Un groupe d’adolescents japonais doivent monter dans des robots et défendre la ville contre une invasion de Kaijus. Vous avez déjà l’impression d’avoir vu ça un bon million de fois ? Vous avez raison. Mais dans 13 Sentinels : Aegis Rim, ce paradigme connu s’enrichit d’une histoire diaboliquement tarabiscotée à base de voyages temporels et de boucles narratives infinies à travers le temps et l’espace.
Et on l’a longtemps attendu, ce 13 Sentinels : Aegis Rim. Annoncé il y a 5 ans au Tokyo Game Show, le jeu de Vanillaware a été repoussé plusieurs fois, avec un développement qui a duré au total près de 8 ans. Diverses raisons ont expliqué ce temps de développement très long, à commencer par un changement d’éditeur qui a conduit à la rédaction d’un scénario beaucoup plus ambitieux que prévu. Confiée à George Kamitani (Dragon’s Crown), la partie narrative a pris tant d’ampleur qu’Atlus, qui n’était pas l’éditeur initial du jeu, a fini par demander à Vanillaware de transformer le titre en quasi visual novel, réduisant l’autre aspect du gameplay (des combats de stratégie en semi-temps réel entre le STR et le Tower Defense) à portion congrue. S’en sont suivies trois années de galère pour l’équipe scénaristique du jeu, et un impact lourd en termes de ressources graphiques à produire pour soutenir ce scénario qui ont conduit Vanillaware à publier le jeu en deux étapes au Japon. Un choix risqué que ce script dantesque : le scénario du jeu se déroule finalement sur plus de 250 ans, le nombre de personnages jouables est passé de 7 à 13, et l’encyclopédie interne du jeu, découpée en une frise chronologique et un dictionnaire, comporte des centaines d’entrées qui se croisent et se recoupent en tous sens. Mais par miracle, ce jeu dont la structure narrative est entièrement centrée sur des retournements de situation constants se tient parfaitement. Tout se tient d’ailleurs tellement bien comme dans un numéro parfaitement rodé que le résultat manque un petit peu de surprise et de folie.
13NRV
Tout commence en 1985 par une banale attaque de Kaijus sur une mégapole protégée par des robots géants : un jour banal au Japon. Une scénette nous introduit le jeune lycéen Juro Kurabe, qui a l’air parfaitement au courant de la situation… Avant de nous faire basculer sur la perspective d’une de ses camarades de classe, visiblement à un moment bien antérieur à cette attaque. Puis le joueur va progressivement découvrir d’autres personnages, dont certains semblent ne pas du tout appartenir à l’époque initialement décrite dans les premières minutes du jeu. Chacun des personnages de 13 Sentinels : Aegis Rim surgit à la fois d’une époque et d’un genre de la pop culture japonaise différents : le soldat impérial face à la défaite du Japon en 1944, le loubard querelleur coiffé d’une banane, la sportive des années 80 obsédée par les aliens, le mystérieux garçon venu d’une autre dimension ou encore la magical girl et sa mascotte insolente en train de chasser des sorciers… Le tout déroulé sur plus de trois siècles d’histoires à la fin desquels semble culminer une bataille perdue d’avance contre des flots infinis de Kaijus auxquels ne font face que 13 robots trop faiblement armés.
Soyons clairs : au début, on n’y comprend strictement mais alors strictement rien. Le jeu bondit entre les époques, les personnages se croisent dans leurs chapitres respectifs sans qu’on comprenne bien qui est qui et qui fait quoi, ni à quelle époque on se situe. Au point où les deux ou trois premières heures du jeu peuvent avoir un côté décourageant : rapidement, les fragments destructurés qui nous sont livrés commencent à dévoiler une histoire de voyage à travers le temps, d’usurpation d’identité, de personnages changeant de noms et de visages, voire d’âge. Attendez, qui est déjà ce Juro Izumi de 2064 ? Est-ce le même que celui de 1985 ? Ou est-ce celui qui a été croisé par la troisième personnalité de la fausse Tamao, qui est aussi sa grand-mère, mais un robot dont le cerveau est infecté par les nanomachines d’un clone, pendant le chapitre de Shinonome ? Oui, c’est vraiment le genre de questions qu’on finit par se poser en jouant à 13 Sentinels : Aegis Rim. Mais très vite, on comprend que tout, vraiment tout est fait pour qu’on ne se perde jamais vraiment. Pour peu qu’on s’y investisse à fond.
