Je le savais pertinemment : écrire sur Super Meat Boy Forever serait ardu, qu’il soit bon ou mauvais, qu’il me plaise ou non. Mais voilà, c’était une de mes plus grandes attentes de 2020, une de mes plus grandes attentes vidéoludiques tout court même, et fait partie des trois seules priorités non-négociables que j’ai pu poser chez TPP, aux côtés de Jenny LeClue et Psychonauts 2 – qui continue désespéramment de se faire attendre. On pourrait ainsi penser que je m’y suis lancé en pleine connaissance de cause, mais j’étais finalement encore assez loin du compte, tant la proposition de la Team Meat est clivante, à la fois extrêmement logique et parfaitement imprévisible.
Afin de pouvoir aborder Super Meat Boy Forever le plus sereinement possible, nous percerons deux gros abcès, histoire d’en être débarrassés. Oui, Forever est un runner, c’est-à-dire que notre personnage court en ligne droite, sans possibilité de contrôler sa vitesse, ni de faire de demi-tour à l’envi. Non, cela n’en fait pas un sous-jeu, on vous voit les joueurs guetter la moindre opportunité de cracher sur le mobile et le Flash pour montrer que vous êtes des vrais. Forever était d’ailleurs prévu pour sortir uniquement sur téléphone au début de son développement en 2014, et n’est devenu un jeu PC et console (les versions Android et iOS arriveront plus tard) qu’au reboot complet du projet, en 2017. Alors tout le monde va bien se calmer : la partie runner n’est pas une mauvaise surprise de la part du développeur, elle était annoncée depuis plus de six ans. Et puisque l’on parle de développeur, la deuxième grosse épine les concerne, puisque l’équipe ne compte pas Edmund McMillen dans ses rangs, bien qu’il ait créé le personnage, co-fondé le studio et initié le projet – qui, malgré son reboot, porte encore largement les stigmates de son créateur, mais nous y reviendrons. Ce dernier s’est en effet barré de la Team Meat pour aller générer du burn out et du crunch créer The End is Nigh et enrichir The Binding of Isaac: Rebirth, ce qui explique à la fois le retard pris dans la production du titre, le reboot du développement et l’arrivée de quelques têtes plus ou moins connues de la scène indé en renfort.
Meat Trip Runner
Voilà, c’est dit. Maintenant, est-ce qu’il est bon en tant que runner ? Et en tant que suite de Super Meat Boy ? Mais surtout, est-ce que j’ai passé un bon moment dessus ? Je suis encore extrêmement mitigé sur toutes ces questions, car quand j’ai dit que la proposition était clivante, ce n’était pas pour faire joli : globalement, tout le monde dans mon entourage a détesté ou du moins été fortement déçu, les critiques des joueurs sont assassines et la presse est déchirée, entre ceux qui saluent la revisite du platformer de McMillen et ceux qui crient au runner mou du genou. Pour ma part, je suis tiraillé entre des idées que je trouve absolument excellentes, une exécution en demi-teinte, et une philosophie que je supporte de moins en moins.
Mais des bonnes idées, d’abord. Super Meat Boy Forever n’a pas juste quelques idées chouettes, il en regorge, elles fourmillent de partout, et sur tous ses aspects. De la façon la plus évidente, elles se manifestent d’abord dans son gameplay. Si l’aspect runner peut de prime abord inquiéter sur sa batterie de mouvements plus limitée que dans son prédécesseur – après tout, il n’est plus possible de contrôler sa vitesse et ses mouvements en l’air, ou d’observer tranquillement les patterns de l’environnement – , il n’en est rien. Tous les deux ou trois niveaux, voire à tous les niveaux sur la fin, Super Meat Boy Forever ajoute une idée de gameplay à sa petite base – avancer, sauter, rebondir sur un mur et dasher en donnant un coup de poing. Parfois de la redite du premier Meat Boy, comme ces ventilateurs qui nous éjectent à l’autre bout du niveau – ou nous hachent si on les approche de trop près – , mais bien plus souvent de réels ajouts, au pire classiques (mais efficaces, comme ces tubes qui nous transportent d’un point A à un point B), au mieux très créatifs et surprenants dans les meilleurs moments – que l’on ne spoilera pas trop, mais qui m’auront soutiré de petits cris ravis à de nombreux moments.
