À bien des égards, le fait que Life is Strange: Double Exposure soit un jeu relativement réussi est une surprise. Depuis le passage de la série des mains de Don't Nod vers celles du studio Deck Nine, les problèmes de production (euphémisme pour parler de très graves problèmes de management) se sont enchaînés. La formule d'aventure narrative fantastique teintée de mystère initiée il y a dix ans avec le tout premier épisode semble rincée, même entre les mains de ses créateurs d'origine. Mais voilà que, surprise, bon gré mal gré, la suite des aventures de Max Caulfield s'avère plutôt pas mal. J'aurais aimé vous en livrer une critique joyeuse, sautillante et enthousiaste. Et puis, sans surprise, une sorte d'écroulement scénaristique vers la fin de l'aventure a douché une partie de ma bonne humeur. Et si je dis sans surprise, c'est que ce n'est pas la première fois cette année que je me retrouve confronté à cet exact problème. Je sais que les fins de jeux sont souvent ratées, et je sais globalement pourquoi (concentrer davantage d'efforts sur le début pour accrocher l'attention que sur la fin, qu'une minorité de joueurs verront). Mais dans le cas présent, il me semble qu'on touche à un problème de structure, comme si l'aventure avait été construite à l'envers. Pourquoi tant de productions ont-elles ce même défaut ?
Cet article contient des spoilers relativement mineurs de Life is Strange: Double Exposure et des spoilers encore plus mineurs de divers jeux de 2023 et 2024.
Éteins la péloche
Life is Strange: Double Exposure reprend les aventures de la photographe Max quelques années après le tout premier jeu de la saga. Le titre a l'élégance de quasiment vous dispenser de savoir quoi que ce soit sur ce dernier, si ce n'est que dans son adolescence, Max pouvait remonter le temps par magie (une magie relativement destructrice). Ici, son pouvoir change, puisqu'elle peut désormais naviguer entre deux réalités différentes. L'une où son amie Safi a connu un destin tragique, et une autre où le drame ne s'est pas déroulé, et où la vie continue comme avant.
On progresse dans l'intrigue en surfant entre ces deux réalités pour élucider la nature de cet événement sinistre, et c'est : une excellente idée. Vraiment. Life is Strange: Double Exposure fonctionne bien tant au niveau de son rythme que de ses personnages ou de sa direction artistique. Switcher entre les deux mondes est un plaisir, même quand on réalise que toute l'intrigue est extrêmement rigide et guidée par la nécessité de rester dans un couloir étroit, même selon les standards du genre qui vous donnent généralement assez peu de latitude. Et le studio a réussi, malgré tout, à donner une vraie deuxième aventure à Max sans jamais trop resté scotché sur les idées ou les personnages du premier jeu. Certains fans le regretteront sans doute, mais je trouve audacieux et malin de ne pas avoir fait "la deuxième aventure de Max et Chloé" que beaucoup attendaient.
Mais voilà, Life is Strange: Double Exposure est découpé en cinq chapitres distincts. Et si les trois premiers sont d'une réelle bonne tenue scénaristique, le propos se gâte d'abord un peu, puis beaucoup, jusqu'à verser lentement dans un joyeux n'importe quoi à la fois confus et prévisible. Passé le milieu du jeu, je me suis demandé si les auteurs savaient vraiment où ils voulaient aller. Vers la fin, j'étais persuadé que c'était probablement le cas, mais tout en tentant d'y insérer au forceps l'intégration du pouvoir de Max et ses diverses implications. Et de vouloir justifier par la même occasion les premières incohérences en rajoutant des explications qui en génèrent de nouvelles, et de commencer une course perdue d'avance au colmatage de tout ce qui ne tient pas debout là-dedans. Ce n'est pas très satisfaisant, ni très grave, le plaisir de jeu restant assez fort jusqu'à la fin. Mais j'ai tout de même poussé quelques soupirs dont je me serais passé.
C'est compliqué de rester simple.
C'est un sujet qui a été souvent abordé dans l'excellent podcast sur l'écriture Procrastination : un défaut majeur dans l'écriture consiste à rendre inutilement complexe une histoire somme toute assez simple. C'est particulièrement compliqué quand on commence à s'amuser avec des concepts de timelines, de doubles, de mondes parallèles ou de voyage dans le temps. Comment faire en sorte que tout reste cohérent ? Ou comment trouver une manière de signaler, comme l'a fait la récente série Terminator Zero, que les incohérences ne sont pas particulièrement importantes ?
