |
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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