Au-delà de la quantité vraiment généreuse de ces mécaniques et de leurs qualités, on en retiendra surtout deux aspects. Le premier, c’est qu’elles s’intègrent presque toujours parfaitement avec l’aspect runner, des crochets qui permettent de monter ou faire une pause aux cristaux qui font faire demi-tour, et en soi, ce n’est donc pas tellement étonnant qu’elles diffèrent entre Super Meat Boy et Forever : les mécaniques efficaces d’un runner ne le sont pas sur un platformer et inversement, heureusement, donc, que les nouvelles s’y adaptent, c’est même la moindre des choses. Il n’empêche que tout s’imbrique et se combine à la perfection, donnant une cohérence et une prise en main impeccable au titre. Le second, c’est que la Team Meat a également eu l’intelligence de ne pas les empiler. Super Meat Boy Forever est en équilibre constant entre une réinvention complète et la conservation presque intacte de ses acquis, et sur ce point on reste sur la même philosophie : les nouvelles mécaniques ne restent que le temps d’un monde et s’étalent sur seulement quelques niveaux, le temps de les essorer jusqu’au boss, pour redistribuer les cartes au monde suivant. Cela donne un jeu à la fois très généreux en termes de propositions de gameplay et variations de mécaniques et de level design, tout en restant assez sobre et lisible.
Génération désenchantée
Un peu malheureusement, si tout fonctionne sur le papier et en grande partie durant les Light Worlds – la campagne principale donc, en opposition avec les traditionnels et plus difficiles Dark Worlds déblocables en battant le chrono de chaque niveau – cette multitude de bonnes idées de gameplay ne tient pas toujours très bien la route face à l’exécution et surtout à la seconde grosse révolution apportée par SMB Forever : la génération de niveaux. Contrairement à ce que l’on pourrait craindre, il ne s’agit pas d’une génération complètement procédurale, mais d’un assemblement de pas moins de 7200 briques de niveaux, toutes conçues à la main. Chaque slot de sauvegarde a ainsi sa propre seed, qui génèrera l’intégralité des niveaux pour cette partie, permettant tout de même ce qui fait le sel d’un Meat Boy : les essais et morts à répétition – la séquence de récap des différentes tentatives est toujours là, pour mon plus grand plaisir – et le speedrun. Et cette quantité absurde de morceaux de niveaux porte vraiment bien ses fruits quant à la rejouabilité – qui équilibre ainsi le faible nombre de niveaux par monde – : sur trois sauvegardes différentes, je n’ai revu finalement qu’assez peu de segments. Si on ajoute à ça que les blocs s’imbriquent généralement très bien ensemble, au point que je n’ai pas toujours réussi à discerner où commençaient et finissaient certains morceaux, on peut au moins saluer la prouesse d’avoir réussi à faire tenir debout un projet de cette ambition.
Seulement, plusieurs choses. Si techniquement je reconnais que c’est franchement balèze et que ça fonctionne très correctement sur les Light Worlds, je ne comprends pas particulièrement ce concept de drastiquement diminuer le nombre de niveaux par monde – même si ces derniers sont beaucoup plus longs et agrémentés de checkpoints, ce qui est à la fois salvateur pour la progression et plutôt dramatique pour le rythme – , pour se rattraper avec la possibilité de recréer des emplacements de sauvegarde de l’autre côté. Déjà car il n’y en a que trois, des slots, alors il va falloir supprimer des trucs assez rapidement, ce qui va quand même assez à l’encontre de la façon de jouer à SMB et SMB Forever, puisque la quantité de chronos à battre, de secrets et de niveaux bonus implique de refaire les niveaux un nombre de fois conséquent. Car il n’y a que cinq boss, absolument pas générés, eux, et qu’il va falloir les retaper ad nauseam à chaque nouvelle sauvegarde. Et qu’un des gros problèmes de SMB Forever, c’est que tous les segments ne se valent pas, et que si certains sont bien pensés et conçus, d’autres sont des monstres de difficulté et d’absurdité et peuvent rendre certains niveaux – tout particulièrement dans les Dark Worlds – à la limite de l’impossible.
L’aspect est franchement rageant quand un segment de fin ou milieu de niveau est si punitif qu’il peut faire envisager de recréer une sauvegarde pour s’en dépêtrer, ou de l’abandonner à jamais, et tant pis pour le 100%. C’était pourtant assez prévisible : un nombre aussi important de segments était la garantie que certains soient nettement moins réussis que d’autres. Même avec tout ce temps de développement et une équipe agrandie, la tâche reste dantesque. Le souci, c’est qu’il fallait effectivement cette quantité de briques de niveaux pour que la génération tienne la route jusqu’au bout et ne tombe pas dans la redite au bout d’un ou deux reboots de sauvegardes. À partir de là, le problème vient du concept de génération à la base. Avec un nombre plus réduit de tableaux à créer, peut-être seules les meilleures idées auraient été conservées et nous n’aurions pas eu à subir les pièces les plus ridiculement retorses qui peuvent apparaître dans certains niveaux.
