Sorti l’an dernier sur PC, Umurangi Generation sort sur Switch alors que les jeux de photographie se multiplient. Aucun risque, pourtant, de le voir passer inaperçu, tant sa proposition détonne dans le genre et le média en général. Les visions de renversement se suivent mais ne se ressemblent pas dans ce titre à l’aura révolutionnaire.
Depuis quelques années, la photographie dans le jeu vidéo connait un gain de popularité notable. Couplé au partage encouragé sur les réseaux sociaux, le réflexe du screenshot et la démocratisation du mode photo se sont développés dans les habitudes des joueurs et joueuses, ainsi que des studios, qui y trouvent un bon moyen d’encourager celles et ceux qui aiment leurs productions à diffuser leur enthousiasme. Un outil qui contente les fans, permet aux artistes de tordre les limites induites par la caméra et prolonge à moindre coût l’écho marketing d’un titre, en particulier pour les projets au budget conséquent (FF7 Remake, Ghost of Tsushima, Cyberpunk 2077 parmi d’autres). En parallèle et pourtant encore à la marge de ce nouvel attrait, la photographie se développe également comme élément de gameplay central.
À mi-chemin du FPS et du walking sim, un sous-genre est en train de se constituer, notamment mené par des envies de safari à la fois respectueuses de la nature et promesses de dépaysement : New Pokémon Snap, Beasts of Maravilla Island ou Alekon (les joies de la vente à l’international) sont tous trois sortis en moins de deux mois et dédiés à la traque sans y toucher de bestioles exotiques. Et si le besoin de réaction, prêt à rafaler, face aux suites de scénettes capte la dimension hasardeuse de la prise de photos, celle-ci s’efface peu à peu derrière la répétition des parcours, qui plus est guidés sur rails. Avec Umurangi Generation, le studio ORIGAME DIGITAL, constitué du seul Naphtali « Veselekov » Faulkner, s’attarde sur un plus large spectre de la photographie. D’une dimension personnelle, intime, dédiée aux souvenirs qu’on aimerait faire durer, à celle attachée au travail des photo-reporters, dans ce que cette image induit de plus cru. On surveillait le titre depuis sa sortie PC l’an dernier, attendant impatiemment son portage Switch et sans savoir précisément de quoi il retournait. C’est peu dire qu’on n’a pas été déçu du voyage, mené sur des chemins plus chaotiques qu’attendu. Soirée diapos ?
Fondation Quartier-Béton
Les premiers pas sont assez déroutants, perché qu’on est au sommet d’un immeuble en chantier. Chantier interdit au public, qui plus est, mais abandonné depuis assez longtemps pour qu’un petit groupe de zonards, le nôtre ou peu importe, y ait installé l’équipement nécessaire pour traîner à haute altitude, au calme, en compagnie des mouettes. Cette zone est importante et assez casse-gueule, car Umurangi Generation prend son ampleur sur la longueur, à force de côtoyer l’univers déployé, et qu’on y est balancé sans introduction particulière autre qu’un tutoriel à trouver dans le menu principal. Le toit en travaux donne le ton : tout enchevêtré sur lui-même, il faut se faufiler, prendre de la hauteur et faire l’équilibriste sur une planche pour en atteindre les recoins. L’ensemble des niveaux est construit sur un schéma biscornu similaire, incitant à prendre des chemins de traverse afin d’observer les alentours depuis un nouveau point de vue, appareil photo en main.
Car d’observation il est question en premier lieu, et l’exploration va de pair avec la mission qui nous est fixée. Dans la lignée d’une tradition a priori un peu désuète du platformer, une liste d’objectifs est à remplir pour passer au niveau suivant, qui nécessite de prendre en photo des éléments précis : des oiseaux, des bombes de peinture, un mot tagué sur un mur… Plus un prétexte qu’autre chose, en réalité, pour nous amener à observer ce qui nous entoure. Et parfois à crapahuter en haut d’un escalier de secours pour trouver un endroit depuis lequel on pourra photographier deux sujets dans le même cadre. La musique, une electro assez froide mais qui ne reste pas pour autant dans le minimalisme, accompagne comme il faut cette exploration urbaine. On la doit à ThorHighHeels, vidéaste et compositeur, qu’on sait en ce moment à l’œuvre sur son propre jeu et en collaboration avec Stuffed Wombat sur PRODUCER (2021). On y découvre en passant une maniabilité un peu flottante et quelques soucis techniques, mais rien d’handicapant à la longue, car la physique est assez souple et permissive. Il faut aussi dire que les niveaux (neuf + quatre du DLC Macro inclus de base dans la version Switch) ont bien assez de caractère pour éclipser ces petits cahots, d’autant qu’on est incité à s’approprier les lieux, à pied et à vue, en prenant le temps.
