En des temps reculés, il y avait Rogue, et vinrent tous ses enfants, qui s'appelaient Moria, Angband, Hack, et cela était bon. Et voilà que les portes du temple s'ouvrirent, et que naquirent The Binding of Isaac, Hades et Balatro, et ils dirent "nous aussi, nous sommes les enfants de Rogue", et cela aussi était bon. Car ils portaient en eux les germes originels : ils savaient que la mort n'est qu'une étape dans un éternel recommencement, toujours différent. Mais voilà que les aînés dirent : "que nos frères sortent et connaissent la gloire ; nous, nous resterons dans le temple". Et ils prospérèrent et ils eurent des enfants, et leurs enfants eurent des enfants ; et ainsi ils continuèrent à perpétuer les anciennes lois du roguelike.
Oubliez donc les jeux en temps réel, les Dead Cells et autres Slay the Spire. Pour aujourd'hui, le terme de "roguelike" – maintenant dit "classique" ou "traditionnel" – désignera un gameplay très contraint : celui où l'on déplace un unique personnage, vu du dessus, case par case et tour après tour, dans un donjon produit aléatoirement à chaque partie. L'inventaire, généralement très large, joue un rôle important pour se sortir de situations délicates ; car le roguelike est difficile, en particulier parce qu'il est long et que la mort du personnage signifie la fin de la partie. Ah, et il n'y a pas non plus de progression d'une partie à l'autre. Tout cela a l'air bien austère ? Certes, mais la sortie officielle de Caves of Qud offre l'occasion de constater que le genre est plus florissant que jamais et continue à ouvrir de nouvelles portes dans les limites de sa définition, aussi stricte soit-elle.
Par contre, oui : graphiquement, c'est un goût qui s'acquiert. Encore aujourd'hui naissent des roguelikes uniquement en mode ASCII, c'est-à-dire utilisant un jeu de caractères textuels pour représenter l'espace, le personnage-joueur étant traditionnellement symbolisé par un @. Dans le meilleur des cas, on aura droit à des sprites fixes. En réalité, c'est aussi ce qui fait la force (et la longévité) du genre, car la quasi-absence de graphismes est compensée par un appel à l'imaginaire du joueur, ce qui favorise paradoxalement l'immersion. Et croyez-moi, ça vaut le coup.
L'histoire du roguelike est foisonnante, mais rassurez-vous, il n'est pas question ici de la récapituler. Le but est plutôt d'ébaucher une cartographie des titres encore pertinents aujourd'hui : on y retrouvera donc des classiques, et quelques-uns plus obscurs. Je ne prétends pas non plus avoir exploré à fond chaque titre cité, car je n'ai qu'une seule vie et elle est bien remplie, merci.
Chaque titre sera cité avec son statut commercial (payant, gratuit ou logiciel libre) ainsi que des dates de "vie" à partir de sa première sortie publique… car le temps de développement des roguelikes est traditionnellement long, même sans compter les reprises et embranchements : le vénérable Nethack (libre) approche ainsi doucement de sa 40e année en préparant sa version 3.7.0 (même si on peut arguer que le jeu a extérieurement peu changé depuis 2003). La notion de roguelike "récent" est donc à prendre avec souplesse : Dungeon Crawl Stone Soup (voir plus bas) est daté à 2008, mais c'est une variante de Linley's Dungeon Crawl (1995). Ses mises à jour ajoutent ou recomposent encore régulièrement des pans entiers de gameplay, ce qui en fait l'un des titres les plus dynamiques. Un roguelike âgé de 10 ans est encore dans sa prime jeunesse.
Arobase are belong to us
Tel un barbare dans les premiers sous-sols du donjon, commençons par enfoncer quelques portes ouvertes : l'action en tour par tour, sur un damier carré, présente de nombreux avantages. Pour le joueur, cela offre le confort d'une maîtrise immédiate de l'espace-temps ; chaque tour laisse la possibilité de réfléchir autant que l'on veut à sa prochaine action. Pour le développeur, le moteur est extrêmement simple à mettre en place et peut fonctionner à peu près sur n'importe quel écran, y compris des terminaux en mode texte – ce pour quoi le genre a été conçu à l'origine –, dans un portail web ou sur mobile. Ce qui lui laisse tout loisir de s'attarder sur d'autres pans du jeu, dont la création procédurale, les tonnes d'objets et de capacités, la gestion des états des personnages. De là vient la richesse du roguelike : implémenter des quantités phénoménales de contenu qui, mis bout à bout, fait émerger des configurations toujours renouvelées.
