Des fois, on s’engage dans un jeu avec une idée en tête, et on se rend compte au bout de quinze minutes qu’on s’était planté dans les grandes largeurs. C’est ce qu’il vient de m’arriver avec Symphonia, qui sort le jeudi 5 décembre : sa DA et ses quelques captures d’écran m’avaient mis en tête que je me dirigeais vers un petit Hollow Knight-like, c’est-à-dire de la plateforme, de l’exploration non-linéaire et des boss. Zéro sur toute la ligne, puisque Symphonia est un modeste mais solide platformer à tendance masocore, parfaitement linéaire et dépourvu du moindre affrontement.
Trois heures plus tard, je terminais l’aventure non sans avoir pesté et juré après m’être éclaté dans tout ce que le jeu comportait de piques, de pièges et de scies circulaires, trois autres heures plus tard j’avais ramassé tous les collectibles optionnels et bouclé les niveaux bonus (qui relevaient la difficulté encore d’un cran), puis me lançais dans l’espèce de NG+ qui implique de se faire poursuivre par un double maléfique. Chaque étape a eu pour premier effet de me décourager face aux obstacles de plus en plus intimidants que le jeu mettait sur mon chemin, et pourtant, niveau après niveau et juron après juron, je suis arrivé au bout, avec le même constat qu’à la fin de tout bon plateformer masocore : bon sang, qu’est-ce que c’était cool. Ce qui, après plusieurs heures de morts à répétition, ne coule pas forcément de source. Mais alors, pourquoi on aime ça ? Pourquoi nous infligeons-nous des Celeste, des Super Meat Boy, The End Is Nigh ou des Symphonia ?
Avant d’aller plus loin, mettons-nous quand même d’accord sur le terme de platformer masocore, car tout le monde ne met pas les mêmes définitions derrière. D’aucuns l’utilisent pour désigner des titres dont la difficulté est basée sur l’injustice et qui poussent au die & retry le plus odieux, pensez I Wanna Be the Guy ou Rage in Peace, quand d’autres s’en servent pour parler de plateforme hardcore et terriblement exigeante, mais au contraire assez juste dans son level design et ses mécaniques, pensez dans ce cas aux faces B et C de Celeste ou au Path of Pain de Hollow Knight. Vous l’aurez compris : je suis de la seconde école, et je ne tiens pas longtemps sur des jeux injustes (j’ai drop Rage in Peace en direct du mardi douleur, et j’ai rendu une de mes critiques les plus salées en jouant à Okunoka Madness), car, comme bon nombre de genres très codifiés, celui du platformer hardcore établit un contrat tacite avec son public, et j’avoue avoir très peu de patience pour les titres qui n’en respectent pas les règles.
La première et principale attente que j’aurai face à du masocore, c’est une physique, une lisibilité et un game feel irréprochables. Plus un titre se montre exigeant et plus j’estime qu’il doit être techniquement pointu. Tout doit répondre au doigt et à l’œil, tout doit être lisible et rapidement repérable et identifiable (qu’est-ce qui est une plateforme, un arrière-plan, un piège, un obstacle ?) : en bref, si je perds, ça doit être de ma faute, pas celle du jeu. La frustration doit venir de mon incapacité à passer un tableau, pas d’une exécution brouillonne. C’est souvent la limite des productions qui singent des classiques du genre sur la forme, mais ne sont pas en mesure d’atteindre leur niveau technique et deviennent malgré elles très frustrantes. Pour en revenir à mes exemples, c’est la différence que je fais entre un Rage in Peace qui est techniquement solide, mais activement conçu pour être injuste (les règles changent en permanence, de façon à ce qu’on soit obligé de mourir au moins une fois sur chaque piège, puis les apprendre par cœur) et Okunoka Madness, qui cherche désespérément à être Super Meat Boy, mais qui n’arrive jamais à reproduire sa physique si particulière et en devient fatalement frustrant, puisque la technique n’arrive pas à se hisser au niveau du level design et provoque des échecs injustes à répétition.