Les sunlights des torpilles
Après chaque cliché pris (avec son appareil argentique), un écran d’édition, amené à s’enrichir de multiples réglages au fil de la progression, permet d’effectuer des retouches légères ou drastiques, à l’envi. De quoi saisir une atmosphère ou la créer presque tout entière, à partir d’un matériau d’origine d’une richesse surprenante et qui s’étend dans deux directions. L’abondance, en premier lieu, de sujets potentiels : multiples objets aux formes, couleurs et agencements variés, murs, rails et barrières, à confronter en profitant de la profondeur de champ d’une rue passante ou de l’étroitesse d’un wagon. Des décors qu’on arpente tantôt comme un reporter en terrain inconnu, tantôt comme un professionnel en studio dirigeant nos acteurs. Ces espaces parcourus doivent beaucoup à la manière dont les personnages croisés les occupent. Tous nous ignorent, le rêve de tout photographe espérant s’immiscer dans un quotidien étranger, excepté notre groupe de potes, dont un manchot, qui nous accompagnent partout, prêts à changer de pose selon notre volonté. Le temps d’une scène, la réalité du monde est mise en pause, se dilate, et nous permet de prendre nos photos bien à l’aise.
Ce choix de temporalité aurait pu dériver vers le safari-photo. Un écueil dépassé car autour de soi, niveau après niveau, le monde évolue et cette progression est renforcée par l’effet de surprise qui l’accompagne. Plongé dans un univers inconnu sans introduction, on fait d’abord avec ce qu’on a sous les yeux : une énorme ville, un mur qui semble l’entourer, les initiales U.N. inscrites un peu partout, des avions de chasse qui passent juste au-dessus de notre tête. Puis viennent des tags dénonciateurs, des hommes en armes au repos. Au pied du mur, un rassemblement de voitures à néons et, dans une rue parallèle, une zone gardée où semble avoir eu lieu le crash d’un drôle d’engin. Sur le chemin, on croise beaucoup de journaux, d’annonces défilant à la télé, qui donnent des bribes de contexte, à condition de les observer à travers l’objectif de son appareil. Ainsi, la photographie peut être pensée comme un outil dédié au travail du regard, qui donne des indices sur la nature des choses, d’un gouvernement ayant abandonné ses devoirs à une jeunesse décidée à ne pas se laisser contraindre. Et puis, arrivé au niveau 5, un moment de bascule arrive et avec lui s’emballe tout le discours porté sous couvert par Umurangi Generation.
Look up at the sky
Naphtali Faulkner, le développeur du jeu, est originaire de Nouvelle-Zélande et installé en Australie. Il est issu du peuple Māori, plus précisément des Ngāi Te Rangi, groupe basé dans la région de Tauranga, la ville où se situe Umurangi Generation. Influencé par ses études et marqué par la manière dont le gouvernement australien a géré les incendies qui ont ravagé le pays entre 2019 et 2020, Faulkner entendait laisser aux joueurs et joueuses la plus libre approche possible de remplir les objectifs, tout en insufflant une colère, en lui de moins en moins sourde, au corps du jeu. D’après ce qu’on a appris de l’histoire, un événement à l’écho planétaire aurait forcé les Nations unies à prendre le contrôle du pays pour le protéger à coups de mesures contraignantes. Cette situation de crise a débouché notamment sur des abus liberticides et une différence de traitement au sein de la population. Un semblant d’informations aurait peut-être été nécessaire, au moins la précision que le personnage incarné est photographe pour un journal local, ce qui aurait posé une bribe de narration introductive à l’univers développé. Mais on comprend également que cette décision est aussi impactante pour l’autonomie du photographe en herbe, le poussant, s’il le souhaite, à creuser la matière proposée par le jeu et à s’y engager.
