Neva signe le retour très attendu de Nomada au jeu d'aventure émotionnel. Un second titre à l'ambition artistique encore une fois très haute, mieux rythmé, qui manque pourtant de nous emporter tout entier dans le sillage de son histoire.
Avec GRIS, sorti il y a bientôt six ans, Nomada Studio faisait une entrée remarquée sur la scène du jeu indé. Accompagné de Devolver à l’édition, le studio barcelonais et son héroïne au carré bouffant retournaient la plupart des têtes, à coups d’aquarelle et d’animations à la ligne fine, ici y compris. Quand j’y ai joué quelque temps plus tard, la mienne, de tête, est restée affaissée sur mes épaules (jusque-là rien d’anormal) et globalement impassible devant ce qui était censé me faire hoqueter d’émotion. J’ai pourtant la larme facile, c’est donc que quelque chose me manquait. En l’occurrence plusieurs choses, dont une structure plus concise, des puzzles moins plan-plan et connectés à la narration, ou une économie sur la musique emphatique. La promesse derrière Neva était pourtant trop belle pour que je ne veuille pas m’y pencher, friand que je suis de belles histoires au potentiel tragique. D’autant qu’ajouter une épée à la taille de notre nouveau personnage principal et un loup géant à ses côtés, c’était parler directement à mon âme de poète guerrier – j’ai parfois des élans à la Juan Branco, que voulez-vous.
Aller au corps à cœur
Cette fois, les larmes ont perlé dans les 10 minutes. Mazette. Après sa très belle cinématique d’introduction (comme le seront celles qui suivent), qui l’a vue assister au violent déferlement d’ombres noires sur la plaine sur laquelle s’ouvre la forêt où elle vit, il est temps pour notre héroïne sans nom, mais avec un style sans faille, de se réveiller. Et avec elle une boule de poils haute comme trois pommes, jappant avec insistance lorsqu’on l’appelle : Neva. Un peu plus loin, alors que cette dernière manque de louper un saut et reste suspendue à la corniche en couinant d’effort, je me précipite pour l’aider par réflexe et c’est moi qui tombe, alors que son animation se termine gentiment et qu’elle se hisse, les quatre pattes sur la terre ferme. Difficile de faire autrement, on s’attache exceptionnellement vite au louveteau, et c’est ce lien qui est au programme de l’aventure, avec toutes les évolutions qu’il va connaitre. Au point d’avoir dédié une touche aux interactions passives qui lui sont consacrées (l’appeler et la caresser), dans une configuration des actions qui essaie pourtant de rester la plus simple possible.
Découpée en chapitres dédiés chacun à une saison, l’histoire suit l’avancée de notre personnage et de Neva dans leur lutte contre ces forces qui se nourrissent d’arbres rongés par la noirceur et disparaissent dans une poignée de feuilles vertes. Avec l’été, rayonnant, on apprend à bouger, à sauter, à manier l’épée, et à apprécier des animations toujours d’une rare élégance. Mais c’est surtout la relation avec Neva qui ressort de cette première saison. On avance avec ou malgré elle, attirée qu’elle peut être par quelque chose plus loin dans le hors-champ. Il faut l’encourager lorsqu’elle hésite à avancer, et si elle a décidé de ne pas bouger, elle ne bougera pas ; une manière marrante de nous faire comprendre qu’il y a encore à faire. Si, entre les paysages forestiers luxuriants, les animaux géants et les ennemis tout droits sortis du Voyage de Chihiro (2001), l’influence des univers de Miyazaki saute aux yeux, on se demande si les jeux de Fumito Ueda n’auraient pas été une source d’inspiration également, dans le rapport à l’autre et comment en prendre soin (Ico, 2001) et lorsque l’autre en question est un animal avec sa personnalité propre (The Last Guardian, 2016). On a vu pire, comme référence, mais il s’agit d’en être à la hauteur.
