Comment juger Dwarf Fortress ? Que mesurer dans une œuvre hors norme dont le développement a commencé il y a plus de 16 ans et continuera, selon les dires de son créateur, toute sa vie ? Faut-il reprendre tout depuis le début, se contenter de noter les ajouts de la nouvelle version Steam, parler aussi de l'avenir ?
Reprenons depuis le début. Vous êtes à la tête de sept nains partis s'installer dans une montagne, ou une forêt, ou le bord d'un volcan au-dessus d'un glacier hanté, bref, là où vous voulez, dans un monde fabriqué aléatoirement. Vous ne dirigez pas directement les nains, vous contentant de leur donner des ordres, qu'ils appliquent quand ils ne sont pas occupés à écouter les troubadours de la taverne. Mais pour l'instant, il n'y a pas encore de taverne. Il faut d'abord leur demander de creuser des chambres, ranger les outils et la nourriture dans des zones prévues, façonner des portes et des lits, lancer l'agriculture souterraine. Les nains ne rechignent pas à la tâche, mais ce n'est pas une raison pour ne pas prendre soin de leur petit cœur. De petites attentions leur feront plaisir : une chambre aux murs lisses, un repas chaud, des petits bibelots ornés de corne ou de jaspe. Certains aiment la bagarre, d'autres un compagnon, ou juste un temple où prier tranquillement. Lorsque la réputation de votre forteresse aura grandi, d'autres arrivants viendront s'ajouter plus ou moins vite, jusqu'à former une grande et profonde fourmilière. Trop profonde, inévitablement.
On pourrait aussi raconter Dwarf Fortress par l'intermédiaire de ses successeurs : Prison Architect, Oxygen not Included, et surtout Rimworld. C'est ce dernier qui s'en rapproche le plus, parce qu'il reprend (partiellement) le système de personnalités. Avec Dwarf Fortress, c'est la première fois que les habitants d'un city builder ont des envies, des joies, des colères, bref que le city builder devient enfin vivant et pas simplement un système de flux à optimiser.
Mais l'intérêt historique n'excuse pas tout. Ne connaissant pas la notion de "date de sortie", le design de Dwarf Fortress n'a donc pas vraiment de limite. Ses héritiers ont su brider l'ambition originelle, à commencer par le nombre de dimensions : PA, ONI et Rimworld sont en 2D, ce qui est bien plus simple que de naviguer dans les profondeurs de la forteresse naine, que l'on ne peut jamais voir dans son entièreté. Et ce n'est que le début. Si vous aimez une interface moderne et intuitive, attention, celle de Dwarf Fortress est ... complètement autre chose. Ce n'est pas qu'elle soit littéralement dysfonctionnelle, mais elle sort directement de l'esprit de Tarn Adams, l'unique développeur de la bête (son frère Zach lui donnant de temps à autre un coup de main sur le design) et le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est pas trop porté sur l'IHM.
Certes, la nouvelle version Steam, payante et supervisée par Kitfox Games, apporte un peu de mieux. Mais elle ne fait pas de miracles non plus. Ce n’est pas parce que vos nains ont réussi à construire un lit qu’il suffit de cliquer directement dessus pour l’installer définitivement dans une chambre : non, il faudra cliquer sur construction, onglet meubles, bouton lit, choisir le lit dans une liste. Si c’est pour mettre en place plusieurs chambres, ne pas oublier de cocher "continuer à installer des lits", sinon il faut recommencer depuis le début. Mais ça ne suffira pas : il faudra aussi définir la pièce comme une zone "chambre" via un menu qui n’a rien à voir. En parlant de zone, un champ cultivable n'est pas défini comme tel, mais rangé dans "construire", "atelier", "atelier agricole", "définir un champ". Tout est à l'avenant. Oui, c’est un poil horripilant, même avec l’habitude. Et on ne mentionnera même pas l'infâme menu militaire.
Alors, pourquoi payer trente euros pour un jeu abscons, dont une version est (et sera toujours) disponible gratuitement (les dons sont bienvenus) sur le site de Bay 12 Games ? Soyons clair : une bonne partie des acheteurs sont des joueurs de longue date, qui ont mis la main à la poche principalement en remerciement du travail accompli. Toujours transparents, les frères Adams expliquent d’ailleurs avoir gagné plus de 7 millions de dollars brut, et remportent ainsi leur pari. Pour les néophytes, Dwarf Fortress restera le monstrojeu tentaculaire qu'il a toujours été.