Je suis venu pour souffrir, mais laissez les autres s’amuser
Ce qui m’amène à mon dernier point, et peut-être celui qui m’agace le plus à propos de SMB Forever. Car si cette histoire de génération peut être vraiment énervante, elle n’empêchera probablement personne de finir l’histoire, mais « seulement » de terminer une sauvegarde à 100%. En revanche, la méchanceté dont fait preuve le titre, et tout particulièrement sur ses derniers boss, peut être un sérieux frein au visionnage de la dernière cinématique – voire à la découverte du cinquième acte, ce qui serait dommage tant il déborde de créativité. Et c’est bien là que je veux en venir. Au-delà de la difficulté et de l’exigence dont il fait preuve, SMB Forever a beaucoup de choses à offrir et à montrer. Beaucoup de choses qui pourraient plaire à un public somme toute assez large, s’il ne se montrait pas complètement inaccessible à toute personne qui n’aurait pas l’envie ou les capacités de se plier à la philosophie impitoyable du die & retry dans ce qu’il a de plus bête et méchant.
Le tout dernier boss, par exemple, implique d’apprendre par cœur une séquence particulièrement longue d’actions à effectuer dans un ordre précis et avec un timing redoutable, ne laissant pas la moindre marge d’erreur, à aucun moment. Un coup de poing donné une demi-seconde trop tôt ou trop tard, un cristal de raté ou un saut légèrement trop court ou trop long, et la séquence entière est à refaire. Ça m’aura pris 1h05 et un peu plus de 160 morts pour en venir à bout, et cette victoire n’a eu que peu d’intérêt – bon ok, il y a quand même eu le petit pic de fierté et de soulagement. À force d’échouer encore et encore, chaque pattern a fini par entrer dans mes doigts jusqu’à ce que mon cerveau soit suffisamment formaté pour jouer la partition à la perfection. Il aurait suffi d’une seule variation de pattern pour tout mettre par terre : je n’étais pas forcément capable de m’adapter à chaque mouvement indépendamment, seulement d’exécuter cette liste précise d’actions dans cet ordre et ce timing précis.
C’est certes le principe de patterns que l’on retrouvait dans les boss de SMB, mais élevé ici à sa forme la plus brutale et impitoyable. Que ce soit l’ombre de McMillen qui plane encore sur la Team Meat, ou une philosophie partagée, il n’empêche que je trouve cette conception du game design et de la difficulté au mieux archaïque, au pire nauséabonde et méritocrate. Alors que le bilan de l’année 2020 montre une nette amélioration dans l’accessibilité du jeu vidéo, des jeux plutôt chills aux plus hardcores, du plus petit indé au AAA, SMB Forever fait le choix inverse de la proposition unique. Les boss et niveaux ne pourront être passés que d’une seule façon, et ce n’est pas négociable. Au diable les personnes handicapées, au diable les joueurs et joueuses occasionnelles, au diable les personnes n’ayant pas le temps ou l’énergie d’investir des heures sur un boss ou un tableau : vous ne faites pas partie du public réduit auquel s’adresse SMB Forever, passez votre chemin. Et pourtant, il était complétement possible de garder une telle proposition intacte, tout en incluant d’autres publics, qui seraient probablement plus friands du genre si une telle radicalité ne faisait pas office de gatekeeping. Les solutions sont foisonnantes, du checkpoint facultatif aux options d’accessibilité de type ralentissement du temps ou augmentation du nombre de vies, mais la Team Meat semble décidément résolue à s’en passer.
Super Meat Boy Forever a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Super Meat Boy Forever est une pépite d’inventivité, capable de se réinventer en continu en exploitant de manière intelligente et créative son statut de runner. Le tableau est malheureusement plombé par une génération de niveaux pas toujours juste, mais surtout assez inutile, au-delà de l’indéniable prouesse technique dont elle fait preuve. Le titre de la Team Meat est ambitieux, peut-être trop ambitieux pour son propre bien, mais il serait injuste de lui reprocher d’avoir tenté d’apporter de la fraîcheur et une réelle proposition clivante dans un genre surcodifié et sur une licence déjà considérée comme intouchable. Reste cependant cette philosophie faisandée du Git Gud dont certains pans du jeu vidéo ont décidément bien du mal à se défaire. Il s’agirait de grandir, et arrêter de confondre difficulté et injustice.
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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