D’une part, tout est fait pour qu’on puisse en permanence rassembler ses souvenirs : l’arborescence des chapitres liés à chaque personnage est extrêmement claire, le dictionnaire interne est accessible à tout moment (saluons d’ailleurs la traduction, qui se permet des encarts pour expliquer en détail certaines notions typiquement japonaises), et une timeline se dévoile à chaque chapitre pour que le joueur puisse en permanence savoir la manière dont les 13 histoires s’imbriquent chronologiquement. C’est peut-être un des jeux de l’année qui demande le plus grand spectre d’attention, et il me semble inenvisageable de le laisser de côté une semaine sous peine de ne plus rien y comprendre, mais pour peu qu’on y investisse un peu d’énergie, tout reste parfaitement clair.
Sans trop en dévoiler (il faudrait de toute façon un article de plusieurs dizaines de pages pour expliquer les détails du lore ultra dense de 13 Sentinels : Aegis Rim), disons que le ton général est plutôt sombre. Quelques inévitables moments de comédie et de références directes propres aux classiques du shonen mis à part, le scénario de George Kamitani tire beaucoup plus vers les influences les plus sombres et désespérées de la SF japonaise : Akira, Gundam, évidemment Evangelion ou encore Ergo Proxy. Difficile également de ne pas penser à la franchise Macross quand une pop star vient directement au secours des héros grâce au pouvoir de la musique. Et bien entendu, on retrouve aussi tout l’univers des films de monstres japonais, du Godzilla de la Toei au roman All You Need is Kill de Sakurazaka. Les œuvres occidentales ne sont pas en reste, puisque sont presque directement cités Terminator, la Guerre des Mondes, Total Recall ou encore Short Circuit. Bref, un pot-pourri de 70 ans de science-fiction avec lequel il est préférable d’être familier, tant les concepts brassés pendant les 30 à 40h de jeu sont nombreux et denses. Néanmoins, comme c’est souvent le cas dans la pop culture d’anticipation japonaise, on pourrait résumer tout cela à une histoire d’enfants qui souffrent.
Illusionnisme brillant, mais prise de risque minimum
Un soldat impérial revanchard suite au massacre de sa ville après des bombardements, une fille en pleine cabale meurtrière suite à un dépit amoureux, un lycéen condamné à voir sa mémoire se disloquer lentement piégé dans une boucle temporelle : 13 Sentinels : Aegis Rim est très efficace pour broder des tragédies humaines absolument sadiques. Il n’y a pas un personnage de l’intrigue qui ne soit pas pris dans un enchaînement de conséquences qui ferait passer votre pire journée pour une douce sieste à l’ombre un jour de printemps dans un jardin fleuri. Et le talent des graphistes, des animateurs et des musiciens de Vanillaware arrive à sublimer chaque instant de cette tragédie annoncée… Jusqu’à ce qu’on comprenne un peu mieux de quoi il est question.
Comme je l’ai dit, 13 Sentinels : Aegis Rim est un jeu à twists. Il y a presque un retournement de situation majeur par chapitre, et il y a des dizaines de chapitres (comptez 7 ou 8 séquences par personnage). Du simple ressort narratif éculé d’enfants pilotes de robots à la défense de Tokyo, on passe petit à petit à une histoire de voyage temporel, puis de boucle narrative, puis de voyage spatial, puis… Peut-être rien de tout ça. Le jeu a une structure non linéaire : vous faites les différents chapitres du jeu dans un ordre plus ou moins libre, seules quelques étapes clés vous étant barrées et nécessitant d’avoir atteint certains points précis, pour éviter les révélations qui seraient trop incohérentes pour le joueur. La technique retenue pour rendre l’ensemble captivant et faire fonctionner à merveille chaque révélation est celle du tour de magie. Dans 13 Sentinels : Aegis Rim, vous n’êtes jamais en train de regarder au bon endroit. On vous parle de tirer sur des sorciers, et vous êtes en réalité en train d’interrompre involontairement une boucle temporelle. On vous fait faire une ballade à moto à Tokyo ? Vous n’êtes pas à Tokyo. Personne n’a dit que vous êtes à Tokyo. Non, vous êtes dans l’espace. Dans le futur. Dans une autre dimension. Dans un rêve ET dans un jeu vidéo. Et le personnage avec vous qui a le même âge que vous ? C’était votre maman. Ta-daaaa ! Magie !
Mon principal problème avec ce dispositif, c’est que 13 Sentinels : Aegis Rim, qui est, disons-le tout net, un des jeux les plus brillants et les plus ambitieux de l’année en termes de récit, ne parvient jamais à aller beaucoup plus loin que cet enchaînement fou-furieux de pirouettes. Au fond, il n’aborde vraiment aucun thème qui ne soit pas centré sur les problèmes intimes de sa galerie de personnages, ou sur la résolution finale d’une intrigue qui tient presque plus du Cluedo que de la science-fiction. Il me semble un peu dommage de brasser autant d’époques, autant de configurations possibles et autant de situations tragiques sans jamais parler du rapport du Japon au fait militaire, ou à la manière de réécrire son histoire -ce que les personnages du jeu font pourtant en permanence-. Plus on avance dans l’intrigue, et plus on se rend compte que l’ensemble du propos pourrait se résumer à pas grand-chose. Sur les dernières heures du jeu, le souffle retombe légèrement, car de ces centaines de retournements de situation, il ne reste pas tant que ça. C’est dommage, il y avait de la matière pour aller plus loin, à l’image de ce que, sur un concept étrangement similaire (des jeunes gens pris dans une tragédie meurtrière), un jeu comme Danganronpa V3 avait réussi à produire. Mais ce n’est pas si grave, tant l’exécution frôle la perfection.
