Longtemps les combats étaient considérés comme une composante essentielle d’un RPG, même s’ils brillaient rarement par leur gameplay. Récemment, ZA/UM a donné tort à cette idée préconçue en livrant avec Disco Elysium un jeu brillant dont la seule mécanique était des choix de dialogue et qui parvenait malgré tout à être bourré de péripéties. Un tour de maître pas franchement évident qui n’avait réussi que grâce au talent de l’ensemble du studio, que ce soit au niveau de l’écriture, de l’ambiance, des graphismes ou de la musique. Depuis, Gamedec s’est également essayé à l’exercice. Le résultat ? Une réussite peut-être pas aussi totale mais un RPG qui fait également du dialogue une mécanique qui se suffit à elle-même et un jeu vidéo avec un gameplay minimal qui réussit malgré tout à parler admirablement de toute sorte de jeu vidéo en général.
Mais avant, resituons un peu le contexte. Gamedec, ce sont avant tout des livres, écrits par Marcin Przybyłek, et dont le premier tome a été publié en 2004. Si vous n’en avez jamais entendu parler, c’est normal : jusqu’à début septembre, les livres n’étaient disponibles qu’en polonais. Nous avons désormais droit à une version en anglais, malheureusement uniquement vendue en ebook sur Amazon et absolument illisible sur une Kindle. Depuis 2017, l’auteur s’est associé à Anshar Studio pour créer une adaptation vidéoludique de son œuvre. Il faut dire que l’univers créé par Przybyłek se prête parfaitement à l’exercice : un monde cyberpunk, où les gens passent une partie de leur vie dans différents mondes virtuels gamifiés et dans lesquels des détectives spécialisés se retrouvent à enquêter sur des crimes et tricheries commis en leur sein. Difficile de trouver œuvre plus parfaite pour ce format.
GameDeckard
Warsaw City, 22ème siècle. La nature a repris ses droits et confine les habitants de la ville entre quatre murs. La ville a donc grandi en hauteur, réservant la lumière aux plus riches, pendant que les autres s’enfoncent de plus en plus profondément jusqu’à arriver aux ruines de la Vieille Varsovie, habitées par des marginaux ayant rejeté la vie civilisée et des animaux mutants. Pas d’autres choix pour les citoyens que les mondes virtuels pour échapper à l’opressante cité. Ils se présentent sous la forme de jeux et il en existe un pour chaque envie : vous voulez réaliser vos fantasmes les plus sombres ? Créer une ferme virtuelle ? Être dans un dating sim où votre avatar est désirable et désiré ? Mais dans un monde où la réalité est quasiment invivable, où des gens qui n’ont plus d’existence physique continuent de vivre dans des mondes virtuels, où il est possible de créer une personne physique à partir d’une intelligence artificielle, le concept de « réalité » a-t-il encore un sens ? C’est tout le principe du scénario de Gamedec.
Comme le nom pouvait le laisser présager, on y joue donc un gamedec, des joueurs-détectives-hackers chargés d’enquêter principalement sur les cheats et autres hacks utilisés par certains joueurs dans les différents mondes virtuels. Chaque gamedec a un passé différent, ce qui est reflété dans la création de personnage qui nous fait choisir une origine, ville haute ou basse, et une philosophie de vie. Cette dernière nous donne quelques attributs de base, nécessaires pour choisir des spécialisations. Anshar n’a pas choisi un système de classe que l’on choisit au début et qui reste la même tout au long du jeu : on peut, au fur et à mesure, piocher ici et là parmi quatre branches de spécialisation, et décider si l’on préfère être polyvalent ou très spécialisé. Ces branches correspondent chacune à un métier qu’aurait pu exercer notre personnage dans sa vie précédente et qui sont des compétences essentielles pour un gamedec : médecin, influenceur/journaliste, combattant ou spécialiste en informatique/hacker. Votre choix de spécialisations, en plus de vous débloquer des options de dialogue et d’interactions supplémentaires, influera également sur le comportement de votre personnage. Un personnage spécialisé dans le combat aura tendance à recourir à la violence là où un influenceur profitera de sa notoriété et de son charisme pour amener les gens à sa cause. En retour, votre façon de répondre déterminera quels attributs vous obtenez au fil du temps et donc quelles compétences s’offrent à vous.
