Avec son ambiance à la Matrix, ses énigmes à la Portal et ses décors tout droit extraits d’un mauvais clone de Blade Runner, Shift Quantum a tous les atours d’un petit jeu de fin de printemps, surfant de manière un peu trop opportune sur dix ans d’esthétique de « scène indie » et sur l’espoir d’une actualité vide en sorties majeures pour s’attirer la sympathie de quelques curieux. Rien de plus normal pour le reboot de la série Shift, pleinement ancré dans cette époque. Mais surprise : l’exemplaire sobriété de la mise en scène, la créativité des puzzles et une emphase poussée sur les outils communautaires rapprochent le titre de Fishing Cactus non pas des redondants Limbo, Fez ou autres Inside, mais bien davantage de la surprise que constitua en 2015 un titre comme Super Mario Maker. Une version de Super Mario Maker qui aurait du moins, sur un malentendu dont l’Histoire a le secret, eu un enfant illégitime avec Ikaruga et un tableau d’art contemporain minimaliste.
Annoncé relativement tard (il y a seulement trois mois) par Fishing Cactus, le reboot de Shift est une véritable surprise. A part un épisode exclusif au Japon édité par Arc System Works en 2016, la série semblait tombée dans les limbes de l’époque des jeux Flash pour navigateurs. Les premiers épisodes, sous l’influence directe de Portal, avaient marqué par leur approche relativement originale et astucieuse utilisant les creux et les pleins du décor pour façonner les énigmes. Dix ans plus tard, les puzzle games (genre plutôt pauvre et réservé aux consoles portables à l’époque) ont explosé, et la scène du jeu indé s’est pour le moins saturée d’excellents titres. Dans une jungle ultra concurrentielle, difficile de savoir a priori si le projet de Fishing Cactus de ramener Shift à la vie est une bonne idée, ou un banal projet de plus destiné à finir au fond des bacs à solde numériques.
Dans la matrice, personne ne vous entendra dire 42 avec des portails
Il me semble devoir évacuer très rapidement l’enrobage de Shift Quantum, tant il dessert le propos même du jeu lorsqu’on y prête attention. Par bonheur, tout est fait pour rendre peu invasive cette énième histoire de société de jeu vidéo malveillante qui fait des expériences sur un sujet (vous) pour vous projeter dans des salles de test où une mystérieuse petite fille vous poussera à évoluer dans la matrice d’une société cyber-techno-je-ne-sais-quoi.
Le brouet scénaristique confus et plat comme ma première fanfiction après avoir lu Ghost in The Shell à 12 ans est heureusement extrêmement en retrait de Shift Quantum. Se contentant d’une narration quasi muette, qui passe presque davantage par le nom des achievements, quelques phrases dans les menus et quelques éléments du décor, le titre de Fishing Cactus ne place pas son univers au premier plan. Et c’est heureux : plus développé, il serait rapidement apparu comme un simple clone maladroit de tout ce dont il s’inspire. La périphérie de votre regard sera régulièrement assaillie par des allusions pachydermiques et inutiles car jamais mises en perspective avec quoi que ce soit. En ressort une écriture très « coup de coude dans les côtes pour toi le vrai geek » qui devient hélas monnaie courante (on pense au Crossing Souls sorti plus tôt dans l’année chez Devolver). Mais comme je le disais, Shift Quantum a la délicatesse de ne pas vous assommer avec son message, qui reste une sorte d’emballage de bonbon criard vite oublié une fois le jeu entre les mains.
L’esthétique des puzzles, tout en noir et blanc comme nous le verrons plus bas, et la relative discrétion de votre avatar (silhouette quasi anonyme en manteau), ainsi qu’une bande-son discrète mais parfaitement performative vous laissent de l’espace. Shift Quantum essaye, et parvient, à délivrer un message visuel clair. Toute la direction artistique du titre est au service du jeu : le joueur est au centre d’un tableau et n’a qu’une seule et unique chose à y faire, à savoir y résoudre énigmes sur énigmes, jusqu’à obtenir le fin mot de l’histoire.
Dénuement et Gros Cerveau
Le cœur du gameplay de Shift Quantum n’a pas vraiment bougé depuis le tout premier jeu Shift par navigateur sorti en 2008, époque où on parlait en Flash et où les memes à la mode étaient le Rickrolling, des montages de Sarah Silverman et Matt Damon et les Chuck Norris Facts. Plus simple à vivre qu’à expliquer, il répond à une logique simple : votre personnage, évoluant dans un monde de blocs noirs, peut frapper le sol. Ce faisant, les blocs noirs deviennent blancs, les objets pleins deviennent creux, et le décor se retourne. Vous devez donc avancer à la fois dans un tableau et dans son propre miroir.
Cette règle simple (transformer des trous en plates-formes et des plates-formes en trous), déclinée en une centaine de tableaux à la difficulté croissante, se voit rapidement compliquée par des règles alternatives et des variations. Caisses à pousser, timing à respecter, bouton inverseur de gravité : toute la panoplie du parfait petit puzzle game est de sortie. Il faut louer les efforts des développeurs pour rendre limpide et efficace chaque tableau. Privilégiant de petites énigmes ramassées à d’improbables machines infernales à douze entrées, chaque épreuve tient de la méditation et de l’expérience intérieure plus que de la frénésie d’un boss de Super Meat Boy.