Maintenant qu'on a évacué le principal obstacle, passons aux bonnes nouvelles : le jeu n'est pas bien difficile quand on a quelques raccourcis dans les doigts. Son objectif n’a d'ailleurs jamais été de mettre des bâtons dans les roues du joueur - croyez-le ou non - mais de raconter des histoires. Et il le fait à merveille. Oyez, oyez, l’épopée d'une horde de girafes qui s’était introduite dans une cité d'une centaine de nains, qu’elle mit à feu et à sang (l'agressivité des girafes a depuis été patchée). Ou l'histoire d'un démon majeur, attiré par les chants de la taverne, qui se met à danser et décide finalement de pétitionner pour devenir citoyen. Ou la geste de Kosoth Tulonadril, cette naine qui, en plein accouchement, attrape une hache et se lance toute seule à l'assaut d'une troupe de gobelins stupéfaite, avant de revenir s'occuper de son nouveau-né, couverte de sang gobelin des pieds à la tête (les différents doigts de pied sont détaillés). Ou la triste chanson du soldat mordu par une antilope-garou, laissé seul à l'hôpital (personne ne voulant s'approcher de lui, visiblement) et mort de faim, qui revient hanter la forteresse sous la forme d'un fantôme (mais un fantôme-garou, alternativement fantôme de nain et fantôme d'antilope selon les phases de la lune), jusqu'à ce qu'une bonne âme se décide à l'inhumer selon les coutumes naines.
Dans un grand retournement meta, tous ces moments mémorables deviennent eux-mêmes des bribes mémorielles que retiennent les nains et qu’ils se racontent le soir au coin du feu. Parfois au point d’en oublier le travail à faire... Si les champs sont abandonnés, que les réserves de gnôle baissent dangereusement, allez faire un tour à la taverne : c’est peut-être à cause d'un conteur trop captivant.
Voilà ce qu’il faut retenir de Dwarf Fortress : un subtil équilibre entre une fabuleuse mécanique et des grains de sable qui, parfois, peuvent tout faire exploser. En régime de croisière, on se régale de voir grouiller et grossir la fourmilière souterraine. Si on appuie sur pause, c’est souvent pour explorer la granularité du système, en allant consulter nos petits habitants : celui-ci est triste d’avoir perdu un proche, celui-là se régale d’un gratin de champignons au miel. Cette avalanche de détails est aussi ce qui donne prise à des évènements : une crise de folie, une action d’éclat ou une panique générale.
Et si ça ne suffit pas, il reste le bac à sable. La plus grande difficulté du jeu est peut-être de décider ce qu'il faut y faire. Dwarf Fortress est un jeu de rôle au sens premier, et en forme de city builder : s'il sait fournir des accroches (des elfes s'approchent et réclament un artefact forgé par les nains), c'est au joueur de les saisir pour en faire quelque chose (massacrer les envoyés, faire sécher leurs os, en fabriquer des instruments de musique et revendre le tout chez les elfes avec profit). Petits et grands projets se mélangent joyeusement avec les récits spontanés du jeu. On se retrouve à aménager une belle chambre aux meubles incrustés de rubis pour atténuer la dépression de son forgeron préféré. On installe une douve de magma pour se protéger des ennemis, avant de se rendre compte que des créatures de feu remontent par la cheminée du volcan.
La forteresse chutera forcément un jour, de façon probablement un peu arbitraire. Dans un jeu plus mécanique, ce serait peut-être rageant de perdre une partie de plusieurs heures pour un bout de gameplay qu'on a mal compris, parce que la machinerie censée irriguer les champs souterrains a inondé les quartiers résidentiels, ou peut-être parce qu'on n'avait tout simplement pas prévu de se battre contre un ancien dragon. Mais tout cela est si bien amené qu'on adhère forcément à la devise du jeu : losing is fun. Avant de s'embarquer dans une nouvelle épopée.
Après avoir engendré tout un sous-genre, Dwarf Fortress sort de sa dimension parallèle pour rappeler que c'est toujours lui le boss. Ceux qui étaient déjà acquis à la cause ne seront pas déçus. Pour les autres, la rencontre risque d'être un choc, mais le jeu en vaut la chandelle (de graisse d'elfe). Sinon, attendez un peu. Qui sait : dans 25 ans, le jeu sera peut-être présentable.
Les + | Les - |
- Une machine à histoire inégalée | - L'agression constante de l'interface |
- Une version (un peu) plus présentable d'un grand classique | - Un chantier perpétuel |
- La joie de voir sa forteresse réduite en cendres | - Aucun objectif précis |
- Mode aventure pas encore inclus dans la version Steam |
glau
Se perd dans des mondes ouverts, dans les rouages de sa propre usine ou dans le fracas des chars, mais trouve toujours un petit chemin de fer pour rentrer.
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