State of Mind est décrit par ses créateurs Daedalic Entertainment comme un « jeu à suspens futuriste ». Une façon un peu compliquée de dire que c’est un jeu narratif abordant les thèmes classiques du futurisme, le transhumanisme, l’avancée technologique, l’intrusion des robots dans nos vies, le tout sous couvert d’une histoire de disparition mystérieuse.
J’entretiens une relation paradoxale avec les jeux narratifs : j’ai tendance à penser que les jeux vidéo n’exploitent jamais assez leur originalité pour servir un bon scénario et c’est ce qui est souvent reproché à ce style, qui n’aurait pas de « gameplay » et qui du coup ne produirait pas de « vrais » jeux. Mais à côté de ça, je me laisse souvent tenter et beaucoup d’entre eux finissent en bonne place dans mes jeux préférés, comme Tacoma. Alors quand en plus on me promet de parler de transhumanisme dans une ambiance cyberpunk, je suis incapable de résister, ravie du grand retour de ce genre bien qu’un peu inquiète sur ce que ça dit de notre société actuelle.
Blade Runner 2045
Nous sommes en 2045, à Berlin et un homme du nom de Richard Nolan cherche désespérément sa famille dont il n’a pas de nouvelles après un accident. Mais l’homme n’est pas n’importe qui : il est journaliste et de plus en plus ouvertement technophobe, critiquant vertement la grande corporation qui produit les nombreux robots qui peuplent le monde et qui dirige les différentes facettes technologiques de la vie des êtres humains de cette époque. Et il ne fait pas bon de vivre sur Terre en 2045 : les guerres se multiplient, les attentats sont légion. Une bonne raison pour convaincre les gens de se faire scanner pour espérer, officiellement, aller sur la première colonie martienne et fuir l’enfer dystopique qu’est devenue notre planète. Et je ne vous en dirais volontairement pas beaucoup plus, State of Mind étant un jeu narratif.
Si au premier abord, il peut sembler surprenant d’avoir choisi une date aussi proche pour représenter un Berlin radicalement différent de ce que l’on connaît aujourd’hui et aussi ouvertement avancé technologiquement, elle n’est pas due au hasard vu que le concept mis en avant par State of Mind est la Singularité. Raymond Kurzweil, futurologue et directeur de l’ingénierie chez Google, a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet, qu’il a estimé atteignable en 2045, notamment dans The Singularity Is Near (Humanité 2.0 en français). Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le concept, il s’agit, très grossièrement, d’un point dans l’évolution humaine où l’Humanité connaîtra un bouleversement dans sa façon de vivre et de s’envisager, dépassant ses limites biologiques pour devenir autre chose, grâce à l’aide d’IA surpuissantes. Kurzweil imagine notamment l’usage de nanobots pour répondre à tous nos besoins biologiques, jusqu’à qu’on l’on n’en ait pratiquement plus, nos organes étant remplacés au fur et à mesure pour mener vers une quasi-immortalité. D’autres idées sont avancées : celui d’un monde virtuel rendu possible par les nanobots et qui se mêlerait d’une certaine façon à notre réalité, où chacun pourrait se recréer, physiquement par exemple. Et bien évidemment, le fait que l’intelligence humaine serait rendue caduque par l’existence une IA surpuissante, qui prendrait le relais pour l’avancée technologique, créant mieux qu’elle-même de plus en plus vite à chaque fois. Les limites de notre cerveau humain biologique seraient donc dépassées en fusionnant avec ces super IA et en devenant une nouvelle humanité très loin de celle que l’on connaît. Cette définition étant très sûrement incomplète, je vous invite à vous tourner vers Internet et les ouvrages écrits par des gens bien plus calés que moi sur le sujet.
Mais dans State of Mind, on sent que Daedalic a bien fait ses devoirs et veut le faire savoir. L’homme possédant les entreprises de robotique et dont on apprend rapidement qu’il a le projet de télécharger des humains pour les mettre dans un monde virtuel s’appelle… Raymond Kurz et ressemble très très très fortement à Steve Jobs. On a vu plus subtil comme façon de faire. La Singularité est abordée à chaque instant : outre la ville virtuelle très développée créée par Kurz et qui est l’un des points centraux de l’intrigue du jeu, on y retrouve des références ici et là constamment. Tout le monde est équipé de lentilles de contact qui leur permettent de passer des appels en réalité augmentée, de jouer à un jeu appelé « Neverland », sorte de Second Life et on voit l’utilisation de cette technologie pour les relations sexuelles tarifiées virtuelles, où les prostituées peuvent se faire envoyer des skins pour répondre à tous les fantasmes de leurs clients. Cela va même jusque dans les dialogues très secondaires, où Richard, en abordant un SDF avec un panneau « les bots ont pris mon travail », lui demande quel genre de job il possédait. Lorsque l’homme lui répond qu’il assemblait des bots, le journaliste ne peut s’empêcher de s’exclamer « ils se fabriquent eux-mêmes maintenant ? ». Bref tout est fait pour nous rappeler que la Singularité est très proche et risque de devenir une réalité si Richard et un groupe de hackers terroristes un peu caricatural, mené par un ancien associé de Kurz, n’arrêtent pas l’homme d’affaires.
