Depuis 2003, le studio tchèque Amanita Design rayonne sur la scène internationale avec des jeux d’aventure superbes et sans dialogues, riches en émotions et bercés par les plus belles bandes-son de jeu vidéo du marché. Annoncé dans une relative discrétion il y a seulement quelques mois, Creaks est le dernier bijou du studio, sous forme d’un puzzle game dans un étrange royaume souterrain.
Je le dis souvent dans mes critiques ou mes formidables miettes de l’actualité (chaque semaine, pour accompagner votre café dominical) : je trouve toujours plus simple d’écrire sur des jeux complètement ratés, ou au moins se tenant debout tremblotants sur deux pattes et demie que sur les jeux « simplement réussis ». Mais Creaks, sans tambours ni trompettes, est simplement le meilleur puzzle game auquel j’ai touché depuis fort longtemps. C’est vingt ans de savoir-faire en matière de game design qui parlent dans un jeu dont je peine encore à trouver le moindre défaut, bien que l’objectivité qui m’anime et mon petit côté rabat-joie me conduisent à en trouver quand même quelques-uns.
Voyager depuis sa propre chambre
Plus les jeux Amanita Design se succèdent depuis Machinarium et Botanicula, plus leur simplicité conceptuelle devient une force brandie avec justesse. Pour raconter une histoire sans paroles, autant miser sur l’efficacité et l’épure, et c’est encore une fois l’approche de ce Creaks. Un jeune homme penché sur un carnet, affairé dans sa chambre mal éclairée, remarque qu’un bout de son papier peint se décolle. L’occasion de placer un tutoriel des deux ou trois uniques boutons de l’aventure : avancer, reculer, activer un dispositif. Tout est élémentairement simple à appréhender. Derrière le papier peint, nous découvrons un escalier : voilà la porte vers un monde souterrain peuplé d’hommes-oiseaux, de chiens dangereux et autres monstres qui se transforment en meubles à la lumière, et c’est à peu près tout ce que vous avez à savoir. En moins de deux minutes, tout est posé avec une efficience redoutable.
Pendant environ 4 heures, le joueur va parcourir ce monde à la recherche des nombreuses clés de cet univers surréaliste en plein bouleversement, au milieu d’architectures de plus en plus improbables, en étant spectateur assez passif d’un drame raconté sans un mot, d’une manière toujours aussi admirable. Dévoiler ce qui se joue dans la courte histoire de Creaks serait en retirer beaucoup de sel, mais l’histoire a l’impact émotionnel fort que l’on connaît aux jeux du studio, avec cependant une ambiance plus sombre que dans Chuchel ou Samorost 3, les précédents jeux d’Amanita. Le monde de Creaks est rude, et vous passerez une bonne partie de l’histoire à supposer que vous assistez à son crépuscule.
Empruntant beaucoup au registre du livre de contes et du livre folklorique, Creaks livre des tableaux tous plus sublimes les uns que les autres, aux crayonnés subtils et fourmillants de détails très pointus qui donnent envie de reparcourir l’aventure de bout en bout pour observer chaque étagère renversée, chaque statue déposée au sol ou chaque meuble de guingois. Mais cela ne suffirait pas si Creaks n’était pas également un excellent puzzle game.
Simple et efficace
L’essentiel des puzzles de Creaks se résument à faire traverser un écran au protagoniste, et rien de plus. Au départ, il s’agira d’énigmes assez simples, consistant à trouver le bon ordre d’activation d’une porte ou d’une lampe. Mais assez rapidement, le jeu vous met face à un obstacle en forme de chien de garde (et à votre propre mortalité : on meurt souvent dans Creaks). Un ou deux tableaux passés à les éviter, et on vous fait réaliser que vous pouvez transformer ces chiens en mobilier inoffensif en les inondant de lumière. Quelques variations plus tard, Creaks vous met face à un second type d’obstacle : des méduses, patrouillant les tableaux de manière mécanique et indolente. Là encore, plusieurs variations vous seront proposées pour contourner ces obstacles, puis vous traverserez des tableaux plus retors, combinant chiens et méduses, jusqu’à ce qu’une nouvelle variation vous donne le pouvoir d’activer et de désactiver des lampes à la volée, et ainsi de suite.