Il existe évidemment tout un spectre : ceux qui vont trop loin (RITE est super, mais franchit un cap dans son dernier chapitre où la technique ne suit plus l’exigence du level design), ceux qui ont la mécanique de trop (il devient assez difficile de jongler avec tous les liquides de Splasher sur la fin), ou qui sont techniquement plus faibles sur un seul point (les cordes rebondissantes de Symphonia complètement buguées et à travers lesquelles on passe une fois sur quatre). Ça n’en fait pas de mauvais platformers masocores, mais ça montre bien l’équilibre ténu qu’il existe entre les différents types de frustration que peuvent apporter les jeux du genre, surtout quand la mauvaise foi l'expérience personnelle des joueurs·euses vient s’ajouter au tableau. Aucun titre ne pouvant proposer la formule parfaite, ça devient une estimation constante de ce que l’on peut endurer, à la fois en termes de limitations techniques (moteur physique, bugs, lisibilité) qu’en termes de difficulté motrice (réflexes, précision, rapidité d’exécution, dextérité).
Mais donc, revenons à notre question initiale : pourquoi s’infliger ça ? Je vais forcément répondre de manière très personnelle, mais, pour en avoir discuté avec d’autres amateurs·rices du genre, certains aspects semblent plutôt fédérateurs. Le premier, c’est un mélange d’égo et d’appétence pour une certaine forme de défi. Les titres masocores (platformers ou non, d’ailleurs, ça marche également pour des Disc Room, Cuphead ou Hotline Miami par exemple) tiennent un équilibre remarquable grâce à des tableaux au premier abord intimidants et qui semblent presque infaisables lors des premières tentatives. Le "semble" et le "presque" étant importants, car, si c’est effectivement le cas (et selon les différentes sensibilités et capacités, on le rappelle, tout n’est pas difficile pareil pour tout le monde, je suis par exemple très mauvais dès qu’il s’agit de rythmique précise ou de dash en diagonale), alors le sentiment de défi fait place au découragement, et il y a fort à parier que le titre ne sera pas relancé. L’important est donc de toujours laisser une petite fenêtre d’espoir dans son level design, au moins de laisser se dessiner un chemin envisageable dans le niveau, et de doser les passages de repos dans les niveaux les plus longs. Ainsi, même si la frustration de l’échec répété peut décourager, voire mener au rage quit, un bon niveau de platformer masocore a toujours un goût de reviens-y, un ou des éléments de design qui promettent qu’une prochaine fois, ça va passer. Je qualifiais Symphonia de modeste dans le domaine, en cela que la plupart de ses tableaux vanilla n’ont jamais l’air infaisables au premier coup d’œil. On se dit bien qu’on va un peu en chier, mais la route à suivre est claire et ne semble jamais insurmontable. C’est dans ses niveaux bonus que l’on peut commencer à douter, face à des tableaux beaucoup plus grands, avec des pièges plus retors et surtout, pas ou peu de checkpoints. On fait tout de suite moins les malins !
Le second attrait, et pas des moindres, c’est la promesse d’entrer dans la zone, cette espèce d’état second que peuvent également atteindre les sportif·ves ou les musicien·ne·s et où la mémoire musculaire prend le relais sur la réflexion et l’analyse. Le passage d’un niveau ou d’un tableau devient ainsi du pur flow, de ces moments où les réflexes prennent le dessus et où tout semble être inexplicablement facile, naturel, instinctif. Ce sont de courts instants incroyablement grisants et a posteriori aussi satisfaisants qu’un peu mystérieux, au point qu’il m’est parfois arrivé de me demander après coup comment diable j'avais pu réussir à exécuter un tel enchaînement. Avec ces mains-là, vraiment ? N’étant ni sportif ni musicien, seul le jeu vidéo peut m’apporter ce genre de sensations, et mon genre de prédilection pour les atteindre reste indéniablement le masocore (le plus souvent des platformers, mais les bullet hell remplissent aussi très correctement ce rôle). Ce sont des moments rares, dont les multiples facteurs dépendent aussi bien du jeu, du/de la joueur·euse, de sa condition physique et mentale que de son environnement et ses conditions de jeu. On peut cependant noter que cet effet se déclenche plus facilement si un niveau est travaillé (voire étudié) suffisamment longtemps (dans mon cas, plus de dix heures par exemple pour la face C du sommet de Celeste), ou si les mécaniques sont suffisamment fluides et rapides ET à la fois complètement adaptées au level design, permettant d’atteindre une rapidité et précision d’exécution niveau après niveau, comme ça peut être le cas dans The End Is Nigh ou Super Meat Boy.
