Au fil des productions, Nina Freeman a construit la force de son style sur la mise en scène d’événements spécifiques de sa vie en jeux vidéo. Multiples visages, de l’amer à la gaieté, lyrique ou potache, ces propositions, renouvelées et déroutantes dans un paysage vidéoludique parfois calme comme une autoroute à péages réguliers au milieu d’un trajet de 10h, sont le signe d’une vivacité qui ne demande qu’à envahir le médium. We Met In May en est le nouvel exemple, la développeuse, au sein du studio Star Maid Games, s’emparant cette fois de la bizarrerie inhérente au début des histoires d’amour.
Baser son travail sur sa vie, ça s’observe déjà ailleurs. Au cinéma, Nanni Moretti, Vincent Dieutre ou Pierre Créton avec son Va, Toto travaillent leur quotidien à mesure d’objectifs, sous le haut patronage de Chantal Akerman. Côté littérature, on nous souffle les noms de Duras (une évidence, maintenant), de Chloé Delaume ou d’Albertine Sarrazin, la cavale délinquante. On pourrait également avancer que l’autoportrait peut être une autofiction. Dans le jeu vidéo, par contre, les noms ou exemples tardent à sortir. De lectures on a retenu le travail de la game designer Anna Anthropy et le jeu de Numinous Games That Dragon, Cancer ; 1979 Revolution est remonté d’une fouille rapide dans le backlog Steam au moment où quelques tweets saluaient la sortie de Lie in my heart de Sébastien Genvo, chercheur et game designer français. Pas d’évidences qui viendraient à l’esprit comme une longue liste de RPG si on nous en demandait une, si tant est qu’on puisse parler de genre pour l’autofiction.
Freestyle
Nina Freeman en a pourtant fait le cœur de sa production, depuis au moins 2013 et My House My Rules, alors qu’elle n’a pas encore terminé ses études. Celles-ci aboutiront à la sortie en 2015 de Cibele, au départ un projet scolaire qui inscrira sa créatrice, et le personnage principal de son histoire, sur les listes de personnalités à suivre. On y découvre, dans un dispositif semblable à Her Story sorti la même année, un bureau d’ordinateur où dossiers et icônes diverses prennent la poussière. Par leur intermédiaire, c’est plusieurs semaines de conversations et vidéos entre la propriétaire de l’ordi et un garçon rencontré sur un jeu en ligne qui se présentent à nous, alors en plein dans le flou qui sépare le détective du voyeur. Une expérience entre le jeu d’interface et l’aventure narrative, donc, centrée sur les rapports amoureux qui s’élaborent à distance et via une activité de jeu commune avec quelqu’un qu’on ne rencontrera peut-être jamais. Et a priori basée sur du vécu.
C’est ce qui fait notamment le sel de l’autofiction : celui ou celle qui est derrière propose une mise en scène d’un ou d’une succession de moments ayant eu lieu. Quelle est, une fois le jeu livré, la part de fantaisie, de faux, injectée dans ce qu’on nous dit être la vérité ? C’est impossible à discerner et allez donc chercher ce qu’il s’est réellement passé. L’enquêteur a beau jeu, maintenant. Tout repose sur un fil d’incertitudes sur lequel balancer, le fameux contrat de suspension de l’incrédulité dans une main qui fait la brasse au-dessus du vide. Assez vite, cependant, une question se pose : au fond, cela importe-t-il vraiment ?
