Près de quinze ans après avoir complètement abandonné sa saga de JRPG culte Suikoden, Konami semble se souvenir de son fond de catalogue, et nous livre la compilation Suikoden I&II HD Remaster Gate Rune and Dunan Unification Wars. Cette dernière nous offre dans un écrin un peu sympa (décors en HD, traduction en français, menus améliorés, combats accélérés…) deux des plus grands JRPG des années 90. Difficile de bouder son plaisir : il s'agit de deux de mes titres préférés de tous les temps. Mais je ne peux m'empêcher de penser que c'est tout de même un peu tard.
Konami crade
L'histoire tumultueuse de la saga a été extrêmement bien racontée par d'autres que moi. Mais si je devais vous la résumer en trois paragraphes outrageusement simplifiés, voici : dans les années 90, une équipe de jeunes développeurs propose à Konami un univers de JRPG très ambitieux narrativement, avec 108 personnages à recruter et un château à gérer, sur fond de guerres fratricides. Un premier jeu est développé avec un budget ridicule en seulement quelques mois, c'est Suikoden qui sort en 1995. Un brouillon (et cela se voit manette en main) qui jette les bases de Suikoden II en 1998, un des jeux de rôle les plus acclamés par la critique de tous les temps. Problème : dès le troisième épisode, la série enchaîne les problèmes techniques et les changements de staff, alors que Konami connait, comme tous les éditeurs japonais, un passage très difficile aux nouvelles générations de consoles.
Suikoden III a un scope scénaristique énorme, mais des moyens de production limités, et peine à se rembourser. Le quatrième épisode, en 2004, a des ambitions plus petites, mais est généralement considéré comme le plus faible, malgré un spin-off tactique tentant de corriger le tir. Un baroud d'honneur est tenté avec le flamboyant Suikoden V en 2006, sans doute un des JRPG les plus titanesques de tous les temps en termes d’écriture et de dramaturgie. Las, le public se détourne un peu du JRPG à cette époque, et Suiko V est une catastrophe industrielle : malgré des critiques très positives, le jeu ne s'écoule qu'à quelques centaines de milliers d'exemplaires. Konami, qui se désengage alors progressivement du monde du jeu de rôle et bientôt du jeu vidéo console, relègue ce qu'il reste de la Suiko Team à des épisodes pour consoles portables, dont le dernier ne sortira même pas hors du Japon.



Trente ans plus tard, la dramaturgie de la saga Suikoden est devenu un standard de la fantasy japonaise.
En 2011, l'éditeur dissout complètement l'équipe, et à peu près tout ce qui se fait autour de Suikoden : exit les cartes à jouer, visual novels, mangas, encyclopédies, produits dérivés et autres albums de remix. Même les simples portages sur les magasins virtuels des consoles de jeux cessent après la génération PS3. Suikoden devient presque dans son ensemble un lost media réservé aux amateurs de vieilles consoles et d'émulation illégale. Quant aux créateurices de la licence (le réalisateur Yoshitaka Murayama, la directrice artistique Junko Kawano et la compositrice Miki Higashino), ils ont à cette époque déjà plus ou moins quitté Konami depuis longtemps. À se demander pourquoi un projet de remake des deux premiers jeux, près de quinze ans après que la licence a été laissée pour morte au fond d'une ruelle sombre un soir pluvieux de novembre ? Réponse : les temps ont changé pour le JRPG. Et d'une certaine matière, pour Konami.
Des étoiles bien alignées
Ce n'est pas un secret : l'éditeur japonais a légèrement changé de braquet vis-à-vis de l'exploitation de ses licences depuis quelques années. Pendant une bonne décennie, la seule cash machine vidéoludique de la société était constituée de jeux smartphones Yu-Gi-Oh. Une image assez éloignée de la grande époque des Metal Gear Solid et autres Silent Hill. De plus, une part importante de ses revenus provenait de ses autres activités, allant des salles de fitness en passant par la production d'animés, les compétitions d'esport et la gestion de casinos. Au début des années 2020, l'image de Konami en tant qu'entreprise spécialisée dans le jeu vidéo semblait même appartenir en partie au passé.

