Cet article est le deuxième d’une série sur Elden Ring, dont l’écriture a été rendue possible grâce à vos dons sur Patreon, merci de votre soutien.
Après avoir replacé la genèse d’Elden Ring dans le contexte plus général de la renaissance artistique et culturelle du jeu de rôle japonais, nous allons examiner dans les prochains articles de notre série quelques traits saillants d’un jeu qui mettra sans doute des années à livrer l’ensemble de ses secrets. Dans cet épisode, nous allons examiner ce que le titre de FromSoftware, et plus généralement son créateur, doit à l’apport de quelques décennies de dark fantasy occidentale et japonaise… Et aussi à quelques autres courants artistiques moins évidents. Attention, cet article contiendra d’inévitables spoilers d’Elden Ring.
Mais au fait, Elden Ring, ça parle de quoi ?
On dit souvent un peu trop vite que les jeux FromSoftware n’aurait pas vraiment de scénario apparent, ce dernier étant essentiellement caché dans des détails du décor et des descriptions d’objets. C’est parfois un peu injuste, mais à cet égard, Elden Ring est sans doute le moins cryptique de tous, pour peu qu’on fasse un minimum d’efforts d’attention pour comprendre ce qui nous est raconté.
En bref et sans entrer dans des détails trop velus, Elden Ring se déroule dans une contrée jadis dorée (assez littéralement) et bénie des Dieux, l’Entre-Terre. L’harmonie des différents territoires, chacun dirigé par des membres de la famille d’une certaine reine Marika, était garantie par la présence d’un objet sacré, le Cercle d’Elden, gardé par la reine et convoité par certains de ses plus ambitieux rejetons. Tous ces joyeux personnages possédaient des pouvoirs faisant d’eux l’équivalent de divinités. Long story short, suite à une grave crise politique, le Cercle d’Elden a été cassé en petits morceaux par ladite Marika, chacun de ses enfants s’en octroyant un fragment et causant une plaie différente au royaume. Une guerre a suivi, de laquelle aucun vainqueur n’a émergé. Le continent a vu le cycle naturel de la vie et de la mort se suspendre, le temps devenir étrangement cyclique, les étoiles se figer dans le ciel… Et aucun véritable souverain émerger à la place de Marika, chacun des détenteurs d’un morceau du Cercle se terrant dans son donjon respectif dans une position défensive.
Elden Ring vous fait incarner un Sans-Éclat, membre d’un ordre chargé de rassembler les différents morceaux du Cercle d’Elden pour redonner une direction et un ordre à cet univers désormais en ruines et peuplé d’âmes en peine. Est-ce que le Sans-Éclat qui sortira vainqueur de tout cela choisira de garder la couronne pour lui, de la confier à quelqu’un d’autre ou de dévier totalement de sa quête pour faire quelque chose de vraiment, vraiment pas très souhaitable pour l’Entre-Terre ? C’est ce dont Elden Ring vous propose de décider au fil de votre aventure. De manière surprenante d’ailleurs, Elden Ring est probablement le premier jeu du studio qui vous propose de restaurer un cycle plutôt que de le briser définitivement, ce qui se retrouve jusque dans le titre du jeu.
Vous l’aurez compris, Elden Ring, c’est avant tout une intrigue qui va mêler conflits divins et agonie des petites gens dans un univers déjà condamné au pire bien avant votre arrivée (même si, monde ouvert oblige, il est bien plus « vivant » et peuplé que ne l’étaient les Dark Souls). Ici, foin d’appel à l’héroïsme, à la camaraderie, à la rédemption de vos adversaires et à l’aventure chevaleresque : tout le monde est venu ici pour souffrir. Bref, Elden Ring emprunte énormément aux motifs récurrents de la dark fantasy.
Une brève histoire de la dark fantasy
Catégorie fourre-tout par essence, au croisement de la littérature fantastique et horrifique, la dark fantasy (ou fantasy sombre) n’a pas exactement d’origine précise, pas plus que la littérature de fantasy en général n’a une véritable borne fixe marquant son commencement. Elle émerge néanmoins massivement dans les années 1960 et 70, en réponse à des courants comme le merveilleux, la fantasy naïve des jeux de rôle sur table naissants ou les épopées mythologiques hollywoodiennes, alors en plein déclin. Un peu partout dans le monde, des auteurs et autrices vont commencer à livrer une vision plus sombre, des mythologies plus torturées et des héros plus ambigus, voire pas de héros du tout. Les histoires de dark fantasy sont d’ailleurs parfois racontées « du point de vue du monstre », comme le souligne l’historien de la science-fiction Gary Westfahl dans un ouvrage paru en 2005.