Oui, l’épure et la simplicité sont les maîtres mots de la campagne de Shift Quantum. Chaque nouvelle mécanique ajoutée l’est progressivement, et de manière limpide. Avec sa courbe de difficulté très progressive et sa manière de faire progresser le joueur de manière régulière via, entre autres, des objectifs annexes et des bricoles à collecter dans les niveaux, le jeu est à tout moment efficace. Parfois, on se plait à penser que cela est presque trop vide, abstrait et mécanique et on ne cracherait pas sur un chouilla de couleur ou au moins de variété dans ce qui nous est montré. Mais cette direction artistique archi-sobre et minimaliste vous laisse au moins l’immense loisir de vous concentrer en toute quiétude sur la résolution des puzzles.
Quelques ombres au tableau
Je ne pourrais pas, malgré tout, considérer Shift Quantum comme un jeu tout à fait réussi. Si la courbe de progression est comme je le soulignais très juste et progressive, certaines énigmes peu lisibles ou inutilement tordues arrivent trop tôt. Il y a un peu de lourdeur dans les menus, et le jeu n’est pas absolument dépourvu de bugs. Il m’est ainsi arrivé de me retrouver coincé dans un mur à la suite d’un saut, de ne pas retomber du tout, ou de voir le personnage ne plus répondre à la manette, ou au contraire, effectuer des sauts non désirés. Peu fréquentes, ces petites imperfections m’ont tout de même causé une certaine frustration quand elles sont intervenues au beau milieu de la résolution d’une énigme un peu technique.
Cela se traduit également dans les menus du jeu, pas très lisibles ni très agréables, comme si le compromis entre un « vrai » jeu PC et une « simple » expérience minimaliste pour tablette ou téléphone n’avait pas tout à fait été atteint. Il n’est par exemple pas simple de retrouver une map dans l’arborescence des missions (elles ne sont même pas désignées par des noms mais par de simples codes). A cette image, le contenu du jeu semble un tout petit peu trop léger pour un véritable reboot de la longue saga Shift, et un petit peu trop ambitieux et exigeant pour se prêter à une expérience nomade. Une sorte d’entre-deux parfois un peu frustrant.
La limite de l’exercice tient en fait à l’approche choisie par Quantum Shift : mettre l’emphase non pas sur la campagne principale (qui se boucle en moins de cinq heures), mais sur l’aspect communautaire.
Super Shift Maker
Au cœur de Shift Quantum : la volonté de Fishing Cactus de proposer une sorte de Super Mario Maker PC. Livré avec un éditeur de niveaux assez complet, et la possibilité de mettre en commun avec les autres joueurs, le titre ne cache pas sa volonté d’évoluer bien au-delà de la simple campagne de base qu’il propose.
Les achievements, les menus, l’interface, le scénario même vous invitent à vous lancer dans la grande aventure de la création de puzzles, à les faire évaluer par vos pairs (encore peu nombreux à l’heure de la Beta où j’écris ces lignes). Ainsi, la campagne principale ne sert que de long tutoriel d’apprentissage de mécanismes assez simples mais efficaces (plates-formes infranchissables, blocs destructibles, pièges, etc.) pour vous permettre de vous confronter aux « vrais » défis proposés par les joueurs les plus retors.
Je me demande cependant sincèrement si Shift Quantum saura trouver son public, et la communauté nécessaire pour proposer un large et original choix de niveaux justifiant de véritablement y revenir une fois l’aventure achevée. Bien trop austère pour parler au public qui a fait de Super Mario Maker un succès surprise, pas assez carré pour prétendre au titre de puzzle-platformer du moment (Light Fall, sorti récemment sur PC, est plus beau et plus intéressant à bien des égards), Shift Quantum est un bon jeu, mais qui a toutes les chances de finir noyé dans la masse, la faute à une licence un poil oubliée et à un épisode qui manque un peu de, pardonnez-moi l’expression, « waow effect ». Rien n’est assez marquant dans cet ensemble de tableaux bicolores pour qu’on ait une envie pressante d’y revenir, et de proposer mieux. Louons tout de même l’initiative de Fishing Cactus : les jeux de ce type qui se livrent avec leur propre kit pour petits ingénieurs ne sont pas si nombreux, et c’est au moins cette générosité qui me restera en tête quand et si je repense à ce Shift Quantum dans quelques mois.
Shift Quantum n’est ni très beau ni très original, et semble aussi daté que la série à laquelle il fait suite. Mais Shift Quantum est un bon jeu. Fishing Cactus livre une copie honnête, au contenu correct, et aux possibilités de niveaux personnalisés et de campagnes communautaires poussés et simples à prendre en main. Faisant le choix de l’épure et du minimalisme, le jeu ne parlera sans doute pas à tout le monde, et aura du mal à se faire une place dans le monde très concurrentiel des puzzle platformers. Souhaitons lui tout de même bien du succès : il ne fait peut-être pas grand chose, mais ce qu’il fait, il le fait plutôt bien ce qui, quand le premier Shift a vu le jour en 2008, suffisait presque à assurer le succès. Je crains que cela ne soit plus tout à fait le cas.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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