Dernier jeu d'aventure narratif du studio Don't Nod, jadis connu pour les deux premiers épisodes de Life is Strange, Lost Records : Bloom & Rage fait un peu figure de tentative de la dernière chance de relancer la machine pour un studio à la peine.
On le sait, la production de ce jeu a été compliquée, entre retards et division du projet en deux épisodes (la conclusion de l'intrigue ne nous sera ainsi livrée que dans deux mois). Et au milieu de tout ça, une vague de licenciements, et la détresse manifeste des employés du studio parisien. Et même si ce jeu émane avant tout des équipes de Don't Nod Montréal, difficile d'ignorer les immenses difficultés de la maison-mère. On sentait confusément que tout cela allait être compliqué. Sans surprise, hélas, la virée anachronique d'un groupe de jeunes punk-rockeuses dans une version des années 90 lourdement inspirée par le cinéma de l'époque peine à convaincre, malgré une bonne volonté évidente.
Never Mind the Boloss
En 1986, Stephen King publie le roman Ça, racontant (en gros) l'histoire d'une bande d'adultes paumés essayant de retracer leurs souvenirs mystérieusement perdus d'un été de leur enfance, qui les avait mis aux prises avec un foutu clown maléfique. Ce roman dérangeant, mais passionnant, étirait sur plus de mille pages et trois décennies le traumatisme vécu par la petite bande. Immédiatement devenu culte, le bouquin a été adapté en 1990 dans un terrifiant (mais fauché) téléfilm en deux parties, puis dans deux longs métrages moins terrifiants (mais moins fauchés) entre 2017 et 2019. Autant dire que la lutte de la petite bande des paumés de Derry contre Pennywise le Clown et son ballon rouge est culte pour un petit paquet de monde.
Pourquoi je vous parle de ça, moi, au lieu de parler du jeu vidéo supposément objet de cet article ? Parce que les auteurices de Lost Records : Bloom & Rage ne cachent pas leur amour du roman de King, au point de le citer quasiment directement plusieurs fois dans l'intrigue de leur jeu. Jusqu'à y coller un satané ballon rouge, à deux pas d'une PLV de clown tueur, dans un décor évoquant clairement l'Amérique rurale de King. On y suit donc, sur deux temporalités, l'histoire d'une bande d'adultes paumées essayant de retracer leurs souvenirs mystérieusement perdus d'un été de leur enfance, qui les avait mises aux prises avec heu... Bonne question. Mais je dirais : avec un peu tout ce que les années 90 ont pu produire de cinématographique pour faire peur à des adolescents.
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Le mystérieux colis d'un maître chanteur, la cabane hantée dans les bois filmée façon found footage, la réunion d'amis trente ans plus tard qui tourne mal, la soirée pyjama qui se termine par un jeu dangereux devant un miroir hanté. Yep, tout est là. Ce n'est pas forcément un problème, mais de toute évidence, on est face à un jeu qui, comme Life is Strange il y a dix ans, adore citer des choses. Un énorme coup de coude un peu insistant de tous les instants à la merveilleuse année 1995 : ses caméscopes, ses vidéoclubs, ses distributeurs de bonbons, ses tamagochis, ses mixtapes, et j'en passe. En somme, son esthétique moitié punk, moitié fluo, 100% réinventée à partir de la mémoire de développeurs quadragénaires nostalgiques de l'idée du souvenir d'une version kitsch d'un truc qui n'a pas vraiment existé.
Cette approche très Stranger Things du passé conduit même parfois l'écriture du jeu à multiplier les acrobaties et les approximations : un personnage adolescent qui parle de "red-flag" à propos d'un personnage masculin (comme aucun adolescent ne l'aurait fait à l'époque avec ces mots). Ou un autre qui déplore depuis 2022 qu'à cette époque personne ne se souciait de ne pas abandonner ses déchets dans la nature. Alors que l'écologie était une des obsessions absolues de la pop culture de la première moitié des années 90. Ceci dit, bon, un jeu qui recrée le passé de manière kitschouille sans souci de vraisemblance, ce n'est ni le premier ni le dernier. Mais ici, c'est un symptôme : celui d'un studio littéralement englué dans une incapacité manifeste à aller de l'avant. Et dont la direction, je pense, n'a plus d'idée claire de ce qui est attendu en 2025 d'un jeu d'aventure narratif.
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VHS = hess hess
J'ai pu être assez dur avec le dernier Life is Strange de Deck Nine, particulièrement sur sa fin assez grotesque. Mais ce dernier avait le mérite de tenter énormément de choses. Un changement de ton inattendu dans l'histoire, de grosses ambitions sur la motion capture et l'acting, un concept très intéressant de personnage pouvant bondir dans deux versions d'une même timeline, etc. C'était un jeu contestable sur bien des points, mais au moins, il était abouti.
Difficile d'en dire autant pour Lost Records : Bloom & Rage. Incontestablement, son héroïne, la jeune Swann, est attachante, avec son côté socialement mal à l'aise et sa capacité à s'exprimer avant tout via son caméscope. De même pour ses trois potes, des clichés ambulants, certes, mais avec une dynamique de groupe plutôt sympa. La petite poétesse taciturne et badass, la skateuse métisse pleine de sagesse et la tarée zinzin punkette trop giga trash du ciboulot (qui cache évidemment un cœur d'or). C'est bourré de clichés, mais admettons, ça marche.