Au nombre des auteur·ices qui feront la gloire de ce courant naissant, citons Anne Rice (Entretien avec un vampire), Michael Moorcock (Le Cycle d’Elric), Karl Edward Wagner (Kane), Suzy McKee Charnas (Walk to the End of the World), Chelsea Quinn Yarbro (False Dawn) ou encore des histoires d’auteurs purement horrifiques dont la carrière se tournera progressivement vers la fantasy sombre : Peter Straub (Talisman), Stephen King (La Tour sombre), etc.
Il faut néanmoins souligner qu’en littérature, on n’invente jamais tout à fait, et la dark fantasy s’apparente autant à une invention de nouvelles possibilités narratives qu’à une redécouverte des littératures de l’imaginaire des siècles précédents : les auteur·ices vont piocher dans le roman d’épouvante de la fin du XIXe et du début du XXe siècle : le Dracula de Bram Stoker, le Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley mais aussi dans les récits de science-fiction et d’horreur de Gertrude Barrows Bennets, parfois considérée comme l’inventrice du genre. Le courant va également emprunter à la littérature lovecraftienne, dans les classiques du roman gothique, mais aussi dans des ouvrages plus anciens encore : du Marquis de Sade aux histoires perturbantes de Matthew Gregory Lewis au XVIIIe siècle, les inspirations sont multiples. La dark fantasy devient progressivement un courant bien identifié à part entière, avec ses auteurs cultes, et se découpant lui-même en sous-genres dont on passera ici les détails. De Teresa Frohock à Anne Bishop en passant par Neil Gaiman ou Joe Abercrombie, les héritiers et héritières ne manquent pas.
Au Japon, pays de genèse d’Elden Ring, cela se traduira notamment par une évolution parallèle des récits de fantasy dans l’animation, le manga, les romans et les jeux vidéo en deux approches plutôt distinctes : d’une part une fantasy très classique, inspirée de D&D mais souvent empreinte d’une ambiance plus mélancolique et plus rêche que ses équivalents américains. C’est le ton que l’on retrouvera par exemple dans les premiers épisodes des séries de jeux vidéo Dragon Quest, Final Fantasy ou encore The Legend of Heroes. Mais d’autre part, cela se traduira aussi par une véritable émergence d’auteur·ices ayant une approche plus sombre, violente et désespérée des récits de l’imaginaire : on pense au Dororo d’Osamu Tezuka et son samouraï sourd, aveugle et démembré en quête de vengeance, ou encore au déviant Devilman de Go Nagai, dont le protagoniste mi-homme mi-démon finissait par anéantir toute l’humanité dans un déchaînement de sang et de luxure.
C’est à partir de la fin des années 1980 que ce courant va exploser et nourrir toute une génération de créateur·ices japonais : Berserk de Kentarô Miura, Bastard!! de Kazushi Hagiwara, la série de romans Guin Saga de Kaoru Kurimoto ou encore Vampire Hunter D de Hideyuki Kikuchi sont quelques témoignages du bouillonnement de cette époque. On trouve par ailleurs dès les années 1980 des marques de cette littérature de l’imaginaire plus sombre et plus torturée dans la scène vidéoludique nippone : parallèlement aux slimes souriants et colorés de Dragon Quest coexistent les palais torturés de Castlevania, le bestiaire horrifique de Ghouls’n Ghosts et les récits eschatologiques de Megami Tensei.
Elden Ring est un jeu aux influences occidentales et orientales
Cela ne vous aura pas échappé tant la promotion de FromSoftware et a fortiori de Bandai Namco a insisté dessus, mais George R. R. Martin, auteur (entre bien d’autres choses) du Trône de Fer a été impliqué dans l’écriture d’Elden Ring. Il faut, je crois, ne pas minimiser la contribution de Martin et de son studio d’écriture (il ne travaille pas seul) comme cela a parfois pu être le cas. Les versions de Martin et de Miyazaki semblent concorder sur ce point : si l’essentiel du jeu, de ses boss, de ses PNJ et de ses quêtes a été signé par les équipes japonaises de FromSoftware, la bible d’Elden Ring, sa chronologie, son univers et ses figures centrales ont bien été pensés par celles de Martin après de nombreux échanges verbaux et épistolaires avec Miyazaki. On y retrouve par ailleurs quelques toponymes, types de monstres ou figures liées à l’imaginaire de l’auteur américain, ainsi qu’une obsession générale de l’intrigue du jeu autour des questions d’enfantement, de filiation, de chevalerie et de lignées, des éléments nettement moins saillants dans les précédents jeux du studio.
