Nous vous avions parlé de The Girl of Glass: A Summer Bird’s Tale il y a quelques mois dans une preview très enthousiaste. Depuis, le jeu est sorti sur Steam dans une version complète, qui vous prendra une bonne dizaine d’heures. Cet étonnant mélange de point and click, visual novel et combat au tour par tour transforme sans peine l’essai : le résultat final est à la hauteur de ses premières heures : excellent. Mais ce qui m’a marqué en parcourant l’étrange et onirique aventure de la fille de verre Kristal dans sa fugue estivale depuis un cirque en banqueroute jusqu’à un destin extraordinaire, c’est la manière dont le jeu dépeint, en quelques tableaux splendides, l’aspect sordide d’une vie dans la grisaille d’un régime autoritaire et arbitraire.
Marasme économique et arbitraire policier
L’endroit où se passe The Girl of Glass n’est jamais précisé avec certitude. Nous sommes quelque part en Europe, et quelque part entre les années 30 et les années 60. Tout semble un peu cassé, et la nature semble parasitée par des structures industrielles elles-mêmes dans un piètre état. Pour autant, la vie suit son cours quotidien, et Kristal occupe un emploi subalterne dans un cirque en faillite. Très rapidement, la vie de la troupe est compromise par l’arrivée d’un shérif local, représentant légal de l’Aigle, dont on comprend rapidement qu’il s’agit de l’incarnation du pouvoir dans le pays qu’on perçoit en plein marasme politique et économique.
Le Shérif cherche à expulser la troupe, pour les renvoyer à leur condition d’itinérants et faire place nette à un promoteur immobilier, image criante que le capitalisme amoral s’accommode généralement très bien de structures de pouvoir non-démocratiques. Pour autant, ce personnage à l’aspect antipathique n’est pas l’incarnation d’un mal hurlant et délirant comme il est souvent figuré dans les œuvres de fiction, a fortiori dans les contes. Dans le récent FFVII Remake, son équivalent serait Heidegger, un militaire violent, ourdissant des plans démoniaques et partant d’un grand rire ténébreux à la moindre occasion. Dans The Girl of Glass, le Shérif est un homme taciturne qui se contente d’appliquer l’ensemble d’une palette de moyens mis à sa disposition par l’État pour accomplir sa triste besogne, sorte d’avatar de la banalité du mal.

À la fin du premier chapitre, ce personnage se mettra à incarner pleinement ce qui caractérise les sociétés tyranniques : l’arbitraire. Dans le pays de l’Aigle, les lois ont peu d’importance, puisque le représentant du pouvoir peut en disposer comme bon lui semble, en l’occurrence en décidant d’autorité de faire pression sur le propriétaire du cirque en exposant les « crimes » de la troupe (pacifisme, homosexualité, autant de choses intolérables pour un tel pays). À l’image de ce qui était observable dans des dictatures bien réelles (Chili, Allemagne de l’Est), la répression dans The Girl of Glass ne s’exerce pas de manière brutale et continue en tout instant sur tout individu, mais comme une menace diffuse prête à frapper quand les représentants de l’État en auront besoin, avec la garantie que personne ne défendra les victimes tant que l’injustice ne s’est pas déroulée au grand jour et en pleine lumière.
La fiction (et les littératures de l’imaginaire en particulier) ont toujours tendance à représenter la répression comme s’appliquant d’une manière uniforme et facilement identifiable, ce qui, dans la réalité, n’était observable qu’à l’époque des excès les plus extrêmes des régimes les plus totalitaires. Dans la réalité quotidienne des dictatures, un citoyen vivant sa vie quotidienne est rarement confronté à des agents de l’État, la base de l’autorité du dictateur venant justement d’une forme de distance avec le citoyen, qui a tout intérêt à vivre sa vie sans protester ni se confronter à l’autorité. C’est ce qui explique le côté relativement fermé des Partis Uniques de la plupart des dictatures, l’État préférant généralement une population dépolitisée à une énorme base de militants prêts à le déborder. The Girl of Glass s’approche davantage de la manière dont les sociétés tyranniques fonctionnent : les citoyens se tiennent le plus loin possible du pouvoir de l’État, étant à peu près certains d’y gagner au change. Le Shérif applique sa loi en divisant selon son propre jugement ceux qui méritent une promotion (le responsable du cirque se voit offrir un poste de gardien de prison) et ceux qui méritent l’embastillement (la troupe de « freaks » qui l’accompagnent).