L’engagement, profond, sincère, semble en tout cas être le maître mot d’Umurangi Generation. Celui de son développeur, dans un premier temps, qui emplit son titre de ce qui le constitue. La culture māori baigne le jeu, des tags présents partout, comme un besoin fondamental d’expression, à son titre. Umurangi signifie « ciel rouge » en te reo, la langue māori, et fait le lien avec l’inquiétude et la rage qui sous-tendent l’atmosphère à l’œuvre. Une référence à la couleur prise par le ciel lors des incendies australiens, catastrophe naturelle dont la gestion par les autorités a été jugé lamentable par Faulkner, et dont l’aura écologique a été reliée à un contexte de science-fiction. L’écrin a fait ses preuves en tant que genre politique et Faulkner l’embrasse sans partage, en particulier dans les quatre niveaux du DLC Macro, alignant en premier lieu l’impasse fasciste immanquable du capitalisme. L’influence d’Evangelion, notamment, s’y fait plus claire mais aussi prise à contrepied, comme si les événements y étaient vécus du point de vue d’un citoyen lambda, loin de l’abstraction des décideurs.
C’est, dans un second temps, l’engagement du joueur qui est recherché. D’abord dans le processus créatif laissé le plus libre possible, avec des objectifs vagues et aux réponses multiples, permettant à chacun de s’exprimer comme il l’entend. Il y aurait toutefois peut-être eu moyen de l’impliquer encore un peu plus dans l’observation et l’accomplissement des objectifs principaux par plus de souplesse dans l’établissement des éléments à photographier. Parfois, cette liste peut s’apparenter, et ça ressort d’autant plus lorsqu’on tente de remplir tous les objectifs secondaires en moins de 10 minutes, à une liste de courses quelque peu fastidieuse à compléter. Cette superficialité sert la rejouabilité et le côté arcade « à la Jet Set Radio », certes, et semble nécessaire pour que tout le monde sache à peu près quoi chercher, mais amoindrit la force de la proposition lorsqu’on se met à tourner en rond sans trouver ce qu’on cherche. En s’y astreignant, par contre, on récupère des options de gameplay supplémentaires que vient enrichir en fin de jeu un mode Créatif très complet et permissif. De quoi y créer son propre cheminement, visuel et thématique. C’est à cet endroit, où les photographies de l’intime et du documentaire se rencontrent, qu’apparaît l’engagement, et les fils qu’on tire entre le jeu et notre quotidien. Il est d’ailleurs assez émouvant de découvrir enfin le visage de son personnage à la toute fin du jeu, en mode selfie, alors qu’une protestation, une de plus, a mal tourné pour les manifestants. C’est dans ces moments qu’Umurangi Generation nous renverse de toute la force qu’il concentre en lui. Dès lors, pourquoi devrait-il n’y avoir que le ciel qui brûle ?
Soirée diapos !
On profite de l’opportunité d’avoir fait un paquet de photos (le jeu propose de les sauvegarder dans la mémoire de la console à la volée, c’est fort pratique) pour afficher certaines d’entre elles prises dans les quatre derniers niveaux. Une façon supplémentaire de montrer la chouette direction artistique choisie, un peu crado sans peur de l’aliasing, à la marge, dans la lignée de notre groupe de personnages. On aimerait avoir autant de style qu’eux – c’est peine perdue.
Umurangi Generation a été testé sur Switch en mode rotation (on peut incliner la console, un bon compromis souplesse/prise en main) via une clé fournie par l’éditeur. Il est également disponible sur PC, sans version française pour le moment. Un mode daltonien est présent.
Simulateur de glandouille entre copains, jeu de photographie très complet ou charge politique anticapitaliste, Umurangi Generation brouille les pistes et déstabilise à tous niveaux. On y vient pour tester le compas de notre œil, on en ressort avec la volonté de tout renverser. Très bel exemple de jeu engagé, qui a l’habileté de porter haut ses convictions, avec style et sans y sacrifier un socle de gameplay solide, il mérite tous les regards.
Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
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