Pas de mauvaise réponse
Evidemment, notre histoire commence avec une enquête et, vous vous en doutez bien, ça ne sera pas la dernière. On enchaînera dans Gamedec différentes enquêtes dans différents mondes, toutes liées à une histoire plus globale qui compose le scénario de notre jeu. Pour chaque enquête, il s’agira d’aller dans un monde virtuel (ou non) et de remplir les différentes étapes jusqu’à sa résolution. Le jeu ne possède pas de système de quêtes à proprement parler. Quelques histoires secondaires possèdent un système plus classique, même si leur issue finale dépendra également de votre choix, mais la plupart du temps, ce qui sert de quêtes sont plus des étapes globales à remplir qui font partie du système d’enquête du jeu. A chaque grand moment de votre enquête, vous serez amené à faire une déduction sur un point important. Elles se présentent sous la forme de choix dans un menu dédié et sont débloquées au fur et à mesure des découvertes que vous aurez faites en parlant aux différents personnages du jeu. Toutes les déductions possibles ne seront pas forcément débloquées à chaque étape. Vu qu’elles dépendent de vos découvertes et donc de vos actions, vous n’aurez pas forcément trouvé chaque personnage pouvant vous donner des informations, vous n’aurez pas choisi les bonnes options de dialogue ou tout simplement, les compétences choisies vous bloquent l’accès à un indice qui en demande une autre.
Mais ces limitations, si elles peuvent être un peu frustrantes, permettent aussi au jeu de présenter une certaine rejouabilité. Car, à part dans de rares cas de déductions très secondaires, vous n’aurez jamais ouvertement tort ou raison dans les choix que vous faites. Anshar a promis un jeu « qui s’adapte continuellement à vos choix sans jamais vous juger » et c’est fondamentalement vrai. C’est un avantage et un inconvénient : vous n’aurez jamais la sensation de vous tromper ou le stress de faire un choix qui pourra venir ruiner votre partie car effectivement, le jeu s’adapte. Mais il s’adapte en vous faisant revenir toujours sur les mêmes rails et l’histoire globale ne sera pas changée par vos décisions. Vous aurez tout de même accès à de nouveaux embranchements dans votre enquête et donc à de nouveaux personnages, à de nouvelles informations sur le monde et à de nouvelles possibilités dans la suite du jeu selon les affinités ou non que vous aurez formé. De quoi donner envie de relancer une partie malgré tout, ne serait-ce que quelques mois après la fin de sa première partie, puisque Gamedec est un jeu assez bien écrit, malgré quelques maladresses, qui donne envie d’explorer les moindres recoins de son univers. La mise en scène joue aussi sur ce sentiment, avec des transitions extrêmement fluides entre mode « cinématique » et mode « jeu » et certains personnages, pas tous malheureusement, qui ne restent pas figés, qui vont aller vers nous pour nous saluer, se déplacer, s’arrêter quand on leur parle… On peut regretter cependant que nos connaissances de certaines informations ne soient pas toujours prises en compte par les personnages, qui vont donc nous mentir ou nous répéter des choses que l’on sait déjà sans que l’on puisse y réagir.
Remettre le cyber dans cyberpunk
J’ai souvent parlé des mondes cyberpunk et de leur manque d’imagination sur la représentation du genre. Là où la plupart restent ancrés dans le monde réel, multipliant les grands immeubles touchant les nuages et les néons déchirant l’ambiance obligatoirement grisâtre de leurs multiples couleurs, Gamedec a choisi d’explorer un recoin du genre ironiquement peu représenté dans le jeu vidéo : les mondes virtuels. Vous allez passer une grande partie de votre temps en terrain connu puisque la majorité des enquêtes se déroulent dans un cliché de jeu vidéo, chacun ayant une ambiance différente, sublimée par les graphismes plus que corrects pour un RPG isométrique. Vous aurez droit au jeu « mature et violent » qui permet à des adultes consentants d’explorer leurs pulsions sexuelles et morbides, au jeu de simulation de ferme dont la mécanique principale sont les lootbox, sans oublier le jeu d’inspiration médiévale où les participants prennent le jeu de rôle un peu trop au sérieux. Gamedec parle incroyablement bien du média et arrive à retranscrire chaque sensation que l’on peut avoir en jouant à un jeu du genre, tout en se contentant lui-même de dialogues et d’interactions avec le monde pour tout gameplay. On ressent parfaitement le poids de la pression sociale courante dans les MMO dans Harvest Time, le jeu de simulation de ferme, où la réussite ne tient qu’à notre niveau, au nombre d’objets rares que l’on arrive à accumuler et au temps total passé sur le jeu, où une absence peut conduire à un ban. On voit aussi toute l’absurdité du farm dans le jeu vidéo quand on se retrouve à tuer quelqu’un en boucle afin de juste monter de niveau pour entrer dans un bâtiment, dans un monde virtuel où même réaliser ses fantasmes demande de grinder.