Dans le cas de Life is Strange: Double Exposure, et sans être dans le cerveau ni dans le bloc-notes des auteurices, je pense que le petit grain de sable dans la machine a été d'axer beaucoup d'éléments du scénario autour du pouvoir de Max. Comme si l'histoire avait été fourrée au milieu de cette idée de double timeline à utiliser en permanence, plutôt que réfléchie en amont comme un scénario cohérent dans lequel aurait pu se couler le gameplay. L'intrigue a beaucoup de mal à rester à la fois dense et simple, et c'est de plus en plus fatigant à mesure que le générique de fin se rapproche.
Et comme je le signalais, il me semble que ce n'est pas le seul jeu à m'avoir fait le coup depuis deux ans ! Récemment, le chouette-mais-mal-fini Metaphor: ReFantazio finissait son intrigue dans une eau de boudin particulièrement ridicule. C'était aussi le cas pour le sublime Like a Dragon: Infinite Wealth, jeu immense et néanmoins plombé par un dernier tiers multipliant les retournements de situation invraisemblables et parfois proprement indignes de la saga. Ou dans un autre registre, le bien laborieux The Casting of Frank Stone, qui oubliait carrément un bout de son intrigue au milieu de la route en voulant partir dans tous les sens.
Et si je dois remonter un peu plus loin, je me souviens de la ratatouille scénaristique de la fin de FFXVI, ou encore de celle d'Oxenfree II. Des jeux que je défendrais volontiers par ailleurs, mais qui me semblent néanmoins plombés par le même problème : de bonnes idées, des high concepts efficaces, et une exécution brouillonne en fin d'aventure qui se perd dans des méandres narratifs inutiles. Ils veulent en faire trop, au risque de noyer l'idée centrale.
On peut vivre des aventures incroyables et rester cohérent
Beaucoup de jeux, et parfois de grands jeux font le pari inverse : confier l'intégralité de leur narration à la personne qui tient la manette ou le clavier. Et pas uniquement des expériences de forcenés à la Caves of Qud (no offense). Je pense aussi à des coffres à jouets vidéoludiques comme Wartales ou Dragon's Dogma 2 qui font le pari de vous laisser "raconter votre propre histoire" en vous laissant simplement plein d'éléments pour vous amuser et façonner votre voyage. Ce n'est pas l'approche de Life is Strange: Double Exposure qui, même pour un jeu aussi ouvertement narratif, vous tord en permanence le bras de manière assez violente pour vous renvoyer là où il le souhaite. Certains de mes choix ont ainsi été, à quelques reprises, immédiatement annulés par l'intrigue tant elle s'était déjà perdue dans des méandres qu'il était impossible de modifier à nouveau. Les choix de dialogues façon Fallout 4 me sont ainsi revenus en tête : Oui / Oui / Oui (mais avec une vanne) / Non (mais en fait oui).
Un temps, je me suis dit que c'était en quelque sorte une fatalité des jeux très écrits : devoir se perdre dans une série de rebondissements et d'invraisemblances pour arriver à gagner la guerre de l'attention et ne pas tomber dans la triste catégorie du "jeu chiant". Après tout, c'est en partie ce qu'on a reproché au très lent Harold Halibut plus tôt cette année : ne réussir à amener son retournement scénaristique principal que trop tard pour arriver à maintenir l'intérêt. Et puis je me suis souvenu de ces contre-exemples évidents, ainsi que d'autres, beaucoup moins en vue. Oh, par contre-exemples évidents, je veux dire : rien de moins que Baldur's Gate 3 et Disco Elysium.
Les deux jeux partagent à mon sens une qualité commune (autre que d'être excellents) : ils proposent des histoires simples dans des univers extrêmement riches. Vous ne vous êtes pas rendu compte qu'il s'agissait d'histoires simples ? Normal, il y a beaucoup de maquillage très élégant et très subtil autour de ces trames qui consistent dans le premier cas à découvrir qui vous a collé une larve dans le cerveau, et dans l'autre qui a tué ce type dans la cour de l'hôtel. Mais même avec toutes leurs ramifications, leurs dialogues, leur lore touffu et leurs rebondissements hauts en couleur, BG3 et Disco Elysium restent, dans l'ensemble, assez simples. Ils tiennent leur ligne narrative, découpent clairement leurs arcs scénaristiques, ne font pas surgir des tonnes de nouveaux concepts à mi-parcours. Vous me direz, c'est plus simple quand on n'est pas en train de jouer avec des timelines et des mondes parallèles. Mais même ainsi, on peut faire relativement simple, et raconter quelque chose de chouette.
