Journal de Belzébuth, jour 4958572 avant l'Apocalypse. Hier, Lilith a tenté de m'amadouer en m'envoyant quelques piécettes. J'aurais pu m'en servir pour enchérir sur une nouvelle machine de torture, mais j'ai préféré renvoyer ce maigre présent avec la tête de l'émissaire. Lilith me propose de régler notre différend selon le règlement des contentieux, paragraphe 4 point 14 section 7 alinéa 6, c'est-à-dire par un duel. Dommage. J'aurais préféré une bonne vieille vendetta, mais la procédure est la procédure. Tout particulièrement ici, en Enfer.
Certes, les grands combats du Bien contre le Mal, c'est épique, ça fait de jolies chansons. Mais si vous voulez de la castagne raffinée, quelque chose d'artistique, rien ne vaut le Mal contre le Mal. Un combat sans pitié entre les archidémons candidats au Trône Infernal, scrupuleusement réglé par le Conclave du Pandémonium.
Ce soir, nous dînons en Enfer (comme tous les soirs)
J'ai toujours regretté de ne pas avoir joué au Solium Infernum original, sorti en 2009, mais j'ai longuement suivi le feuilleton publié à l'époque chez Rock Paper Shotgun. Ces dernières années, le jeu était devenu introuvable : son développeur, Vic Davis, a abandonné le site de Cryptic Comet après s'être lancé dans l'écriture de romans de science-fiction. C'est donc une excellente nouvelle que League of Geeks, responsable du jeu de plateau virtuel Armello, s'empare de cette œuvre culte, extravagante, pour la rendre accessible à tous.
Extravagante, vraiment ? Avec ses gros hexagones, son rythme au tour par tour et son esthétique cartoonesque, cette version de Solium Infernum ressemble pourtant à n'importe quelle copie de Civilization. Ce n'est là qu'un déguisement dont les démons sont friands. Commençons par la ressource la plus limitante du jeu : le nombre d'actions. Vous ne pourrez faire que deux opérations par tour — allez, trois en fin de partie. Déplacer vos troupes ? Enchérir sur un commandant, un artefact ? Lever un tribut, pour engranger quelques ressources ? Insulter un adversaire ? Briguer de nouveaux pouvoirs ? Chacune de ces options coûtera une action — et il y en a bien d'autres encore, car Solium Infernum est riche, très riche en possibilités. Il faut savoir trancher et aller à l'essentiel.
Peu d'actions, donc d'autant plus puissantes : Solium Infernum fait partie de ces jeux où la table peut se retourner à tout moment. Une puissante légion est soudain renvoyée dans les limbes par un rituel démoniaque ou balayée par un titan qui traverse négligemment la carte. Un artefact, remporté à prix d'or au bazar, ouvre la voie vers une nouvelle stratégie. À condition de bien faire ses comptes, car Solium Infernum peut s'avérer relativement calculatoire : on ne peut jamais dépenser plus de 8 pièces d'un coup, ce qui nécessite de les amalgamer à l'avance sous peine de rater une opportunité. Au risque de se les faire voler...
Mais cette brutalité ne signifie pas que l'on puisse rouler sur un adversaire affaibli. En Enfer, on se menace, on s'insulte, mais on en vient finalement peu aux mains. La guerre est chose précieuse et éphémère : elle prend (le plus souvent) la forme d'une vendetta très limitée dans le temps et dans ses termes, qui interdit de s'en prendre aux forteresses et peut très bien se terminer sans avoir jamais croisé le fer. Encore faut-il un casus belli pour pouvoir la déclarer, ce qui fait tout le raffinement des actions diplomatiques.
L'Enfer, c'est les autres, et cætera
Or, négocier avec une IA n'est pas bien folichon. Le solo est surtout là pour apprendre les ficelles. Comme pour Dominions, autre généreux 4X toujours très pratiqué par un groupe d'adorateurs irréductibles, Solium Infernum se prête particulièrement bien au multijoueur, puisque les tours sont joués simultanément avant d'être résolus. Même à 6 joueurs (le maximum), chacun peut prendre le temps de réfléchir à ses manœuvres sans crainte de gêner, en visant un rythme d'un coup par jour. Selon la réactivité, les parties prennent ainsi quelques jours à quelques semaines, possiblement plus d'un mois, et cela fait partie du charme. Jadis envoyés par email, les tours sont maintenant communiqués via les notifications Steam. Vive le progrès.