Neva reprend de GRIS sa propension aux puzzles environnementaux en y ajoutant une dynamique action-plateforme, avec une grosse emphase sur la plateforme. Les tableaux rencontrés sont invariablement intuitifs et simples à passer, un bon point pour les novices du genre, quand l’expérience tournera presque au cinematic platformer pour les joueureuses chevronné·es. Dans ce cas, on s’attardera avant tout sur la variété proposée par les situations, profitant de l’ajout d’une unique capacité développée par la louve avec le temps ou des spécificités des environnements traversés (miroir, obscurité…). Tout cela ne brille jamais par son originalité mais au moins on ne s’ennuie pas, car le studio a retenu de GRIS qu’il ne fallait pas faire durer une séquence jusqu’à l’épuisement. Le rythme général de Neva a gagné en cadence en comparaison de son prédécesseur, quand même une aubaine lorsque que le générique défile après 4h, et on enchaîne tout ceci comme on avale les kilomètres à dos de loup.
Autre nouveauté de cette suite spirituelle, les combats gardent un impératif de simplicité de prise en main : on tape, on esquive avec une roulade ou un dash, on plonge en piqué. C’est à peu près tout, viendra seulement se greffer la capacité de Neva évoquée plus tôt. Malgré cette aridité technique, le plaisir est là, d’autant que les trois points de vie, qu’on regagne petit à petit en frappant sans être touché, partent rapidement et imposent une certaine mobilité. Les arènes et les ennemis sont généralement pensés comme un petit puzzle, obligeant, toujours a minima, à s’adapter rapidement. Les situations ont certes tendance à se répéter un peu et plus de variété encore aurait été bienvenue, mais ça bouge bien et c’est l’essentiel. Dans le même ordre d’idée, les quelques boss croisés sont une formalité à passer et servent plus le spectacle qu’autre chose. À noter, au passage, la présence d’un mode Histoire, pour ne pas se prendre le chou avec les points de vie et s’éviter de devoir recommencer un passage embêtant. Mais alors qu’aurait Neva pour lui, si ce n’est la formule légèrement pivotée et mieux maitrisée de ce qui existait avant ?
Loup garant
On sent l’envie particulière, chez Nomada, de faire atteindre aux joueuses et joueurs un point de rupture émotionnelle. Celui, plutôt rare au demeurant, où l’on s’affranchit de la distance avec le jeu ou toute production à qui on dévoue son temps, et où l’on se trouve tout à fait vulnérable face à elle. Chacun trouvera ça en lui et a ses propres déclencheurs, ses soft spots, mais plusieurs éléments de Neva trahissent cette volonté d’aller nous chercher en plein cœur, là où la voix se casse dans la gorge au moment de parler, et ce sans y arriver – à mon endroit, en tout cas.
Un petit trigger warning ne peut pas faire de mal : si vous êtes sensible à la souffrance animale, plusieurs scènes de Neva en contiennent, notamment lorsque notre amie louve se fait malmener, ou dans les décors avec des animaux figés dans la mort dans des postures torturées. Le pendant animal de ce qui s'observait côté humain dans After Us, d'un autre studio espagnol. C'est un héritage pictural ou il faut qu'on s'inquiète ?
Cette recherche de l’émotion vive, elle s’observe dans les montées en puissance. Ça passe par ces fins de chapitres où, au moment d’occire un boss, la jeune femme et Neva s’arrêtent un instant dans leur mouvement, avant l’accélération soudaine de l’animation et le tremblement de la caméra lorsqu’elles enfoncent leur lame et crocs respectifs dans l’ennemi à leur merci. Par ces brutales coupures au noir qui interrompent une chute avant de retrouver le ou les personnages étendus par terre. Par la musique, encore une fois de Berlinist, encore une fois de celles qui gonflent les émotions à ressentir au lieu d’en accompagner l’éruption. La fin du jeu arrivée, c’est la frustration de l’occasion manquée qui l’emporte, mais là encore à peu de mots et mollement, car les bonnes idées sont partout, de ce découpage narratif ambitieux qui multiplie les ellipses au travail visuel toujours très impressionnant avec ses beaux jeux d’échelle, la texture au grain de risographie et l’opacité régulière de l’image, à tel point qu’on perd de vue le personnage – elle est bien là, c’est juste qu’elle nous échappe quelques instants.