Humanité 2.0
Comme dit précédemment, Richard Nolan est technophobe et supporte très mal l’intrusion de la réalité augmentée et des bots dans son quotidien. Il faut dire que ceux-ci ne sont pas forcément montrés sous leur meilleur jour, les bots policiers sont même carrément effrayants, n’hésitant pas à se montrer intraitables et extrêmement violents voire meurtriers lorsque les gens s’écartent trop de la loi. Concrètement, le cauchemar de tout être humain lorsqu’on parle de l’éventuelle arrivée des robots dans notre vie. Mais Richard en devient presque cruel, amer et finit par être la personne la moins humaine dans son comportement au long du jeu, alors qu’il interagit avec des personnes virtuelles, des robots, comme son bot de compagnie Simon, et autres créations. Il considère chaque personne qui l’entoure comme une simple ressource dans sa quête de vérité, jusqu’à sa propre femme, seul son fils semblant compter un minimum pour lui. On en vient à une opposition intéressante entre Richard et les autres, humains ou pas, qui sont prêts à braver tous les dangers et interdits pour l’aider sans qu’il semble s’en rendre compte au premier abord. Le technophobe se comporte comme une machine et les éléments virtuels se comportent comme des humains.
State of Mind est intéressant de ce côté-là : même si la Singularité n’est pas vraiment considérée comme quelque chose de positif et que Raymond Kurz est montré comme un créateur fou, un doute persiste jusqu’à la fin grâce à l’ambivalence des personnages, bien moins caricaturaux que Jeff Kosowski, l’élève-associé devenu terroriste et Kurz. Le jeu nous questionne subtilement en permanence, les personnages étant souvent songeurs sur ce que représente vraiment la vie. Qu’est-ce qui fait l’Humain, un corps de chair et de sang ou est-ce l’ensemble de ses sentiments, de ses souvenirs, de son histoire, en bref « son âme » ? Dans ce cas-là, les gens du monde virtuel sont-ils de véritables personnes, ayant en eux tout ce qui a un jour appartenu à une personne « physique » ? Et si on a le malheur d’exister dans les deux mondes de façon incomplète, est-ce que l’un a moins le droit d’exister que l’autre ? State of Mind ne répondra jamais à ces questions mais vous obligera à le faire d’une certaine façon et c’est appréciable qu’un jeu narratif laisse la porte ouverte au lieu de vendre une morale prémâchée.
Mais ne rêvez pas, vos choix ne compteront pas tant que ça, car le titre est un jeu narratif très linéaire, possédant peu de rejouabilité mais ayant une durée de vie assez longue à la base, entre 8 et 10 heures selon les joueurs. Il s’agira tout au plus de déplacer son personnage et de résoudre quelques puzzles pour avancer. C’est à ce moment-là où l’on commence à toucher à l’un des points noirs du jeu : le personnage est lourd et difficile à déplacer de façon fluide. Lorsque l’on cherche à le faire tourner, on sent sa rigidité et c’est franchement désagréable au bout d’un moment, sans être rédhibitoire. Rien de tout cela vous pénalisera dans lors de la résolution des quelques énigmes, tout au plus vous serez un peu irrité par cette inertie lorsque vous devrez faire un demi-tour. De toute façon, cela est très vite oublié par la qualité certaine de l’histoire, qui passe d’un mystère policier classique à une réflexion sur le sens de la vie et de la condition humaine, tout en donnant la part belle aux personnages secondaires qui auront droit à leurs petits moments de scénario, ce que beaucoup de jeux narratifs ont tendance à oublier. Voilà qui justifie bien la durée du titre, même si parfois on sent que l’histoire est tirée en longueur de façon artificielle, à cause de décisions stupides de personnages. Mais la qualité de certaines scènes, la façon poignante que State of Mind a de représenter certaines situations désagréables et malsaines fait que tout est pardonné.
J’ai parfois pesté sur la longueur de State of Mind, le début étant assez poussif. Mais dès que le jeu commence à introduire ses véritables thèmes et les quelques puzzles pour casser son rythme monotone, on se prend au scénario. Comme toujours, je ne suis pas pleinement satisfaite de la fin, surtout la « mauvaise » (à mon sens, tout est subjectif dans ce jeu) qui aurait mérité d’explorer un peu plus les conséquences des choix faits par le joueur. Même si on tombe parfois dans la caricature, avec le groupe de hackers terroristes ou la représentation très cyberpunk du Berlin de 2045, les graphismes originaux et les scènes poignantes rattrapent ces quelques erreurs de parcours et font de State of Mind une aventure à vivre si l’on s’intéresse un tant soit peu aux conséquences de l’évolution technologique qui nous tombera forcément dessus.
Fanny Dufour
Rédactrice le jour et rédactrice en chef la nuit. J'aime qu'on me raconte des histoires, mais seulement dans les jeux.
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