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En revanche, difficile de dire que ça marche pour faire quoi que ce soit de pertinent. La faute à un jeu dont la souffrance du développement se voit à l'écran à chaque scène. Cette première partie, Bloom, peine énormément à en venir au fait. On picole mollement dans un bar de 2022 en se souvenant d'événements terribles et épouvantables supposément effacés de la mémoire collective en 1995. Sauf que finalement, on ne fout pas grand-chose de nos journées, sinon des allers-retours entre passé et présent façon jumpcut de youtubeur shooté au sucre. L'alternance du montage entre les scènes du passé et du présent finit par en devenir comique tant elle manque de subtilité et de naturel.
Et dans le passé, donc, on s'ennuie sec. On traîne dans des terrains vagues. On range sa chambre. On rembobine des cassettes. On discute de manière fort peu fluide du dernier groupe de « riot grrl » à la mode. Et surtout : on filme. Le peu d'agentivité de Swann se résume à remplir son caméscope de fragments de quelques secondes de vidéo pour remplir des jauges de complétion de trucs en attendant le prochain dialogue. Dans cette grande dissertation sur rien (et Dieu sait que je peux apprécier les dissertations sur rien), on finit par voir que Lost Records : Bloom & Rage ne sait ni comment aborder ni comment raconter la partie surnaturelle de son histoire. Et plus on avance, plus ce marasme rythmique se double d'un désastre technique.
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Les moments où Swann fait des interviews de ses camarades sont assez réussis. Mais ceux où l'on doit juste filmer divers trucs dans le décor pour débloquer des bouts de narration sont plutôt bizarres et ennuyeux.
Lofi beats to glitch to
Difficile de ne pas les remarquer, ces dialogues bizarrement mixés et débités sur un ton différent d'une phrase sur l'autre. Ces personnages à la motion capture imparfaite qui bougent leur tête comme des animatroniques de parc d'attractions abandonné. Ces incohérences dans les scènes finales qui ne parviennent plus à prendre en compte certains de nos choix. Plus on s'approche du générique de fin de cette première partie, plus l'accident est évident, et plus il est manifeste que Bloom n'est purement et simplement pas terminé. Le fait que le jeu ait été scindé en deux et que la partie Rage ait été repoussée d'un mois n'en est que plus inquiétant.
Pire : Don't Nod semble avoir perdu l'ADN des jeux narratifs basés sur l'enchaînement fluide de dialogues et de choix. Quand ce ne sont pas des blancs d'une ou deux secondes entre les répliques qui viennent casser le naturel des différents tableaux, ce sont des personnages qui s'interrompent ou se parlent par-dessus leurs propres lignes de dialogue. Juste parce que vous avez marché trop ou pas assez vite. À l'inverse, on peut vous demander de méthodiquement filmer les différents objets d'une pièce… pour vous fermer ensuite des choix de réponses dans des conversations, car vous n'avez pas parlé assez vite à tel ou tel personnage qui s'est lassé d'attendre que vous ayez fini de filmer des âneries. Comme si Lost Records : Bloom & Rage ne savait pas exactement quel contrat passer avec la personne qui se tient de l'autre côté de la manette.
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Il y a de maigres lueurs d'espoir dans tout cela : malgré des animations ratées et des bugs de collision à gogo, la direction artistique est parfois assez inspirée, particulièrement dans les scènes de contemplation en pleine nature. Et les dernières minutes du jeu, qui en viennent enfin un tout petit peu au fait, ne manquent pas d'audace. Mais il faut presque sept heures pour en arriver là, avant de se retrouver face à l'évidence d'un générique de fin qui arrive pile quand le jeu devrait véritablement commencer. Il faudra donc attendre le 15 avril prochain pour avoir le fin mot de l'histoire, et vous aurez compris que ma confiance n'est pas au beau fixe.
Lost Records: Bloom & Rage a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu est également disponible sur PlayStation 5 et sur Xbox Series.
Lost Records: Bloom & Rage est une œuvre difficile à évaluer, tant il est évident qu'elle a été livrée couverte de rustines et de cache-misères pour masquer une production qui ne s'est pas bien passée et qui n'est visiblement pas achevée. Et ce malgré le fait que l'aventure ait été scindée en deux. Je ne sais pas à quel point cet objet ludiquement daté et techniquement raté est "le projet de la dernière chance" pour un studio qui a jadis tant apporté au média. Mais une chose est sûre : si Don't Nod survit à ça, il va falloir sacrément corriger le tir par la suite.
Les + | Les - |
- Les héroïnes sont attachantes | - Gameplay complètement figé dans le temps |
- Quelques fulgurances dans la direction artistique | - Livré dans un état technique très médiocre |
- Quelques idées intéressantes vers la fin de cette première partie | - La recréation des années 90 fait très "toc" |
- Le mini jeu de caméscope en guise de sous-Pokemon Snap |
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zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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