Finalement, c’est peut-être la dynamique du duo avec Neva qui retranscrit au mieux le beau mouvement du jeu, lequel ne décrit pas tout à fait l’arc de cercle parfait qu’on lui rêvait. La première partie est un émerveillement, visuel car on sort du continuel dégradé de l’image qui ne tarde pas à reprendre les rênes, mais surtout car la relation avec Neva est celle de deux dépendances. On ne demande qu’à être là pour elle, et elle se fait un soutien moral et, en combat, vital (ses aboiements anticipent les attaques). Dès la deuxième saison pourtant, alors qu’elle a grandi et adopte une posture plus noble entre le cerf et le loup, les interactions automatisées prennent le dessus. Apparaissent d’ailleurs des puzzles moins raccords avec la narration, plus artificiels, qui défont un peu le charme à l’œuvre jusqu’à présent.
[Léger spoil en milieu de paragraphe] Puis la louve devient une partie de notre arsenal, ciao Ueda, les interactions indispensables qui faisaient la relation du début se font plus rares. Ça traduit certes sa prise d’autonomie, et ce malgré une certaine synergie entre les personnages, mais le rapport se fait plus utilitaire que sensible. Et lorsqu’arrive la phase d’absence redoutée qu’on pouvait pressentir depuis un bout de temps, les puzzles redeviennent fades, alors même que la fin du jeu approche. Là où la trajectoire émotionnelle de Neva devait suivre un mouvement crescendo et finir en apothéose, elle est plombée par une structure qui ravit l'air au feu qu’on tentait de garder vif. Pas étonnant que les interactions dédiées jusque-là à notre compagnonne de toujours ne servent dès lors plus qu’à se lamenter.
Neva a été testé sur PC (Steam Deck) via une clé fournie par l'éditeur. Il est également disponible sur Switch, PS4/5 et Xbox Series.
Il faut croire qu’en l’occurrence, on préfère les débuts aux fins, les chiots aux chiens. Avec Neva, Nomada cherche l’ampleur de l’aventure émotionnelle en faisant mine de se concentrer sur le lien qu’on établit très vite avec la louve. Appliquant avec réussite une formule très classique du jeu d’action-plateforme au format poche, et en cherchant à événementialiser chaque séquence comme autant d’étapes uniques de gameplay qui nourrissent la relation des deux héroïnes, le pari était presque tenu. Mais malgré tous ces efforts, où la patte artistique du studio fait une nouvelle fois forte impression, la structure adoptée laisse s’évanouir petit à petit et sans mot dire une bonne part de la ferveur qu’on attendait de mobiliser. C’est seulement une fois le générique de fin atteint qu’on réalise qu’il n’en reste que les traces du début de l’aventure, l’écho des aboiements d’un louveteau plein d’entrain.
Les + | Les - |
- Les animations, incroyablement expressives | - On n'est pas aussi impliqué émotionnellement qu'on le souhaitait |
- Une formule action plateforme efficace, à défaut d'être originale | - Certains puzzles trop artificiels |
- Une structure sans trop de temps morts... | - ... qui a du mal à faire quelque chose de la relation entre Neva et l'humaine |
- Un second jeu encore une fois très accessible aux novices, et à grand spectacle |
Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
follow me :
Articles similaires
Caves of Qud – Millésime d'exception
déc. 08, 2024
Uncle Chop's Rocket Shop - CaPIGtalisme galactique
déc. 06, 2024
Mythwrecked: Ambrosia Island - (Trop) Sages divinités
déc. 04, 2024