A force d’entendre de-ci de-là « Animal Crossing ? Mais lol, c’est un jeu pour bébés ! » ou « Mais c’est quoi, le but de ce jeu ? », je pense qu’il est grand temps de parler un peu d’Animal Crossing et de son concept, pour que tout un chacun puisse briller un peu plus en société. Après tout, cette série fête ses 18 ans cette année, en vrai ! Elle peut boire de l’alcool, voter, et passer son permis !
Au début, ça devait être un RPG
Eh oui ! Au tout début, le jeu avait été pensé pour être une plate-forme de communication entre papa et enfant, si possible un RPG où, quand l’enfant, la journée, se retrouvait en difficulté et arrêtait à tel endroit d’un donjon, le papa, lorsqu’il rentrait tard après le travail, pouvait venir l’aider in game. Principe pas si simple à mettre en place, surtout avec les moyens de l’époque : le jeu est sorti au Japon en 2001 sur la N64, et seulement en 2004 en Europe sur la GameCube. C’est pas beau ça ? C’est en tout cas ce qu’explique Katsuya Eguchi lors du Nintendo Game Seminar de 2008, exhumé par le journaliste Oscar Lemaire à l’occasion de son article sur cette licence.
Il faut dire que bon, ça correspondait (toujours) à une problématique sociétale au Japon : les hommes travaillent trop, rentrent tard, se suicident, tout ça tout ça, et la vie de famille là-dedans ? Alors Nintendo, en bon samaritain, avait décidé d’offrir une solution pour aider les familles à rester unies. Et si ça concernait les papas et les enfants, c’était bien parce que les mamans passaient déjà tout leur temps avec les mioches. Donc, pas besoin qu’elles jouent aussi avec sur ce jeu ! Dis oh ! Tu voudrais pas non plus ? Ça devait être un jardin secret entre père et enfant. Véridique ! « In a “let’s keep it secret from mom” kind of way (laughs) » (Eguchi, Nintendo Game Seminar 2008 – The Road to Completing Animal Crossing Part 3). Ah ce bon vieil humour sexiste… Le fait que la famille puisse trouver un lien tous ensemble à travers ce jeu, ça serait trop. Enfin bon, voilà, ça partait d’un bon sentiment, et nous sommes mal placés pour jeter la pierre à ce niveau.
Donc, résumons : au départ, Animal Crossing devait être un RPG avec quatre donjons perdus dans une forêt avec des thématiques de saisons, des animaux qui nous aident, la possibilité de communiquer et de jouer de manière asynchrone, c’est-à-dire partager la même partie mais pas en même temps, et une horloge en temps réel avec un principe de saisons sur 12 mois. Et puis la technologie limitant les choses, les donjons de saisons sont devenus quatre chambres dans un village ; les animaux, des créatures anthropomorphes ; et le scénario a été enlevé. Nintendo a gardé l’horloge en temps réel, les saisons, la communication entre joueurs, et le fait de jouer de manière asynchrone. Voilà. Animal Crossing était né : une jolie simulation de vie où chacun est libre de faire ce qu’il veut ou presque, sans véritable quête épique, ni combat, ni course. Mais… S’il n’y a pas d’histoire, c’est quoi, le but du jeu ?
Une initiation bucolique au capitalisme
L’univers d’Animal Crossing a été conçu selon le modèle économique le plus répandu au monde : le capitalisme. De fait, il s’agit ici d’une véritable initiation. A peine arrivé dans le premier opus que le gentil Tom Nook, le seul commerçant du coin et donc le plus grand propriétaire foncier du village, vous propose d’acheter une parcelle de terre pour y construire votre petite maison de la taille d’une chambre. Vous êtes content. Puis Nook revient toc-toquer à votre porte et vous annonce que les bons comptes font les bons amis, et que ça serait bien qu’on lui rembourse les clochettes, la monnaie du jeu, qu’il nous a prêté pour avoir un toit au-dessus de la tête. Heureusement, on a tout le temps qu’on veut pour le faire.