Et puis les revenus du secteur se sont mis à s'emballer, et Konami a lancé une énorme restructuration de son activité en 2021, en reprenant une place centrale dans la production de jeux AAA basés sur leur énorme catalogue. Le récent remake de Silent Hill 2 et tous les autres projets tournant autour de cette série sont une des illustrations les plus criantes du succès de cette stratégie. De même que le remake à venir du légendaire Metal Gear Solid 3. Cette démarche aurait cependant pu s'arrêter là et se concentrer sur une poignée de sagas hyper rentables : il apparait néanmoins que la stratégie doive également s'appliquer à la série Suikoden, elle qui a toujours coûté si cher sans rapporter grand-chose, sinon une excellente image de marque. Il n'est pas étonnant que cela arrive maintenant plutôt qu'il y a une décennie. La demande de JRPG a en effet explosé depuis quelques années, avec les succès en série de Final Fantasy, Persona et autres Xenoblade Chronicles... Mais aussi celui de licences plus modestes, mais touchant désormais un public de plusieurs centaines de milliers de personnes : Atelier, Ys, Disgaea ou encore Trails.
Et puis, l'ironie de l'histoire a montré qu'il y avait bel et bien une "demande de Suikoden" quand, en 2020, l'essentiel de la team à l'origine des deux premiers jeux a lancé l'une des campagnes Kickstarter les plus lucratives de l'histoire. Un JRPG très solide en est sorti l'année dernière, et malgré des ventes modestes (auxquelles il faut ajouter les 40 000 donateurs du financement participatif qui avaient virtuellement préacheté le jeu), il apparaissait comme évident que beaucoup de gens voulaient jouer à "un nouveau Suikoden". Eiyuden Chronicle: Hundred Heroes fait depuis son petit bonhomme de chemin, avec des DLC qui continuent à sortir et des projets pour d'autres jeux dans l'univers de ce successeur spirituel des premières productions de Murayama et Kawano. La situation est un peu la même qu'à l'époque : ce genre de JRPG long, verbeux et épique ne touche sans doute que quelques dizaines de milliers de personnes, mais des personnes qui sont toujours au rendez-vous trente ans plus tard. Et des jeux de rôle du genre, Konami en avait deux dans son escarcelle, prêts à être remastérisés via des coûts que l'on imagine relativement plus modestes que développer une nouvelle aventure de zéro.

Trop peu, trop tard, mais indispensable
Tragiquement décédé quelques semaines avant la sortie d'Eiyuden Chronicle: Hundred Heroes, Murayama n'aura eu l'occasion d'assister ni à la naissance de son nouveau bébé, ni à la renaissance de l'ancien. Les rancœurs anciennes semblent néanmoins avoir été partiellement effacées au fil des décennies. Le père de l'univers Suikoden est largement remercié dans les crédits de Suikoden I&II HD Remaster Gate Rune and Dunan Unification Wars et la co-réalisatrice Junko Kawano a assuré un retravail du chara design du premier jeu pour le faire coller à l'esthétique des épisodes ultérieurs. Ok, admettons, faisons comme si tout était oublié, et comme si le fait que Konami ait si longtemps méprisé et ignoré tout ce travail n'avait au fond été qu'un long malentendu. La bonne nouvelle, c'est qu'il est désormais possible de redécouvrir ces deux premiers épisodes dans des versions relativement correctes. Je dis relativement, parce qu'il est assez évident qu'il y a quand même ici une forme de service minimum.