Tout est possible, puisqu'il suffit de le décrire, qu'il s'agisse de changer un adversaire en cochon ou de se faire pousser un troisième bras. Toute la question que pose le jeu, c'est ce que fera le joueur, muni d'un inventaire couteau-suisse, face à une horde d'ennemis : faut-il foncer dans le tas ? Utiliser une bombe à fumée ? Devenir invisible ? Creuser un trou dans le sol ? Se téléporter ? Se changer en table ? Beaucoup de roguelikes implémentent toutes ces possibilités et bien d'autres encore.
Contrairement à ce que l'on aurait pu croire, le roguelike n'est donc pas un jeu d'exploration (au sens d'un Bethesda, par exemple), mais de situation. Preuve en est que la plupart des roguelikes récents prennent l'habitude d'ajouter un bouton d'auto-exploration qui permet de sauter d'une situation à la suivante en zappant la partie découverte. C'est le cas dans Dungeon Crawl Stone Soup (depuis 2008, libre et jouable sur navigateur). Pour goûter à l'évolution la plus directe du roguelike à l'ancienne dans un confort moderne, DCSS est probablement la meilleure option : une plongée immédiate dans un donjon brut, poli par des décennies d'ajustements, aux niveaux variés et rempli d'une quantité invraisemblable de matériel et de monstres – et il est surtout plus fun que l'antique Nethack, notamment parce qu'il est jouable sans avoir digéré des brouettes de spoilers. Une des spécificités de DCSS est son système religieux : choisir un dieu implique de respecter ses commandements, en échange de précieuses récompenses et capacités... ou de terribles punitions.
Les ancêtres seraient-ils à ignorer totalement ? Si Rogue (1980, libre) lui-même n'a guère qu'un intérêt historique, Nethack reste une expérience assez unique et fourmille de petits détails jamais repris (les animaux de compagnie, un Sokoban caché...). Évitez le Nethack: Legacy vendu sur Steam et demandez l'original, toujours libre (depuis 1987 donc). Il est également facilement jouable sur navigateur, quoique sans mode graphique. Sans être réellement multijoueur, le système produit régulièrement des niveaux contenant les tombes des personnages disparus sur le serveur… ce qui implique d'affronter leur fantôme.
Encore plus dépouillé, c'est possible ?
La profondeur du roguelike traditionnel peut intimider. Une autre option peut être de se tourner vers Brogue (depuis 2009, libre et jouable sur navigateur). Pas de classe, pas de race, juste une arobase aux prises avec un donjon mouvant. Quasiment une expérience zen (tout est relatif…), Brogue exploite avec élégance toutes les possibilités du mode ASCII, au point que le mode graphique (également disponible) semble plus terne. Tout en couleurs pastel, le moteur fait la part belle aux fluides : l'eau s'écoule avec grâce, les gaz se répandent, même la lumière semble se diffuser à travers le donjon et caresser les herbes folles. L'interface est également un modèle du genre, avec des commandes simplifiées, accessibles, pour des parties plus courtes que la moyenne. Il y a même un mode facile !
Je vous entends grommeler. Vous voulez absolument des graphismes, hein ? Vous ne savez pas ce que vous perdez, mais jetez un coup d'œil à Shattered Pixel Dungeon (depuis 2014, payant) ou ce bon vieux Dungeons of Dredmor (2011-2012, payant). Si leur gameplay n'a rien de révolutionnaire, il a le bon goût d'être très accessible tout en proposant un contenu riche et soigné qui leur a chacun valu un petit succès. Le premier propose un système de leveling addictif – et une jouabilité bienvenue sur mobile – tandis que le deuxième mise sur son humour à gros sourcils, quelque part entre Pratchett et Naheulbeuk.