Il faut néanmoins ne pas non plus surestimer cette contribution (Martin lui-même s’y refuse) : pour l’essentiel, Miyazaki a fait de cette bible et de sa mise en jeu absolument ce que bon lui semblait. Elden Ring baigne donc dans une esthétique largement issue de son propre parcours et de son propre imaginaire fantastique, lui-même autant baigné de récits occidentaux que japonais… que de ses propres travaux précédents. Elden Ring, la série des Souls, Bloodborne et même Sekiro entretiennent une intertexualité évidente (recyclage d’assets, boss clins d’œil, lieux évoquant lourdement des thèmes récurrents des œuvres passées, etc.).
Il est assez difficile de trouver des éléments clairs et explicites de la part de Miyazaki et de ses équipes quant à ses influences directes, en dehors de ses louanges régulières envers le manga Berserk. Néanmoins, une accumulation d’éléments (et quelques rares interviews évoquant le sujet) nous permettent d’identifier tout ce qui a nourri et continue de nourrir le processus créatif du studio. On y trouve des mangas, bien sûr, et d’autres jeux vidéo, mais aussi de l’animation, du cinéma occidental et quelques références picturales ou littéraires plus étonnantes.
De Lodoss à Berserk en passant par des motifs récurrents de la fantasy mondialisée
L’influence principale d’Elden Ring se voit comme le nez au milieu de la figure avertie : par bien des aspects, ce jeu est une fanfiction interactive géante de l’univers du manga Berserk du regretté Kentarô Miura : une œuvre mettant en scène la brutale quête de vengeance d’un épéiste nommé Guts envers son ancien capitaine et ami Griffith, cause de la déchéance crépusculaire de cet univers englouti par les ténèbres. Univers froid et mort, corps pendus, longues épées, processions cadavériques, divinités cruelles et artefacts hideux : tout dans Elden Ring semble avoir été directement tiré d’une planche de Berserk. Jusque dans les mécaniques de pouvoir qui sous-tendent les rapports de force internes au jeu : comme dans le manga de Miura, les créatures les plus dangereuses sont celles à l’apparence la plus frêle et le boss le plus redoutable et redouté de toute l’aventure (portant d’ailleurs le casque de Farnese, personnage central de Berserk) évoque directement la manière de se battre de Griffith.
Néanmoins, l’immensité du monde d’Elden Ring permet cette fois-ci à Miyazaki et ses équipes d’explorer bien plus de registres artistiques : on pourrait citer les (très) nombreux dragons du jeu, largement inspirés par ceux figurant dans les Chroniques de la Guerre de Lodoss, le bestiaire le plus fantomatique du jeu évoque les yokaïs du folklore japonais réimaginés par Shigeru Mizuki tandis que les créatures les plus dérangeantes de Caelid et des égouts semblent surgir des toiles torturées des peintres Odilon Redon et Gustave Doré. Et que dire des cerfs fantomatiques combattus dans les sous-sols de la map, sortes de versions lugubres des créatures mystiques surgies de l’esprit d’Hayao Miyazaki (jusqu’au boss final du jeu, évoquant directement une apparition divine vue dans Princesse Mononoke).
À ces influences issues de la pop culture locale, il faut ajouter celles, moins évidentes dans les jeux FromSoftware (si ce n’est dans Bloodborne), d’œuvres plus proches de l’imaginaire européen et nord-américain : difficile de ne pas voir dans les horribles mains tranchées arachnoïdes du Manoir de Caria une version cauchemardesque de la Chose de la Famille Addams, ou dans l’architecture mystique et acérée de l’Académie de Raya Lucaria une réinterprétation torturée du Poudlard adaptant la saga Harry Potter. Académie dans laquelle, par ailleurs, les monstres et autres habitants voient leurs tenues et leurs masques directement empruntés à l’esthétique de la statuaire grecque classique. Quant à l’influence littéraire et esthétique de la Terre du Milieu de Tolkien, elle est non seulement évidente mais revendiquée par Martin himself.
Des motifs plus classiques sont également convoqués : la matière de Bretagne et les mythes arthuriens se retrouvent catapultés au cœur de la Table Ronde de la capitale impériale de Leyndell, et le jeu est également traversé de symboles bibliques sous forme de figures crucifiées (à commencer par la reine Marika elle-même) présentes tout au long du jeu. Elden Ring, jeu immense disposant de l’espace nécessaire pour présenter une multitude de mythes entremêlés, se paye même le luxe d’aller chercher certains de ses éléments dans les religions celtes ou slaves.
