Sans aller jusqu’à chercher des exemples rarissimes de jeux ostensiblement pétris par une philosophie pacifiste, le simple fait que la plupart des jeux tenant un discours sur la guerre et la paix vous conduisent quasiment systématiquement à mener des actions violentes brouille souvent le message. Dans le serious game Brukel, il n’y a pas de dissonance ludo-narrative à ce sujet et le message est clair et net : la guerre est une saloperie, et en transmettre l’expérience aux générations actuelles est une urgence absolue.
Bob de Schutter n’est pas un game designer à prendre à la légère. Enseignant-chercheur d’origine belge à l’Université de Miami, on le connait pour ses nombreux travaux sur le rapport entre les personnes âgées et le jeu vidéo et la notion de transmission intergénérationnelle via le média vidéoludique. Un CV impressionnant, résumé entre autres sur sa page Wikipédia, qui constitue une bonne porte d’entrée à sa carrière autant comme chercheur que comme créateur de jeux. Sa dernière production, Brukel, se distingue de la quasi totalité de la production actuelle en ce qu’elle constitue une autofiction revendiquée – approche qu’on abordait il y a peu, dans un style totalement autre, avec We Met in May. Se mettant en scène dans une exploration imaginée de la maison de sa grand-mère de 92 ans Bie Verlinden, Bob de Schutter met en scène non seulement son histoire familiale, mais aussi un discours puissant sur l’approche micro-historique du passé, ainsi que son propre rapport à sa propre histoire familiale. Et ce au risque de laisser les simples curieux sur le carreau, tant la démarche est radicale et éloignée de ce qu’on peut attendre d’un jeu à vocation pédagogique.
Bittersweet Home
Dans un premier temps, Brukel se présente comme une sorte de mélange entre n’importe walking simulator d’exploration de maison à l’image de Gone Home ou What Remains of Edith Finch, avec le soupçon de mise en abîme des jeux de Davey Warden (The Stanley Parable et davantage encore The Beginner’s Guide). Dans le but d’illustrer une série d’interviews avec sa grand-mère réellement réalisées et audibles dans le jeu, de Schutter doit prendre en photo certains éléments de la maison de cette dernière, perdue dans les forêts de Flandres. Une exploration pièce par pièce, smartphone à la main, où chaque élément correctement photographié donne au joueur, en guise de récompense, un bout d’interview correspondant à l’objet.
On recompose ainsi peu à peu la mémoire des habitants de la ferme de Brukel, de manière plus ou moins complète en fonction du nombre d’objets dénichés. Une des seules actions facultatives que le joueur peut effectuer consiste d’ailleurs à trouver des objets cachés qui ne font pas partie de la liste obligatoire que le protagoniste est supposé découvrir. Pas de grands secrets incroyables, cependant, on en restera à un documentaire sur la vie à la ferme voilà un siècle, seul le nombre de détails variera. Si cette entrée en matière n’est pas déplaisante, elle pourrait se résumer à une vocation de cataloguer les différents meubles d’une famille belge typique dans les années 1930, ce qui n’est pas à proprement parler le summum du fun. Sauf bien sûr à se passionner pour la visite des écomusées ou d’être soi-même de la famille de l’auteur du jeu. Assez rapidement cependant, un procédé emprunté aux jeux horrifiques (ce que Brukel ne devient jamais vraiment) va replonger l’auteur au cœur même de la période la plus tragique de l’Histoire de sa famille. Un déroulement assez convenu au service d’un propos didactique qui reste de ce fait en premier plan tout au long de la petite heure qu’il vous faudra pour voir le générique de fin du jeu.
Sans entrer dans les détails qui ôteraient une bonne partie de l’intérêt du voyage, on peut dire de Brukel qu’il s’agit d’une immersion extrêmement intime dans la vie d’une famille ayant été lourdement impactée par la Seconde Guerre mondiale, particulièrement par la rude Bataille des Ardennes fin 1944, à l’époque où Bie Verlinden était adolescente. De Schutter insiste sur le fait que le jeu n’entend pas dépeindre la vérité historique précise, mais les souvenirs que sa grand-mère en a conservé soixante-quinze ans après les faits. Ainsi, la maison telle qu’elle est explorable dans le jeu ne correspond pas exactement à son état actuel, mais à une recomposition d’après souvenirs, photos et témoignages. Évidemment, la charge émotionnelle qui s’en dégage, soutenue par la voix authentique de Bie résonnant dans les oreilles du joueur, est assez intense. On ne recommandera que trop aux acheteurs de Brukel de se préparer à un certain choc, particulièrement ceux dont les ancêtres ont connu la Guerre. J’ai moi-même eu besoin d’une bonne heure de silence et de solitude après avoir fini le jeu pour appréhender ce que cela avait fait résonner sur la propre histoire de mes proches, et les quelques souvenirs de 39-45 de mes grands-parents (qui avaient quelques années de moins que Bie Verlinden au moment des faits).
La guerre à la loupe
Il n’est pas innocent que Bob de Schutter ait consacré une large partie de ses travaux à la place de la transmission et au rôle des personnes âgées dans les jeux vidéo avant de produire ce jeu. Il semble évident que Brukel n’aurait pas pu voir le jour sans qu’un spécialiste de la question ne trouve un angle pertinent pour le faire. La structuration du jeu en deux grandes phases a cette particularité que ces dernières s’articulent selon des logiques différentes, mais autour de ce même axe de la transmission.