Et voilà l’un des défis d’Animal Crossing : être endetté pour survivre, et devoir donner de sa personne pour rembourser ses prêts. Alors, ça se fait dans de bonnes conditions, et c’est bien là tout l’intérêt : le cadre est bucolique, enfantin, volontairement naïf, avec une jolie musique simple qui reste en tête et change toutes les heures en s’adaptant au moment de la journée ou de la météo. C’est une parenthèse dans votre vie brutale, mais l’évasion reste dans le cadre de votre vie quand même, tout en étant un brin plus féérique, plus douce. Ce que devrait être la vraie vie, en enlevant toutes les contrariétés de notre quotidien.
Vous secouez des arbres, et des sacs de clochettes en tombent parfois. Ou des meubles. Vous pêchez ? Vous pouvez vendre vos poissons contre des clochettes. Vous récoltez des fruits ? Idem. Des insectes ? Idem. Tout se vend. Pas d’angoisse de carrière, de mauvaise orientation, de temps perdu… Les dictons capitalistes sont d’ailleurs détournés pour rendre le quotidien plus agréable : l’argent tombe bien des arbres, l’argent pousse bien dans les arbres (on peut faire des arbres à clochettes si on respecte certaines conditions), toute peine mérite vraiment salaire, on se rend service entre voisins… Un véritable paradis capitaliste.
Avec ces clochettes, on peut acheter des meubles pour personnaliser son intérieur, selon les principes du Feng Shui si on le souhaite (oui, il y a même des leçons de Feng Shui pour bien agencer sa maison et obtenir plus de chance, et donc, plus de clochettes). Il est important de s’affirmer en tant qu’individu. Les concepteurs des jeux, de leur aveu, ont créé tellement de mobilier qu’il n’est pas possible de réunir toutes les collections. C’est le principe du désir, de la frustration, de la collectionnite aiguë. Posséder, posséder, posséder ! Plus on possède, plus on a besoin d’une grande maison, plus on a une grande maison, plus il faut rembourser, plus il y a de vide, plus il faut acheter, et plus on achète, plus les commerçants du coin se développent… Le cercle vertueux idéalisé du capitalisme qui a foi en la croissance infinie.
Sauf qu’en fait, on peut aussi décider de se contenter de ce qu’on a. Puisque le jeu n’a pas de fin, on peut apprendre à se satisfaire d’une petite maison. Et on fait quoi, alors, si on se moque des clochettes ? Quoi qu’on fasse, on finit par en gagner. On peut donc les placer sur un compte en banque, à la Poste, et il fructifiera chaque année. Si vous êtes du genre à avoir toujours peur de manquer, ça peut vous soulager de savoir que vous avez 100 millions de clochettes qui dorment à la banque. Enfin, à la poste. Ah, je précise : le village possède au début, une poste/banque, un magasin, une mairie, une gare, un musée. Le village parfait, je vous dis ! Il manque un médecin. Mais comme on ne tombe jamais malade… Des fois, on se fait piquer par des abeilles, mais Nook vend des remèdes très efficaces. Bon, j’en étais où ? Ah oui, les occupations…
Vous pouvez aussi décider de devenir un grand mécène. Comme le jeu se situe en temps réel, il y a des saisons pour pêcher tel ou tel poisson, capturer tel ou tel insecte. Ce qui laisse un sacré bout de temps de jeu pour tout attraper, si vous décidez de ne pas tricher avec l’horloge. Il y a aussi les fossiles qu’on déterre et qu’on court faire expertiser au Musée par Thibou, le hibou conservateur, qui nous donnera quantité d’informations dessus. Sauf qu’au lieu de vendre nos récoltes, on les offre au Musée pour augmenter les collections. De même pour les tableaux qu’on peut acheter au noir chez Rounard le renard. Oui, le mécénat et le recel d’œuvres d’art sont présentés dans Animal Crossing.