Symphonia est malheureusement un poil trop court et trop "facile" pour permettre d’entrer dans cette fameuse zone, mais je dois reconnaître avoir trouvé particulièrement grisants certains enchaînements, notamment en récupérant les collectibles ou en traversant les niveaux bonus. La mécanique centrale de rebond est super agréable, précise et nerveuse, et le level design est intégralement pensé autour de cette façon de se mouvoir, permettant quelques belles fulgurances dans la plateforme. Si entrer dans la zone est tout compte fait assez rare, il est bien plus fréquent de tomber sur ce genre de séquences où gameplay, game feel et level design s’accordent parfaitement.
Enfin, et ceci fait écho à un constat que l’on faisait en 2020, le masocore est, paradoxalement, de plus en plus accessible, sans pour autant être plus facile. Du moins, il nous laisse le choix de décider ce qui est acceptable ou même physiquement faisable. Après une hégémonie du trio Facile/Normal/Difficile jusqu’à la fin des années 2010, on a vu se banaliser ces dernières années une philosophie de difficulté plus granulaire, permettant de régler son expérience non pas en sélectionnant un mode de difficulté, mais en réglant différents paramètres via des curseurs. Côté AAA, on voit plus facilement des titres, de Shadow of the Tomb Raider (2018) à Silent Hill 2 Remake (2024), décomposer la difficulté en plusieurs strates (combat, énigmes, exploration…), mais c’est du côté des indés, et souvent du masocore, que l’on continue de trouver le plus de modularité. Celeste (2018) a évidemment été un marqueur assez important dans la pratique, d’autant que cette difficulté à la carte allait de pair avec le propos du jeu, et les indés modernes, du mignon Promenade (2024) au moins mignon Disc Room (2020) permettent de régler de plus en plus de détails pour se faire une difficulté personnalisée. Sur ce point, Symphonia suit la même mouvance, puisqu’il permet lui aussi de régler pas mal de paramètres, de la vitesse du jeu au nombre de sauts, en passant par des éléments plus originaux, comme la possibilité de rebondir ou se catapulter sur n’importe quelle surface, pièges compris. On regrettera seulement que ces éléments soient de base bloqués et qu’il faille battre les niveaux bonus pour pouvoir les activer. Quel choix curieux que de cacher l’obtention des modes faciles derrière les niveaux les plus difficiles du jeu.
Symphonia a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Il est également disponible sur Xbox One et Series, sur PlayStation 4 et 5 et sur Nintendo Switch.
Bonne petite surprise de fin d’année, Symphonia ne renouvelle absolument pas le genre, mais s’inscrit à merveille dans le courant des platformers indés modernes à tendance masocore. Si sa courte durée et son niveau de difficulté motrice somme toute abordable ne lui permettent pas de se hisser parmi les plus grands (ce n'était probablement pas l'ambition de toute manière, il s'agit d'un premier jeu d'étudiant·e·s), il reste suffisamment solide techniquement et artistiquement pour être chaudement recommandé et faire office de bonne porte d'entrée dans le genre. Mieux, il n'a absolument pas à rougir face au reste de la production, et se place même à mon sens dans le haut du panier de ce que 2024 aura eu à proposer en termes de platformers 2D.
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