Encore plus resserré ? Il faut alors ouvrir la porte sur toute une sous-catégorie dite de "coffee break roguelikes", beaucoup plus compacts – même si le café risque d'être tout de même froid : comptez une ou deux heures en cas de victoire. Commençons en douceur avec The Ground Gives Way (depuis 2014, gratuit), qui a l'ambition de restituer les sensations brutes du dungeon crawler (donc en ASCII obligatoire) dans un cadre plus accessible. Diable, il y a même un tutoriel ! C'est simple, ça s'attrape très vite et l'on dévale allègrement les niveaux... avant de finir broyé par le donjon, car, comme ses grands frères, TGGW se corse assez vite.
Pour une version graphique, on surveille le récent Path of Achra (depuis 2024, payant), dont l'ambiance dark fantasy – pensez Conan le Barbare avec des mammouths – résonne dans de tout petits niveaux qui s'enchaînent rapidement.
Mais c'est surtout Rift Wizard qui réalise une petite révolution (payant depuis 2021 et RW2 en accès anticipé depuis 2024). L'inventaire y est remplacé par une large panoplie de sorts, que l'on doit combiner pour produire des effets dévastateurs, tandis que la difficulté grimpe en flèche au fur et à mesure de la descente. Contrairement à l'approche habituelle qui consiste à amasser en vrac des solutions et prévoir un maximum de portes de sortie, Rift Wizard force à construire un personnage cohérent et frôle parfois le puzzle game.
La tentation narrative
Le scénario des roguelikes cités plus haut tient sur un papier de fortune cookie : il s'agit traditionnellement de retrouver l'amulette de Yendor, enfouie quelque part dans les profondeurs d'un gigantesque donjon aux mille dangers. Et c'est parfaitement suffisant, si l'objectif est de plonger au plus vite dans l'action. Certains hérétiques ont eu toutefois l'envie d'une narration un tantinet plus recherchée, notamment depuis Ancient Domains of Mystery (1994-2020, gratuit ou payant, attention toutefois à éviter Ultimate ADOM considéré comme une suite ratée). Le jeu reste très ouvert et chaque zone est toujours aléatoire, mais l'ensemble est lié par une série de quêtes qui entraîne le personnage sur une carte générale fixe.
Cette approche est reprise par Tales of Maj'Eyal (depuis 2012, libre ou payant), puis par Caves of Qud (2015-2024, payant). Ces deux chefs-d'œuvre s'appuient chacun sur une carte statique ainsi qu'un réseau de quêtes plus ou moins optionnelles et/ou aléatoires. Ce qui pose un nouveau problème conceptuel : est-il possible de concilier le moteur du roguelike, qui consiste à faire mourir des personnages en boucle, et une expérience plus narrative ? Ne risque-t-on pas de lasser le joueur en répétant les mêmes dialogues, en les envoyant sur les mêmes pistes ? Conscients du paradoxe, les trois titres mettent chacun à leur façon des options en parallèle du mode permadeath – qui reste présent, roguelike oblige. La version commerciale d'ADOM autorise les sauvegardes, tandis que ToME autorise le joueur à décéder un certain nombre de fois. De son côté, CoQ permet de sauvegarder dans les villages et propose même un mode plus tranquille, orienté vers les actions sociales, pour profiter à fond de l'ambiance exceptionnelle d'un futur lointain.
Un gros cran plus loin, on passe au mode aventure de Dwarf Fortress (depuis 2006, gratuit ou payant depuis 2022 pour une interface modernisée). Celui-ci se passe complètement d'objectifs fixes, préférant s'appuyer sur un monde épique fabriqué de toutes pièces à chaque nouvelle partie – y compris la carte générale, cette fois-ci. On est là dans un bac à sable, dont la finalité est laissée au joueur. Les possibilités y sont hallucinantes, au point de rendre l'expérience à peine jouable. Le mode aventure de DF est de l'ordre de la performance artistique : on est content de constater que ce genre de choses existent, pas forcément d'y jouer très longtemps (le mode forteresse, un jeu de gestion inclus dans le même titre, est bien plus maniable, mais n'a rien à voir avec le sujet d'aujourd'hui).
Pour quelque chose d'un peu plus accessible, on pourra aller voir le prometteur Soulash 2 (2024, payant) qui le copie largement, à moins de lui préférer l'étonnant UnReal World (depuis 1992, payant depuis 2021), une expérience immersive et glacée dans la Finlande de l'âge de fer. Beaucoup plus récent et surtout plus cosy, le tout nouveau Elin (2024, payant), suite d'Elona (depuis 2007, gratuit) vient apporter une touche typiquement nipponne dans un genre dominé par la production occidentale.