Dans un premier temps, la phase d’examen des objets, il s’agit d’un pur exercice de recueil de témoignages propre à la microhistoire et qui en respecte les grands principes : respect de la subjectivité du témoin, volonté d’illustrer, partir du principe qu’il n’y a pas de petit sujet (la manière de laver le linge en Flandre en 1920 est donc aussi valide que le déroulé des différentes phases d’une bataille). La volonté de partir d’un point le plus petit possible pour procéder à un élargissement, en somme. Dans la seconde partie, en revanche, on entre dans une tradition plus classique de l’historiographie, par l’illustration de l’irruption de la Grande Histoire (les batailles en Belgique au crépuscule de la Guerre) dans une famille réputée typique. On raconte une histoire pour raconter l’Histoire. Pourtant, les deux mécaniques ne se contredisent jamais.
Si Brukel se contentait d’une approche strictement classique (« Tel jour, telle bande de soldats s’est comportée de telle manière et c’était horrible. »), il ne serait qu’un récit de plus dans une longue litanie de faits sur la vie quotidienne dans les pays occupés par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais au moment où Brukel vire dans le « spectaculaire » (jump scares, séquences d’action, moments de tension), le joueur a déjà été placé dans un état de témoin impliqué dans la reconstruction de la mémoire familiale. Ainsi, chaque élément montré dans la première phase (une bassine, une armoire, une poupée…) tient d’ores et déjà une place spéciale dans l’esprit du spectateur à mesure que la tragédie est déroulée sous les yeux de l’avatar/de Schutter. Cela permet à Brukel de déployer un message fort, exact et précis, qui peut faire tenir la grande question des horreurs de la guerre dans un mouchoir de poche : « Pour quelle raison a-t-il été nécessaire qu’une famille sans histoire, fermiers anonymes et tranquilles, subisse une tragédie à laquelle rien ne la destinait ? ». Au moment d’achever Brukel, cette question théorique a été richement illustrée par la couleur des draps, la nature des installations électriques, un vélo renversé, une manière tout sauf innocente d’entreposer les matelas et moult autres détails qui font prendre corps à l’immatériel du temps perdu. Si le message pacifiste de Brukel ne fait pas de doute, le reste est néanmoins laissé à la subjectivité du joueur.
Comprendre et transmettre
Brukel est un outil pédagogique extrêmement abouti pour ce qu’il cherche à faire : créer une fenêtre intimiste sur les causes et les conséquences d’un drame historique, tout en plaçant au centre de l’expérience une personne âgée, un témoin direct de l’expérience traversée.
Il semble naturel qu’un tel jeu n’ait pas un simple destin commercial comme les autres, destiné à être vendu comme n’importe quel jeu d’aventure pour des fans de maisons hantées en recherche de sensations fortes. On est loin de The Park et plus loin encore de Resident Evil VII. Le propos est d’ailleurs parfaitement résumé sur le site du jeu, qui recommande et encourage une approche scolaire et pédagogique du jeu. Approche qui, à mon sens, peut aussi se décliner auprès d’un public de personnes âgées, par le biais d’un atelier consacré à la mémoire et à la transmission, par exemple. Peu nombreux sont les jeux qui mettent un focus si fort sur la possibilité de se poser en outil de médiation pour des publics de tous âges. Et les autres grands exemples récents (That Dragon Cancer, Never Alone, Hellblade : Senua’s Sacrifice) embarquaient encore un peu trop avec eux les oripeaux du gaming. À l’inverse, Brukel n’est que très peu « ludique ». À plusieurs reprises, le jeu donne l’illusion de choix ou d’interactivité en revisitant les souvenirs de Bie, mais explique dans la foulée (par un écran de Game Over assez sec) que les conséquences d’actes irréfléchis dans un jeu vidéo et dans la vraie vie ne sont pas du tout les mêmes. On est à rebours complet du message pataud et grotesque du dernier Call of Duty qui repose pourtant sur la même idée.
Il en résulte une œuvre qui ne rencontrera pas naturellement son public, bien qu’elle soit à mille lieues de l’austérité et des quasi installations d’art contemporain que pouvaient avoir les productions de Tale of Tales (The Graveyard, Bientôt l’été…) : Brukel reste incontestablement un jeu vidéo qui ne cherche pas à se maquiller en autre chose pour gagner en respectabilité. La radicalité de Brukel se situe dans le fait d’être à la fois l’un des meilleurs outils de transmission sur l’expérience intime de la guerre et un jeu techniquement limité et austère qui nécessite de manière quasi systématique un travail de médiation pour atteindre son but. Mais c’est une voie si rarement empruntée par des jeux un minimum ambitieux et écrits qu’il serait absurde de ne pas consacrer une heure et 9€ à découvrir ce projet.
Brukel a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Brukel me semble davantage être un outil de transmission très moderne et élaboré qu’un jeu d’aventure pertinent en tant que tel. Mais le jeu de Bob de Schutter est si richement documenté et mêle si habilement micro et macro histoire qu’il constitue une manière quasi inédite à ce jour de transmettre l’Histoire par le biais du jeu vidéo. Peut-être qu’il ne restera pas dans les mémoires comme le plus grand walking sim de l’Histoire, mais je suis prêt à parier qu’il constituera un outil remarquable pour les personnes en charge de transmettre le savoir et la mémoire, qu’il s’agisse de témoins d’époque, d’enseignants, d’éducateurs ou de chercheurs. À l’heure où s’éteignent peu à peu les derniers témoins de la première moitié du XXè siècle, Brukel montre que le jeu vidéo est un des outils émergents pour que leur message ne soit pas perdu, au même titre que l’ont toujours été le théâtre, la littérature ou le cinéma.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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