Signalons enfin, car cela pourrait passer un peu inaperçu pour qui voudrait parcourir Elden Ring en ligne droite, que davantage encore que dans Bloodborne, Miyazaki et ses équipes se permettent une réinterprétation en profondeur du mythe Lovecraftien : nombre de quêtes annexes (parfois longues de pas loin d’une dizaine d’heures), de zones cachées du jeu et de boss optionnels sont une réinterprétation transparente des récits liés au mythe de Cthulhu : temples en ruines peuplés d’hommes-poissons, divinités cosmiques ineffables ou encore lieux rendant instantanément dément quiconque les approche. Certaines fins du jeu proposent même une allégeance directe à certaines de ces divinités d’outre-espace.
Elden Ring tire pleinement parti de son ambiance lumineuse
Un dernier point me semble devoir retenir l’attention : comme je le mentionnais plus haut, l’univers d’Elden Ring se distingue des Souls par une ambiance largement plus claire et lumineuse que d’habitude. Le doré y est la couleur de l’harmonie et du divin (et donc du danger dans le contexte présenté par l’aventure), et plus l’intrigue avance, plus nous serons littéralement éblouis par ce que nous affrontons. De nombreuses régions du jeu sont ainsi baignées de lumière et de verdure : la Nécrolimbe et ses grandes prairies, Liurna et ses lacs immenses, le plateau Altus baigné de soleil, ou encore Leyndell, la capitale semblant intégralement moulée dans l’ivoire et l’or… Ce qui se traduit à peu près partout sur la map par la présence lointaine et majestueuse d’un titanesque arbre doré, lui aussi motif récurrent du folklore et des littératures de l’imaginaire, et déjà vu dans un nombre incalculable de JRPG. Par certain aspects, Elden Ring ne se prive pas d’emprunter à des registres d’une fantasy plus épique et plus naïve (on sait que Miyazaki cite volontiers Steve Jackson et Donjons & Dragons dans ses influences déterminantes).
Dans cette omniprésence d’une lumière presque dérangeante et face à la multiplication de figures éthérées, de jeunes filles alitées, de spectres flottants mélancoliques, de fleurs empoisonnées et de lieux presque romantiques exposés dans le jeu, je vois une influence sans doute consciente du courant esthétique du préraphaélisme et plus généralement de l’esthétique développée par les avant-gardistes britanniques au XIXe siècle, période que Miyazaki, grand amateur de romans classiques et de littérature anglaise, connaît bien.
Il faut souligner la prouesse immense de faire de cet immense bestiaire, de cette multiplication de lieux et de bâtiments, de toutes ces influences esthétiques, picturales et littéraires, un ensemble cohérent. Il aurait été plus simple, en réalité, qu’Elden Ring ne soit QUE l’avatar définitif de tout ce que la dark fantasy entend proposer depuis des décennies. Que de la sorte, le jeu ne soit qu’un océan de désespoir et de ténèbres à l’image de la région sanglante de Caelid. Mais Elden Ring en fait bien davantage, en proposant une sorte de synthèse sous forme de monde ouvert de nombre de courants et d’influences des littératures de l’imaginaire. Une synthèse qui parvient presque toujours à ne jamais paraître incohérente ou déplacée, en partie grâce à un travail exemplaire sur l’harmonisation des différentes régions du monde, mélange parfaitement dosé d’éléments récurrents et d’éléments inédits culturellement ou esthétiquement propres à telle ou telle région de la carte.
Elden Ring a été testé sur PS5, via une copie achetée grâce à vos dons sur Patreon.
En terrassant le boss final d’Elden Ring et en donnant une destinée nouvelle à l’Entre-Terre, nous quittons un des univers esthétiquement les plus riches et les plus fouillés de toute la longue histoire vidéoludique. Rarement open world aura proposé autant de vues stupéfiantes, autant de créatures parcourant des écosystèmes assemblés de manière presque parfaite, ni une telle densité architecturale sans s’égarer dans le n’importe quoi. Le seul prix à payer est, parfois, un recyclage visible de certains éléments, mais en 150 heures de jeu, ce sentiment de recroiser deux fois la même chose est à peine en train de s’installer et on doit se rendre à l’évidence : Elden Ring vient de nous proposer un des univers imaginés les plus foisonnants et les plus travaillés que le monde du RPG ait jamais porté et sera, en termes d’univers imaginaire porté à l’écran, indépassable pendant longtemps.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
Articles similaires
Guilty Gear Strive : 3 ans de combo - Entretien avec Ken Miyauchi et Daisuke Ishiwatari
nov. 04, 2024
Environnement et city builders de 1980 à 2010
nov. 01, 2024
Vampire Therapist - Entretien avec Cyrus Nemati, directeur de la création de Little Bat Games
juil. 29, 2024