Creaks a une maîtrise remarquable de la manière d’amener la complexification du gameplay et des puzzles. La courbe de difficulté, douce mais nette, prend bien soin de vous outiller petit à petit pour les énigmes les plus retorses de la fin du jeu, tout en s’attachant à ne jamais trop dévoyer le gameplay sous une tonne de fonctionnalités inutiles : tout ici tient à la combinaison astucieuse de quelques concepts simples progressivement articulés entre eux. Le modèle qui s’en rapprocherait le plus est peut-être la vénérable Odyssée d’Abe de 1997. Mais contrairement à ce dernier, Creaks est exigeant, mais jamais injuste.
Chaque tableau de Creaks m’a donné l’impression de devenir meilleur : parce que la musique du Hidden Orchestra est venue souligner mes réussites à chaque fin de niveau, parce que chaque énigme en cours de réussite est signalée par une petite icône satisfaisante, et parce que chaque nouvelle série de puzzles s’ouvre sur la contemplation d’une petite peinture plus ou moins interactive, comme les pages illustrées d’ouverture des chapitres d’un livre de contes. L’impression en est d’autant renforcée que si Creaks n’est jamais insurmontable, il ne lésine pas non plus sur le niveau des énigmes proposées, vous forçant sur le dernier tiers du jeu à une vraie gymnastique mentale qui ne se moque pas du monde.
La perfection n’est pas de cet autre monde
J’ai achevé Creaks avec l’idée première qu’il n’avait pas vraiment de défauts, mais ça serait un peu malhonnête de me laisser à ce point emporter par mon enthousiasme. Rien de rédhibitoire, mais des éléments qui pourraient doucher la bonne humeur de certains.
Il faut ainsi admettre que Creaks n’est pas un parangon d’accessibilité. S’il maîtrise à la perfection sa narration quasi-muette, l’absence de texte et quasiment d’interface peut rendre certains puzzles un peu frustrants, de même que l’absence totale de système d’indice. Si les amateurs de puzzle games n’auront pas besoin de cela pour avancer, il m’est arrivé une ou deux fois de complètement sécher sur une énigme dont je n’avais pas tout à fait compris la logique. Il n’aurait pas été inutile d’implanter une mécanique d’aide pour ne pas bloquer complètement les joueurs les moins aguerris à l’exercice. J’aurais ainsi du mal à le recommander à quelqu’un qui n’aurait pas un peu d’expérience dans ce type de jeu.
On regrettera aussi, à l’occasion, une certaine rigidité dans les commandes, ainsi qu’un input lag parfois irritant quand certaines énigmes jouent beaucoup sur le placement, la précision et le timing. Il m’est ainsi arrivé de buter sur des tableaux dont j’avais compris la solution, mais dont les mécaniques étaient parasitées par cette imprécision et ces lenteurs relatives. Un problème certes mineur, mais rendu un peu problématique par les temps de chargement à chaque mort du personnage, qui restent trop importants pour un petit jeu de ce genre. Le voyage n’en est pas gâché pour autant, mais ça cause tout de même quelques turbulences en chemin.
Creaks a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur. Il est également disponible sur PS4, Xbox One, Nintendo Switch et Apple Arcade.
Creaks est un bon élève du jeu vidéo indépendant : ni trop long ni trop court, superbe, bien pensé dans sa simplicité et allant au bout de son idée, il illustre à merveille son voyage surréaliste dans un monde souterrain crépusculaire peuplé d’oiseaux humanoïdes fantasques. Probablement le tout meilleur jeu à énigmes que 2020 ait livré, il ne souffre finalement que d’une chose : la comparaison avec les autres jeux du studio Amanita Design (en particulier Botanicula) qui restent un cran au-dessus en termes d’excellence dans l’exécution.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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