Si rebelle
Chez Nina Freeman, l’autofiction prend des formes diverses, aux dispositifs souvent légers : dans My House My Rules, on est une jeune fille cherchant à déplacer des encas d’une pièce à l’autre de la maison alors que plusieurs avatars de maman vadrouillent pour nous prendre la main dans le sac ; Hokuto no Huchen (Fist of the North Karp) consiste à sauter sur les poissons se tortillant au bout du fil de la canne à pêche de papa, au risque de prendre une baffe de l’un d’entre eux ; A Pretty Ornament I Made nous propose de remplir des boules de Noël de confettis tandis qu’une dispute se tient en fond… Le gameplay est régulièrement réduit à une seule action que le contexte vient enrichir, quand Freeman ne se concentre pas directement sur des interactions narratives : Perishable, conçu sur la base d’un poème dont on choisit la direction qu’il suivra ; Mangia, texte autour des troubles des comportements alimentaires ; Freshman Year, sur la force traumatique d’une agression sexuelle. La développeuse ne s’attache pas forcément à traiter des thématiques préconçues et abstraites mais prend plutôt le temps de s’attarder sur un sentiment ayant pris le dessus sur une situation : le manque de soutien d’une mère dans Ladylike, l’excitation de faire faire des cochoncetés à deux poupées alors que la maman peut rentrer à la maison d’un instant à l’autre chez How Do You Do It ?.
La question de la véracité ne se pose que lorsqu’on tente de déterminer les contours du vrai et du faux des scénettes, mais c’est une distance qu’on ne perdra jamais vraiment et qui permet peut-être de voir l’objet d’un œil plus attentif. L’intérêt de l’autofiction est dans le flou, cette incertitude tissée entre l’expérience du développeur ou de la développeuse qui se dévoile et ses propres souvenirs. Avec We Met In May, Freeman partage sa vision des débuts d’histoires amoureuses et livre, on s’en doutait, un jeu intriguant.
L’autofictive aime le hentai
Dans une forme qui rappelle à la fois le film à sketchs et le party game, We Met In May se compose de quatre scènes, reliées par ses personnages, sa thématique et sa relative chronologie – bien qu’on puisse décider de l’ordre dans lequel se réapproprier cette petite romance : des tout-débuts d’une relation, où l’on sait à peine si on sort vraiment avec l’autre, aux moments de complicité bien ancrés alors que les routines de la vie à deux commencent doucement à se mettre en place.
La finesse de l’écriture des situations et leur humour potache permet de s’attacher très vite au proto-couple Nina/Jake (co-développeur de WMIM et petit ami de Freeman). Elle développe des jeux depuis son appartement et a décidé, sans réfléchir, de lui faire visiter. Parce que pourquoi pas. Sauf que c’est le bordel et que traînent un peu trop à vue des objets reflétant sa personnalité, qu’elle estime particulière : le poster tiré d’un hentai pourrait l’inquiéter, le soutien-gorge abandonné sur l’accoudoir du fauteuil de bureau a des chances, qui sait, de mettre plus mal à l’aise qu’autre chose. Du coup, que faire : s’interposer et orienter le moins maladroitement possible la conversation vers un autre sujet ou bien le laisser entrer, déjà, dans son quasi-espace mental ? Le choix est nôtre mais n’influencera pas pour autant la suite des choses car celle-ci est déjà écrite : ils se reverront, peut-être même ici et bientôt, pour regarder un film sur le canapé à peine assez grand pour le coussin-mec sexy grandeur nature.
La chronologie des épisodes étant nébuleuse, il n’est pas aisé d’estimer le temps écoulé entre le premier et le dernier. Mais cette narration à trous renforce le chantier sentimental à l’œuvre. C’est la force de l’ellipse que de permettre au joueur/à la joueuse de remplir les blancs de l’histoire et d’une relation entre deux personnages, leur inventant des péripéties propres, nourries de ses références. C’est ce qui fait, en tout cas c’est une possibilité, que The Last of Us a marqué autant par sa narration. L’évolution d’une relation est souvent grossière dans les jeux, il y a comme une couture imparfaite où les impératifs de gameplay entrent en collision avec les ambitions narratives, qui fait se dire que des raccourcis ont été pris, atteignant directement la cohérence de l’ensemble. C’est un mal évité ici, les mini-jeux de l’amour et du rencard se retrouvent liés, comme par magie et avec fluidité.
Starlight Honeymoon Therapy Kiss!