Même l’écologie est un peu abordée, au début, en mettant en place une poubelle où chacun peut y déposer ce qu’il veut, laissant à d’autres le soin de recycler les produits. De même que le troc. Effectivement, le fait de se sociabiliser avec les animaux permet de faire des échanges, et il n’est pas rare de se faire alpaguer par un habitant qui a vu dans nos sacs (comment ??? ça, on ne le sait pas) que nous avions tel objet, et qui nous propose de l’échanger contre tel autre. Libre à vous d’accepter ou non. Mais si on n’accepte pas (Pardon ? Un fossile à 13 500 clochettes contre ton misérable tapis usé à 475 clochettes ? Ça va pas, non ?), ça peut fâcher ce voisin. Et donc, rendre son amitié plus difficile à acquérir. Et si on n’a pas d’amis, ils finissent par déserter le village ! Mais pas de panique : d’autres viendront, d’un caractère peut-être plus agréable ou en adéquation avec le vôtre. On peut aussi rattraper le coup en leur écrivant des lettres, et en leur offrant des cadeaux par la Poste. Quoi qu’il en soit, les relations et les actions sont toutes associées à un gain potentiel pour soi-même. Ce qui est très capitaliste, comme vision du monde.
L’unique occupation non capitaliste, selon moi, c’est le jardinage. Vous pouvez planter des arbres, les couper, créer un décor dans le village, planter des fleurs… Le seul gain concerne la communauté, qui est ravie d’habiter un joli village.
Ces principes restent immuables de titre en titre. Et toujours, toujours, avec l’humour bon enfant propre à Nintendo. On apprend ainsi les bases du capitalisme tout en s’amusant réellement. Une méthode imparable pour former les esprits aux différentes notions économiques sans en avoir l’air.
Une évolution inquiétante de notre société moderne ?
Depuis 2001, plusieurs titres d’Animal Crossing sont sortis : celui sur GameCube, donc, puis Animal Crossing Wild World (DS, 2005), Animal Crossing Let’s go to the City (Wii, 2008), Animal Crossing New Leaf (3DS, 2013), ainsi que les hors séries Animal Crossing Home Designer (3DS, 2015), Animal Crossing Amibo festival (Wii U, 2015), Animal Crossing Pocket Camp (Android, IOS, 2017). Et le prochain, celui sur Switch, est pour bientôt à l’heure où j’écris ces lignes. Forcément, il y a eu des évolutions, non ?
Oui. Quantités. Les graphismes se sont affinés, la peau des personnages change en fonction des saisons, il y a un plus grand choix de plantes et de fleurs, ces dernières s’hybrident plus facilement, encore plus de meubles, de magasins, de possibilité de choisir l’emplacement de sa maison… Mais ce sont des détails. Le gros changement permet à la fois plus d’immersion, mais pose des questions sur le message envoyé aux esprits, justement. C’est très frappant dans le New Leaf, l’Animal Crossing le plus évolué et le plus intéressant jusqu’à présent.
Par exemple, on arrive, et là, on n’est plus juste un personnage lambda qui vient s’installer. Non. On devient, sur un malentendu, le nouveau maire, Tortimer, la vieille tortue maire, ayant pris sa retraite. Et en devenant maire, on peut dorénavant prendre des arrêtés municipaux, proposer des projets de construction, ou de destruction. Le tout contre clochettes sonnantes et trébuchantes. Autant c’est cool, parce qu’on peut avoir des monuments comme Stonehenge, des transats, une éolienne ou un puits à pétrole, et avoir une réelle satisfaction à se dire que c’est nous qui avons construit ça, autant on se retrouve vite dans l’illustration de la confiscation du pouvoir public par l’argent.
En effet, pour construire, (et même prendre un arrêté), il faut des clochettes. Un pont ? Il faut 98 000 clochettes (je crois, je dis au pif). Et qui donne ces clochettes ? En théorie, tout le monde, y compris les PNJ. Sauf qu’en réalité, les habitants ne donnent qu’une ou deux clochettes par jour. Donc, c’est Bibi qui doit tout donner pour faire évoluer le village selon ses vœux.