Il y a aussi un côté tragique qui permet de mieux comprendre l’univers dans lequel on évolue : malgré les règles absurdes et les pratiques discutables de ces mondes virtuels, les êtres humains de Gamedec préfèrent passer la majorité de leur temps en leur sein tant la vie au 22ème siècle semble vidée de tout son sens. Certains même décident d’y passer leur mort, en transférant leur conscience dans un corps virtuel une fois que leur existence physique touche à sa fin. Comme dit précédemment, toute la confusion entre ce qui représente la réalité (est-ce l’endroit où notre corps physique existe ou l’endroit où notre conscience passe la majorité de notre temps ?) et le virtuel est l’un des points centrals de l’histoire. Choisir un setting de jeu vidéo est un excellent moyen de retranscrire cette vaste problématique sans perdre le joueur.
Malheureusement, tout l’univers de Gamedec n’aura pas eu le droit à ce traitement. Au contraire des mondes virtuels, comprendre tout ce qui a trait à la « réalité » de cet univers demandera de lire avec attention les différentes entrées du codex fourni. On est présenté à longueur de temps avec un nouveau vocabulaire et de nouvelles informations sur nos possibilités en tant que gamedec et le seul moyen de comprendre exactement ce qu’on essaie de nous raconter consistera à lire de nombreux textes dans des menus plutôt qu’une explication organique dans le jeu lui-même. Sans parler de l’ironie du monde virtuel qui nous est plus familier que la réalité, c’est un peu dommage, d’autant plus dans un jeu qui a connu de gros problèmes de traduction pendant trop longtemps. On peut tout de même souligner que les entrées de codex sont présentées sous plusieurs formats, ce qui rend la lecture plus fluide et assez agréable.
On regrette également que le titre possède l’un des défauts souvent présents dans les jeux indépendants narratifs ces derniers temps : l’impossibilité de réussir à finir son scénario correctement. Même si les deux jeux n’ont rien à voir, Gamedec possède ça en commun avec Backbone : un début prometteur avec une fin qui donne l’impression d’avoir été accélérée par rapport à tout le reste du jeu, comme si les développeurs s’étaient rendu compte qu’ils devaient soudainement finir sans l’avoir anticipé au préalable. On finit par passer de monde en monde sans s’attarder et en étant bombardé de concepts technologiques et ésotériques. J’étais personnellement plus là pour le voyage que pour la destination mais certains joueurs pourraient se retrouver frustrés face à ce développement.
Gamedec a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur. Le jeu est prévu pour sortir sur Switch à une date encore non annoncée.
Gamedec est un jeu très intéressant, qui réussit son pari de rester passionnant durant la majorité de la dizaine d’heures nécessaires pour le finir en se basant uniquement sur ses dialogues et son système d’enquête et de déduction. Il aborde une problématique très intéressante avec les mondes virtuels et la perception de la réalité qui en découle. On regrette cependant que quelques soucis de cohérence viennent entacher des dialogues globalement réussis, que le monde se découvre en majorité à travers un codex et que les problèmes de traduction aient rendu la découverte du jeu assez frustrante. Malgré une dernière partie plus faible que le reste du jeu, il reste un très bon exemple à la fois de RPG isométrique sans combat et à la fois d’adaptation d’oeuvres littéraires en jeu vidéo.
Fanny Dufour
Rédactrice le jour et rédactrice en chef la nuit. J'aime qu'on me raconte des histoires, mais seulement dans les jeux.
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