Faire des gens la pire version d’eux-mêmes
Plus on avance dans le jeu, et plus cette vision portée par le jeu de Markus With Friends est évidente : le projet de société porté par l’Aigle n’est pas un brutal écrasement tyrannique de chaque individu au service des forces du mal, mais un projet de société entièrement tourné vers une vision purement fonctionnaliste de la politique : la société civile n’existe et ne doit exister que pour servir l’économie nationale, et tout ce qui dévie de cet objectif doit être ignoré et laissé à l’abandon, ou carrément combattu. Chaque maillon de cette chaîne se perçoit lui-même comme une victime du moins pire des systèmes, bref la doctrine TINA des néolibéraux des années 80 et 90 poussée à son maximum.
Ainsi, l’existence dans The Girl of Glass d’un orphelinat subventionné par l’État n’est tolérable que si les enfants sont capables de rentabilité, au prétexte que seul le travail salarié serait acteur de l’émancipation de l’individu, le reste n’étant que du « socialisme laissant les gens se complaire dans un état-providence ». Ce système concourt à demander aux citoyens d’être en permanence des versions parodiques d’eux-mêmes, performant à toute force un impératif de productivité, même quand l’objet de leur activité n’a manifestement aucun intérêt commercial. Le jeu nous apprend ainsi rapidement que les enfants de l’orphelinat travaillent pour fabriquer des chaussures d’assez piètre qualité au profit de l’Église, un business sur lequel l’homme d’affaires à l’origine du système ne semble même pas se faire une marge importante. Mais à l’image des économies défaillantes de bien des dictatures du genre (avec quelques situations insolites), l’objet de l’appareil productif n’était pas tant de produire quelque chose de durable ou d’efficace, mais bien des systèmes de contrôle de l’individu (au cas où cela vous aurait échappé, The Girl of Glass est un jeu de gauche).

La plupart des personnages du jeu sont ainsi des personnages ni spécialement bienveillants, ni spécialement malveillants, mais systématiquement conduits à adopter des comportements immoraux pour rentrer dans le moule policier et économique qui conditionne leur survie : la dirigeante de l’orphelinat transforme ainsi ses jeunes ouailles en ouvriers car l’État conditionne désormais le subventionnement de la structure au fait que les pensionnaires doivent y être « productifs ». La seule autre solution aurait été de refuser l’offre, et de se retrouver incapable de nourrir les enfants, ce qui aurait causé la fermeture de l’orphelinat par la justice arbitraire du pays. Bref, des séries d’ordres présentés comme des choix, destinés à arracher le consentement formel des individus. Ces individus sont, par ailleurs, dans le jeu, réduits à une fonction (Le Clown, L’Homme d’Affaires, La Petite Fille…), jusqu’au moment où ils s’ouvrent et se confessent à Kristal, ce qui leur confère immédiatement un nom, symbole d’une individualité retrouvée.
Alors, il reste les rêves
The Girl of Glass: A Summer Bird’s Tale demeure pour l’essentiel un conte, et laisse beaucoup de place au symbolique et à l’interprétation. La moitié de ses chapitres ne sont que les métaphores de la manière dont Kristal, l’adolescente en fuite, souhaite renverser le système et rendre la liberté à ses proches tout en conquérant la sienne. À cet égard, le jeu oscille beaucoup entre rêve et réalité, le retour à cette dernière étant souvent assez amer.

Néanmoins, le dernier tiers du jeu offre un éclairage sur ces séquences de rêves, à mesure que Kristal s’approche des lieux et des structures de pouvoir de l’Aigle. La rencontre avec un prédicateur pacifiste qui, au péril de sa vie, demande à une foule apathique de « se confronter à l’aigle en eux » sera un révélateur de la manière dont les pouvoirs autoritaires ne sont jamais aussi forts que quand ils sont acceptés par la plus grande masse des individus, tant ils ne tiennent en pratique que sur très peu de choses matérielles (des prisons, des miliciens, et des promesses de chaos). On découvre également dans le dernier tiers du jeu à quel point les régimes autoritaires fonctionnent également par un maintien d’une grande partie de la population dans une ignorance organisée : il est révélé que l’essentiel de la population est poussé très jeune à occuper des métiers techniques et n’a même pas accès à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, que les librairies sont quasiment vides, et que tout accès à la culture est strictement réglementé. L’accès de Kristal à ce savoir caché et émancipateur est par ailleurs une des dernières grandes quêtes du jeu.
Ce que l’Aigle essaye de tuer, et ce qui germe en Kristal tout au long du jeu, c’est la capacité à imaginer des solutions et à créer des alternatives. Dans l’ouvrage Les Jours de l’Arc-en-Ciel, le romancier chilien Antonio Skarmeta raconte comment une campagne publicitaire géante basée sur le rêve, l’imagination et une vision colorée et optimiste de l’avenir a réussi à chasser la junte de Pinochet du pouvoir, quand ce dernier avait mené une contre-campagne sinistre basée sur des menaces et des intimidations. La fin du jeu, que je me garderai de spoiler, est un hommage marqué à ce que la capacité de résilience de l’imagination et la puissance des images peuvent faire pour heurter un pouvoir dictatorial, quand elles sont dirigées dans la bonne direction.

The Girl of Glass: A summer’s Bird Tale a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
The Girl of Glass dresse, sous la forme d’un conte initiatique, le portrait d’un État dictatorial cynique dessiné avec beaucoup de justesse : il n’y est pas question de dictateur d’opérette hurlant et bardé de médailles, mais de la banalité et de la morosité qui conduit les gens à intérioriser leur propre oppression quand l’État de droit n’existe plus, et que chaque personne a conscience de l’arbitraire d’un système qui se présente comme le seul viable. Ode à la résilience et à l’imagination, le titre de Markus with Friends nous prouve que les jeux vidéo ne sont jamais aussi bons que quand ils portent leur message politique haut et fort.

zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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