Donc, je récapitule : on devient maire par l’opération du saint-esprit. Quid des élections démocratiques ? Autant ne pas s’embarrasser avec ça. Qui doit devenir maire ? La personnalité la plus fortunée du village, car c’est bien connu que l’argent rend intelligent et plus à même de prendre les bonnes décisions pour le bien commun. Et puis, mettre en place des élections, ça serait sûrement chiant, non ? (Non.) Ensuite, si personne ne paie les travaux, parce que, visiblement, les habitants du village sont profondément pauvres, il faut bien que ça soit le plus riche qui le fasse. A savoir, le joueur. On se retrouve alors dans un système de mécénat très élargi, dans lequel l’impôt n’a pas sa place, et où les rôles de la Mairie et des pouvoirs publics deviennent une farce au regard de l’importance que prend l’argent et l’individu dans le jeu. C’est un point noir et alarmant qu’il convient de dénoncer. D’autant qu’en parallèle, les informations données par Thibou sur les fossiles, les insectes et les œuvres d’art (certes plus nombreuses), ne sont pas à la hauteur de la dimension pédagogique du premier opus. Exit, donc, le capitalisme paternaliste qui permet d’apporter la bonne parole aux pauvres d’esprits et aux poches vides. Il ne manquerait plus que le Musée fasse payer son entrée, et on serait pile poil.
Alors, bien sûr, l’écologie est un peu plus développée, avec un magasin de recyclage qui reprend plus cher vos objets que Nook et ses neveux, vous incitant à aller vers lui plutôt que vers le circuit traditionnel de la consommation. Idéologiquement, c’est un bon point. Mais cela ne suffit pas à relever, toujours idéologiquement parlant, la direction que prend le jeu. Maintenant, c’est bienvenue au capitalisme sauvage où l’État n’a pas à intervenir, à part pour être relais des propositions des citoyens, laissant les clés du château au bon vouloir de tous les gens viciés qui ne cherchent qu’à accumuler pouvoir et richesse. Surtout le pouvoir engendré par l’accumulation des richesses. Et là, il ne manquerait plus qu’un méchant ou une méchante maire arrive dans Animal Crossing et il faudrait le ou la combattre, et on perdrait tout le sucre de la jolie maison de poupée, initiatrice des principes fondateurs du capitalisme, dérivant toujours plus vers un despotisme sans aucun contre-pouvoir, et à la ruine du bien commun… Eh mais ! Le voilà, le scénario du prochain Animal Crossing ! Allez cadeau ! De rien !
Blague à part, ce scénario de la confiscation des pouvoirs publics par l’argent, c’est un risque indéniable quand on voit que très peu de personnes dans le monde concentrent un maximum de ressources, comme c’était dénoncé encore récemment. Avec un État qui doit réduire ses dépenses, par exemple, en France, les appels aux dons et au mécénat se multiplient. Il faut bien faire tourner la boutique. Alors, Animal Crossing pose la question que beaucoup se sont posés avant et se posent encore : vaut-il mieux des impôts pour qu’un État puisse choisir les projets qu’il veut mener à bien pour le bien commun, au risque que l’administration soit pesante ? Ou vaut-il mieux miser sur l’individu et sa capacité à donner (après s’être enrichi) pour le bien commun, au risque qu’un despote arrive au pouvoir ? Ou essayer de trouver un équilibre entre les deux, au risque de ne jamais pouvoir l’atteindre… Voilà la grande question philosophico-politique (ou politico-philosophique) qui sous-tend Animal Crossing, avec une nette tendance à privilégier la seconde hypothèse ces derniers temps… A vous de voir si ce modèle vous convient ou non.
Voilà. Vous savez tout (ou presque) sur Animal Crossing. C’est une simulation de vie conçue pour que plusieurs générations y jouent, afin de favoriser la communication, sur une base pédagogique humoristique à propos du capitalisme. Il faut noter que si vous jouez avec des enfants, ils vous demanderont tout le temps « JE PEUX AVOIR CA ????? » comme en vrai ! Mais dans le jeu, vous pourrez le leur offrir avec un peu de votre temps. Le tout en réfléchissant à notre système économique mondial. C’est pas beau, un peu ? Vous pouvez donc arrêter de dire que c’est un jeu pour bébés, ou que vous ne comprenez pas le but du jeu. Comprenez-vous le but de la vie ? Non. Pourtant, vous vivez. Eh bien, jouez, maintenant ! (Et si vous voulez approfondir, vous pouvez toujours lire Adam Smith et Karl Marx… Ça vous donnera sûrement des idées).
bob thebob
Mes parents ont trouvé ça drôle de m’appeler Bob, notre nom de famille étant Thebob. Ça vous en bouche un coin ? Moi pas. Pour une raison simple : je n'en ai pas, de coin. Du coup, même si je
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