Le schéma des jeux est le même que celui opéré précédemment par Freeman, où une mécanique unique est associée à l’évocation d’un sentiment tout aussi unique : cacher des objets ou non et orienter la discussion, choisir des vêtements recélant des pouvoirs pour faire chavirer le copain, pincer les tétons de ce dernier (ou imaginer le faire) alors qu’il prépare tranquillement un saumon au curry. Le deuxième jeu/rendez-vous est le plus bizarre. Tiré d’une game jam, on y accompagne le couple lors d’une journée à la plage et les interactions possibles se limitent à attraper des objets environnants, les déplaçant ou en en déversant le contenu tout autour. Au bout d’un moment, le regard des deux amoureux se croisent, c’est le déclic, et on passe à autre chose.
À première vue, rien de passionnant. L’humour apporté par la physique approximative du bras est éculé et on répète les mouvements en attendant d’atteindre l’étape suivante. Mais des éléments se détachent si on prend du recul. C’est le seul jeu qui ne passe pas du tout par la parole et insiste tant sur les gestes et le regard, liés. Dans la continuité des autres jeux, c’est le point de vue de Nina qu’on adopte et c’est par son prisme que sont interprétés ces gestes de bras ridicules et maladroits. Ils n’empêchent pourtant pas l’amour de circuler. Et le tableau final de chaque scène de révéler la dérision qui habite les séquences, quand Jake et Nina ne se quittent pas des yeux, recouverts de chips, de sable et de vin. C’est un peu le moment où se cristallise chez l’un et l’autre le plus pur attachement, un moment suspendu.
Il n’est a priori pas si simple de s’impliquer dans un jeu aussi « limité » et la superficialité de la courte expérience faite de We Met In May (1h au maximum) pourrait nous faire nous demander « à quoi bon ? ». Mais la solution à ce ressenti ne se trouve pas tant dans le jeu, dont on peut regretter qu’il ne soit pas plus poussé et polishé, que chez nous. Habitué à la complexité de couches de systèmes, des tartines de dialogues et la richesse d’un panel d’animations, il nous faut désapprendre ce que l’on connaît des jeux vidéo, retrouver la dimension « amateur » d’une production finalement plus proche de nous que celles des AAA. Et pourtant. Que sait-on des éléments très personnels que pourraient insuffler celles et ceux qui travaillent sur des projets à gros budgets ? Peut-être que dans un mouvement de caméra ou par la narration environnementale d’un Gears 5 se trouve un souvenir confidentiel, caché comme un easter egg introuvable. Ce qui est certain, c’est que la gigantesque machinerie industrielle gagnerait à remettre l’individu au centre de productions qui s’adressent, aujourd’hui, à la fois au plus grand nombre et à personne, la dimension universelle du jeu vidéo se confondant avec la consommation de masse. Des jeux comme We Met In May nous indiquent une possible à voie à emprunter.
« Je pense que le médium fera de gros progrès grâce à ce genre de jeux, avec lesquels on peut expérimenter sans passer des années à faire en sorte que ça fonctionne. On peut essayer de faire quelque chose de nouveau en une semaine ou passer un an sur un petit truc et s’en contenter. Que ça tende vers l’expérimentation est bon pour le jeu vidéo en général et pour la création de choses intéressantes et uniques. » Nina Freeman à propos de Beach Date en décembre 2018, source.
We Met In May a été sur PC via une clé fournie par les développeurs.
Réinscrire la force du geste dans le jeu vidéo, contre l’avalanche de contenu et la multiplication des animations hors de prix à concevoir, c’est aussi contre quoi se positionne avec malice et implication We Met In May de Nina Freeman. En plus d’être une jolie vue sur l’amour inédite au sein du médium, le jeu est une nouvelle brique sur le chemin que la développeuse pave, invitant à sa rencontre ; une même empreinte à identifier, et qui pourtant s’échappe, évanescente, à chaque fois.
Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
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