En voiture, en fusée ou ASCII
Dans les années 2000, la démocratisation des solutions de développement a conduit les programmeurs en herbe à essayer toutes sortes d'adaptations, engendrant des roguelikes à tous les parfums. Vous voulez du Ken le Survivant ? Du Metroid ? Tout passe à la moulinette du roguelike, sans parler des expérimentations annuelles du 7-day Roguelike Challenge qui vont encore beaucoup plus loin en nous emmenant encore récemment danser un bal à Vienne (mais c'est un roguelike) ou faire un puissance-3 (mais c'est un roguelike). La vague s'est un peu calmée, et ceux qui ont su rester dans les mémoires ne sont pas forcément ceux que l'on attendait. Ainsi DRL (ex-DoomRL, depuis 2002, libre), inspiré donc de Doom, transpose de façon surprenante le gameplay nerveux de l'original au tour par tour, notamment grâce aux sprites dessinés par Derek Yu. Il est ensuite repris dans Jupiter Hell (2021, payant), plus abouti et aux graphismes 3D, mais toujours respectueux des critères du roguelike. On attend maintenant le retour à la 2D dans Jupiter Hell Classic (promis pour 2025).
Un monde hostile, aux ennemis débiles, mais tout de même terriblement dangereux : le concept du survival zombie semble, à l'inverse, parfaitement compatible avec le roguelike. Encore fallait-il le faire avec soin, ce que fait Cataclysm: Dark Days Ahead depuis 2013 (libre ou payant). En plus d'être totalement ouvert – il n'y a pas de véritable but, à part survivre le plus longtemps –, Cataclysm DDA est un des rares titres qui se situe dans le monde moderne et implémente donc la conduite de véhicules… pour ceux qui trouveront de l'essence. Le titre fait évidemment la part belle au bricolage et à la notion de survie, ce qui implique d'être très attentif à la température et aux maladies, mais aussi à la dépendance aux drogues ou aux mutations. La gestion de l'inventaire est également spécialement développée et nécessite de faire des choix déchirants (faut-il plutôt garder une batte de baseball ou cette bouteille d'eau de javel ?). On le voit, Cataclysm DDA est très, très riche et, de ce fait, spécialement difficile.
Laissons donc ces fragiles humains de côté. Issu du 7-day Roguelike Challenge de 2012, l'excellent Cogmind (payant) pose un univers totalement mécanique, où le joueur lui-même incarne un robot. Cela implique un inventaire complètement revu, puisque l'on peut changer toutes les pièces de sa machine-personnage. Choisir par exemple de se déplacer avec des roues plutôt que des pattes, installer des radiateurs en fonction de l'armement... encore faut-il disposer d'un générateur interne suffisamment puissant pour tout alimenter. Un peu plus froid (forcément) que les roguelikes organiques, Cogmind est un titre brillant, qui a su réinventer le genre de fond en comble en restant accessible.
Concluons logiquement par une expédition au-delà de l'univers connu : Approaching Infinity (depuis 2020, payant) est un titre que l'on surveille depuis son arrivée en early access. On n'y contrôle pas un unique personnage à strictement parler, puisqu'on dirige successivement un vaisseau et une équipe au sol, mais cette entorse à la règle ne change pas grand-chose en pratique. S'il reste assez loin de l'infini du titre – la carte n'a certes pas de limites, mais les excursions planétaires sont relativement répétitives – Approaching Infinity est un titre que l'on a plaisir à explorer encore et encore, quelque part entre le Star Trek de 1966 et le rétro-pulp, en dénichant de petites histoires filées.
C'est tout pour aujour... "Comment ça ? Vous n'avez même pas parlé de mon roguelike préféré !" Eh non, ils sont restés à la porte, les Rogue Empire, Zorbus et autres Golden Krone Hotel, et l'on n'a même pas parlé de Shiren the Wanderer: The Tower of Fortune and the Dice of Fate (ouf, son joli nom est cité quelque part). Il fallait faire des choix. Réparez cette injustice, venez m'insulter dans le Discord de TPP !
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