C'est par exemple ce que parvenait à faire Deathloop, dont les auteurs ont justement expliqué comment leur travail avait consisté à énormément élaguer pour ne pas rendre une histoire de boucle infinie trop indigeste. Dans des registres plus indé, des jeux comme le surprenant Slay the Princess, ou le charmant In Stars and Time sont également parvenus à construire beaucoup de choses sur des concepts complets, sans jamais se perdre dans des rebondissements invraisemblables. Ni, d'ailleurs, nous donner l'impression que rien dans nos actions n'avait la moindre importance.
Réduire le focus
Revenons à Life is Strange: Double Exposure. Je voudrais insister encore une fois : c'est un bon jeu. Un jeu reprenant dans les grandes lignes une formule de 2015 qui avait su séduire pas moins de vingt millions de joueurs. Et qui n'avait jamais été aussi bien utilisée depuis des années. Il y a de l'authenticité et du naturel dans les relations entre les personnages de ce récit, bien plus que dans le plutôt laborieux True Colors. Malgré ces problèmes de scénario sur la fin, le studio a compris comment "faire un Life is Strange". Et c'est déjà énorme. Cependant, il me semble que tout ceci aurait été bien meilleur en prenant en compte ce qui faisait justement le sel du premier épisode (et de Life is Strange 2) : sa simplicité.
Il faut se remettre dans le contexte, mais les quelques critiques négatives du jeu en 2015 lui reprochaient justement cette simplicité. Son lycée américain trop cliché. Ses relations un peu peintes à la truelle entre certains personnages. Son antagoniste un peu prévisible. Son utilisation caricaturale de la bande-son pop-folk. Et son final, d'une binarité assez mécanique au mélodrame attendu. Cependant, c'est sans doute tout cela qui a le mieux vieilli : la relation entre Max et Chloé, le pouvoir de réécrire les dialogues en remontant le temps comme seul artifice de gameplay, et la fin du jeu très premier degré. Life is Strange arrivait à réduire l'angle de sa proposition à quelque chose de très simple mais d'excessivement efficace.
Life is Strange: Double Exposure a fait beaucoup d'efforts pour ajouter une grosse couche de complexité à tout cela. Quand ça tombe sur la finesse des relations entre les personnages, c'est plutôt efficace, et plutôt mieux écrit que ce à quoi je m'attendais. Mais quand il s'agit de multiplier les péripéties invraisemblables à base de lignes temporelles, de téléportation d'objets, de doubles fantômes ou encore de personnages menaçant de se tuer lui-même, forcément, on perd un peu en épure. Le jeu de Deck Nine a pour lui d'être un rare cas d'enquête dans deux réalités parallèles effectuées par un même personnage, et rien que pour ça, il mérite qu'on y jette le coup d’œil. Mais si l'enquête avait été intéressante ou réussie, ça aurait quand même été un peu mieux.
Life is Strange: Double Exposure a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu est également disponible sur PlayStation 5 et Xbox Series.
Tout ceci n'était pas du tout un plaidoyer pour que les jeux deviennent simplistes et évitent les modes narratifs complexes et audacieux, voire tarabiscotés. D'autant plus que j'adore ça. Mais parfois, je préfère quelque chose de très premier degré, de relativement simple mais de bien maîtrisé à quelque chose qui se perd complètement passé un certain stade, rompant une forme d'accord tacite consistant à ne pas forcément ajouter ou enlever trop d'ingrédients en cours de route. Et, au fond, je ne peux pas m'empêcher de penser que si les jeux étaient développés dans de meilleures conditions, par des employés aux conditions de travail plus stables, en subissant moins de pression, un scénario comme celui Life is Strange: Double Exposure donnerait moins l'impression de se perdre en chemin passé la fin de son troisième chapitre. Mais allez savoir, j'ai peut-être l'esprit mal tourné ?
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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