J’ai gagné la bagarre
On en revient toujours à la dynamique du tour de magie : si tout ceci fonctionne aussi bien, et si Vanillaware a mis presque l’intégralité des années 2010 à finaliser le projet, c’est parce que la mise en scène destinée à capter le joueur est exemplaire. Quasiment jamais un jeu 2D n’aura été aussi beau, et il m’aura fallu énormément de discipline pour ne pas faire un screenshot de chaque plan du jeu. Des décors aux costumes en passant par la mise en scène ou les portraits des personnages, 13 Sentinels : Aegis Rim baigne dans un souci du détail proprement ahurissant. C’est simple : je le considère à ce jour comme le plus beau jeu de l’année. Même sa partie Tower Defense (qui vous occupera moins de 15% de votre temps de jeu, ne l’achetez pas pour ça) a opté pour une présentation simpliste mais qui fonctionne à merveille, quelque part entre Fantavision et les délires du Itano Circus, cette technique d’animation consistant à multiplier les trainées et les explosions pour donner l’impression d’une pluie de projectiles.
Justement, cette partie stratégique, parlons-en. Clairement sacrifiée au profit de la partie narrative, elle fonctionne néanmoins extrêmement bien, donnant un éclairage très différent aux événements racontés dans la partie Aventure, sans se perdre dans un gameplay trop touffu pour le peu de batailles proposées. Globalement très faciles (même pour obtenir le rang S et les objectifs bonus de chaque bataille), ces combats vous proposent de choisir jusqu’à 6 combattants pour défendre une sorte de base centrale, l’Égide, contre des flots toujours plus denses de Kaijus. Le tout dans un simili temps réel qui cache un pur jeu au tour par tour : chaque fois qu’un personnage a fini de recharger son action, le jeu se met en pause. Chaque action vous rapporte des points, et ces points peuvent être investis pour faire monter en gamme vos 13 sentinelles et la défense de votre base. Initialement distribués avec parcimonie, ces points vous sont vomis en pleine face par dizaines de milliers dans la seconde partie du jeu, ce qui permet en quelques heures de constituer une horde de robots complètement indestructibles.
Si on est quasiment jamais challengé par le jeu, le résultat à l’écran est jouissif, les dernières batailles vous permettant de déchaîner des pluies continues de missiles sur les milliers d’ennemis qui foncent vers vous à vive allure. La sensation de participer à la mise en scène d’un épisode final d’une série Gundam n’a sans doute jamais été aussi bien retranscrite dans un jeu vidéo. Les dialogues passionnés et intenses des membres de l’équipe à chaque victoire, eux aussi riches en révélations, viennent récompenser le triomphe du joueur. Et si jamais vous finissez par buter sur une des quelques batailles un peu plus rudes, la possibilité de rejouer chaque mission offre des perspectives de leveling et de grind très rapides, même en difficulté maximum. Il faut juste avoir conscience qu’encore une fois ces phases de jeu, superbes et efficaces en diable, sont au service d’un vaste tour de passe-passe dont l’énorme ambition se prive à chaque instant de dire quelque chose de plus profond que « c’est beau, mais c’est triste ».
13 Sentinels : Aegis Rim a été testé sur PS4 via une clé fournie par l’éditeur.
Quel dommage de refermer un grand jeu comme 13 Sentinels : Aegis Rim avec ce petit sentiment que le jeu n’a fait qu’effleurer toutes les questions qu’il soulève, au risque de n’être qu’un pur jeu de personnages. Entièrement centré sur la tragédie collective de sa quinzaine de protagonistes et sur un enchaînement continu de retournements de situations de plus en plus spectaculaires jusqu’à friser, mais jamais atteindre, le ridicule, le plus beau jeu de Vanillaware tient au final plus du tour de magie, magnifique, que de la grande histoire de science-fiction que laissent entrevoir les premières heures du jeu. A se demander si, malgré les 7 ans de travail de Vanillaware et de George Kamitani sur ce projet gargantuesque, les auteurs du jeu avaient vraiment quelque chose d’intéressant à dire, ou s’ils se sont contentés de livrer le Visual Novel le plus immersif de l’année, et un des meilleurs jeux japonais de cette fin de génération. Remarquez, dit comme ça, c’est déjà bien, non ?
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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