La traduction du premier épisode (inédite, sauf via des patchs non-officiels) a le mérite d'exister, mais se prend souvent les pieds dans le tapis. Les quelques micro-modifications à la structure des jeux restent très superficielles. Il n'y a pas la moindre forme d'amélioration de l'ergonomie des menus (épouvantables) du premier épisode. Le retravail des décors pour les passer en HD et en 16:9 oscille entre le correct et le médiocre. Un petit exemple : certains personnages cachés dans les décors apparaissent maintenant parfaitement en clair à l'écran du fait de l'élargissement du champ de vision. Et ces deux jeux, s'ils ont le mérite d'être compilés en une seule ROM et vendus à un prix relativement modeste, ne bénéficient de presque aucune forme de contenu additionnel ou documentaire. Il faudra se contenter de quelques musiques et de quelques illustrations, et basta. Mais admettons. Ce n'est pas du travail d'orfèvre, certes, mais on peut rejouer dans de bonnes conditions à deux excellents jeux vidéo plus ou moins disparus du marché officiel.
Enfin, il me faut quand même préciser que quand je parle de deux excellents jeux, c'est surtout au deuxième que je m'adresse. Pour en revenir au début de mon propos, il faut se souvenir que Suikoden I a été développé en moins d'un an, via un crunch continu et intensif, uniquement pour servir de crash-test en vue d'un second épisode. S'y replonger en 2025 donne parfois l'impression d'être projeté contre un mur de crépi sans casque et sans protège-coudes. C'est tout de même un peu râpeux.

Néanmoins, la quinzaine d'heures nécessaires pour voir le bout de la Grande Guerre de la Rune du Portail et le combat contre le terrible empereur Barbarossa et sa magicienne Windy est essentiellement une introduction à l'extraordinaire Suikoden II, seconde partie de cette compilation. Lequel est, 27 longues années après sa sortie, toujours aussi vibrant de modernité, de sens du tragique, de profondeur de jeu et de finesse d'écriture. Il s'agit d'un joyau intemporel de la narration vidéoludique, au pixel art fin, au système de combat riche, aux rebondissements incroyables. Et c'est une aventure dont la conclusion et les dernières heures n'ont à mon sens été dépassées par presque rien dans l'histoire du jeu vidéo. Il serait bête de s'en priver.
Suikoden, et après ?
Bien, donc, malgré tout ce qui a pu se passer, on peut (on doit, si on aime le genre) découvrir ou redécouvrir les deux premiers Suikoden. Et en profiter pour se pencher sur Eiyuden Chronicle: Hundred Heroes, un jeu très sympathique qui prouve que Kawano et Murayama en avaient encore sous la pédale. Néanmoins, il reste un travail colossal pour faire ressurgir l'univers des 27 vraies runes de la destinée depuis le néant ou son ayant droit l'a plongé.

Suikoden III et sa narration éclatée entre plusieurs protagonistes, renversant nombre des alliances et des perspectives du second jeu. Suikoden IV/Tactics et son univers d'archipels et de pirates qui constituait un diptyque un peu chaotique, mais également une préquelle palpitante à tout le lore de la série. Suikoden V, et sa géopolitique fine, passionnante et sa tragédie familiale sans comparaison. Sans parler des deux visual novels épaississant la narration de Suikoden II, salués par les fans, mais jamais sortis des frontières du Japon. Et quid des épisodes portables, limités en ambition, mais pas exempts de moments de bravoure ? Et que dire d'un éventuel sixième épisode qui pourrait être confié à une des nombreuses équipes de talent ayant livré des JRPG passionnants de ces dernières années ?
Au moment où j'écris ces lignes (c'est à dire juste avant cet événement qui a annoncé quelques petites choses en plus, dont un anime et un jeu smartphone), cette partie immergée de l'iceberg Suikoden reste bien au chaud au fond des coffres de Konami, qui semble vouloir communiquer plus régulièrement sur l'avenir de la licence. Néanmoins, rien que le fait d'avoir eu quoi que ce soit de directement lié à Suikoden en 2024 est à la fois un signe des temps et un signe d'espoir. Je ne peux que vous recommander de vous intéresser à l'histoire de cette saga, il n'y a jamais eu un meilleur moment pour le faire depuis au moins vingt ans.



Suikoden I&II HD Remaster Gate Rune and Dunan Unification Wars a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu est également disponible sur PlayStation 4 et 5, sur Xbox Series et sur Nintendo Switch.

zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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