Sans surprise, c'est dans les larmes du multijoueur que le titre prend tout son sel. Les chemins vers la victoire sont multiples, et l'on a plaisir à découvrir une tactique à laquelle on n'avait pas pensé — d'autant plus si c'est un adversaire qui se la prend dans la figure. Peut-être regrettera-t-on à ce moment l'absence d'un manuel en bonne et due forme, car l'encyclopédie en jeu ne suffit pas toujours à préciser certains points de règles. Or, on l'a vu, les démons sont très pointilleux sur le règlement. Ce n'est pas que les calculs soient spécialement complexes, mais il y a tant de modificateurs... Le combat est par exemple découpé en trois phases, mais celles-ci peuvent être mélangées, les coefficients multipliés, additionnés : dans quel ordre ?
Malgré cela, force est de constater que même les néophytes peuvent s'amuser dans des parties face aux vétérans. Bien sûr, la bonne expérience des mécaniques et notamment des ouvertures est une connaissance précieuse. Encore faut-il jouer finement : même un prince des ténèbres ne peut faire face à trop d'ennemis simultanément... aussi devra-t-il temporiser son avancée pour ne pas trop attirer la foudre.
Pavé de bonnes intentions
On cause, on cause, mais surtout mécanique. Or sur ce point, les différences avec l'original relèvent surtout du patch correctif. Le remake était-il finalement nécessaire ? Rien que pour l'accessibilité, certainement : la nouvelle interface est impeccable, le tutoriel parfaitement clair. Quelques légers bugs graphiques persistent, qui devraient être faciles à régler... si League of Geeks parvient à maintenir la tête hors de l'eau. Par contre, si le studio ferme ses portes, qu'adviendra-t-il du serveur qui centralise les tours ?
En ce qui concerne les visuels, c'est évidemment plus discutable. Les graphismes de la vieille version avaient quelque chose d'à la fois naïf et malaisant qui faisait mouche, tandis que la nouvelle est relativement générique. J'étais assez dubitatif... avant de lancer le jeu, qui m'a conquis. La nouvelle carte en 3D est certes un peu passe-partout, mais League of Geeks a fait un superbe travail en ce qui concerne les illustrations, qui apportent un cachet certain.
Le problème, c'est que ces changements ont un coût. Ils impactent le temps de chargement et nécessitent une bécane relativement récente. Rien d'incroyable, rassurez-vous : j'ai pu tester le jeu sur un laptop de quelques années, sous Linux et dépourvu de carte graphique dédiée. Le jeu y tourne au ralenti, mais suffisamment pour que l'on puisse assurer ponctuellement des tours. Mais c'est tout de même un peu rageant, car en dehors des graphismes 3D, les mécaniques fonctionneraient aussi bien sur un moteur encore plus léger, voire sur un navigateur web. Quelle que soit la machine, il est un peu frustrant de lancer le jeu, patienter sur tous les écrans de chargement, lancer la partie… tout cela pour ne jouer qu'un tour et quitter en attendant que tout le monde ait terminé.
Oui, c'est ça, le seul vrai défaut que j'ai trouvé à Solium Infernum : il faut patienter deux minutes pour jouer mon tour. Pour tout le reste, rien à redire : sur le fond, il avait déjà fait ses preuves ; sur la forme, il est clair que League of Geeks connaît son boulot. Mais il fallait que je trouve un vice. Car nul n'est parfait, et surtout pas en Enfer.
Solium Infernum a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Une ancienne malédiction impose aux 4X les plus passionnants — Dominions, Shadow Empire, dans une certaine mesure Distant Worlds — d'être affublés d'une interface tortueuse et de graphismes à s'arracher les yeux. League of Geeks prouve enfin que ce n'est pas une fatalité : cette nouvelle version de Solium Infernum est un régal de diplomatie démoniaque... à condition de trouver quelques humains prêts à signer pour quelques parties.
Les + | Les - |
- Redécouverte d'un classique formidable | - IA solo peu satisfaisante |
- Tout le confort d'un titre moderne | - Redémarrage à chaque tour |
glau
Se perd dans des mondes ouverts, dans les rouages de sa propre usine ou dans le fracas des chars, mais trouve toujours un petit chemin de fer pour rentrer.
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