La plupart des Français, bien que régulièrement exposés à une dose massive d’humour belge, se traînent dans le domaine de la comédie un irritant complexe de supériorité par rapport à leurs voisins d’outre-Quiévrain, qui a tendance à faire oublier que les humoristes les plus médiatisés en France restent des boomers bas de plafond façon Bigard, Canteloup ou Baffie. Plombé par une clique qui assure un monopole de la médiocrité et des affaires de plagiat à répétition, l’humour français n’est pas dans une forme olympique, même s’il va mieux qu’il y a dix ou quinze ans. Jeu humoristique empreint d’une étrange et lunaire belgitude, Lancelot’s Hangover: The Quest for the Holy Booze n’est probablement pas une bonne porte d’entrée pour réconcilier les approches française et belge de la grosse rigolade.
Disons-le tout de suite, Lancelot’s Hangover: The Quest for the Holy Booze est un jeu dont je suis l’antithèse de la cible. Ce n’est pas mon type d’humour du tout, je ne le trouve pas très beau (même si j’ai fini par m’attacher aux mimiques de son Lancelot nudiste de pacotille), je n’ai pas de nostalgie des jeux d’aventure des années 90, et je n’avais pas un a priori super encourageant à la lecture de la page Kickstarter du jeu. Mais dès les premières secondes, des références à la comédie et à l’humour belge, ainsi qu’une bonne dose d’absurdité presque insérée au forceps dans un titre qui avait l’air placé sous le signe du joyeux chaos ont retenu mon attention. Non pas tant parce que le jeu me semblait super intéressant (je spoile mon avis : c’est vraiment uniquement si vous êtes client de l’humour gras assumé), mais parce que ça m’a semblé un bon moment pour faire le point sur ce qui me faisait rire en général, chez moi comme chez les autres. Et puisque j’en étais là, autant me lancer dans une ébauche de réflexion sur les écarts assez larges qui me semblent demeurer entre les humours belge et français.
Humour Français et Humour Belge
Avant de me lancer dans une analyse de ce qui peut l’être dans Lancelot’s Hangover: The Quest for the Holy Booze, examinons un peu ce qui constitue à mon sens l’essence de l’humour belge. L’humour français institutionnel (les vieux humoristes de la télé et de la radio, en cela largement imités par les jeunes youtubeurs façon « je sais pas si vous avez déjà remarqué ») est encore massivement marqué par ce que je qualifierais d’humour de bully. Énormément d’humoristes à la carrière bien assise se contentent de moquerie, ou d’humour comparatif. On se moque des noms, du comportement des autres, ou on empile juste aléatoirement des clichés gênants. C’est un humour souvent descriptif ou observationnel, qui, in fine, vient décrire une situation anormale. C’est, en somme, l’essence de la « Comédie Clavier », qui consiste à mettre en scène des bourgeois se moquant de gens bizarres ou marginalisés. Peu à peu, avec le temps, les autres formes d’humour qui prévalaient encore dans les années 80-90 (l’absurdité des Nuls, l’humour grammatical de Raymond Devos, l’humour expérimental d’un Téléchat…) ont progressivement été effacées de l’espace médiatique français, pour ne conserver que des imitateurs vieillissants et des plus jeunes peinant à exister. Il existe des exceptions (de plus en plus nombreuses), mais de l’avis assez répandu des autres pays francophones, la France se trouve dans une situation paradoxale.
En vertu de son infrastructure dense en termes de salles de concert et de sa population élevée et fréquentant assez massivement les spectacles, notre pays offre un terrain exceptionnel pour que des humoristes puissent tourner et faire carrière, avec une intensification ces dernières années. De même, nos principaux médias font un usage immodéré des chroniques et pastilles humoristiques, laissant un large champ à l’expression humoristique à l’antenne, à des heures de grande écoute. Mais le lancement des jeunes carrières d’humoristes passant par un système complexe de cooptation et de copinage divers favorisant un certain type d’humour, ainsi qu’un renouvellement très faible des sièges d’humoristes en poste, parfois pendant plusieurs décennies, ont favorisé l’hyperconcentration de l’humour vers une certaine génération et un certain type de contenu, donc essentiellement : des imitations, des moqueries, des copies. Et un certain passéisme idolâtre de formes d’humour parfois dépassées, comme ont pu le prouver sans aucun brio certains mouvements d’humeur de fans et de créateurs de vieux sketches français en allant harceler des journalistes qui n’avaient pas assez bien parlé de leur produit dérivé Naheulbeuk et Noob. Il n’est donc pas étonnant que le sang neuf dans la large représentation de l’humour en France soit souvent venu de Belges ou de Suisses. Là encore, ce sont des observations générales qui souffrent de nombreuses exceptions, mais il y a une tendance.
Cependant, il me semble que l’humour belge n’est au final pas si connu que cela en France, à l’exception de certaines de ses figures antédiluviennes que peuvent incarner des gens comme Philippe Geluck ou une frange un peu défraîchie mais toujours vivace de la BD humoristique pour la jeunesse. Il n’est pas étonnant qu’un film comme Dikkenek, concentré brutal et frénétique d’humour wallon, soit devenu culte en France, au sens où il se démarquait à peu près totalement de la production humoristique française. Le cinéma comique belge, de Rémy Belvaux à Bouli Lanners en passant par la folie furieuse de Patar et Aubier et leurs figurines en plastique en stop motion, a moult fois prouvé la capacité des auteurs belges à susciter qui le rire et qui l’émotion d’une manière assez radicalement différente du cinéma français, même le plus réussi. Mais au-delà du petit cercle cinéphilique des amateurs de fricadelle, qui en France connaît Les Snuls, Jean-Michel de Beyne-Heusay, les chansons de Sttellla, la tragique histoire du Faux Soir (blague et acte de résistance héroïque ayant coûté la vie à 5 de ses 15 auteurs) ou plus lointain encore l’histoire du Théâtre Royal de Toone ?
La Belgique est un pays né presque par un hasard de l’Histoire, dominé tantôt par les Français, tantôt par les Hollandais ou les Espagnols, créé presque sur un malentendu au gré de coups de feu tirés dans le brouillard il y a près de 200 ans. Conçu quasiment ex-nihilo par la volonté des grandes puissances de l’époque de créer un état-tampon entre la France et les États allemands, la Belgique est un petit État qui a toujours été marqué par l’omniprésence de menaces étrangères, de conflits internes nombreux entre les différentes communautés religieuses et linguistiques, et une capacité de résilience presque infinie. Et cet État minuscule, plurilinguistique, très densément peuplé, gouverné par une dynastie étrangère, néanmoins devenue capitale de l’Europe, nain géopolitique mais géant culturel, au carrefour de tous les drames et de toutes les joies, a toujours su cultiver un cocktail d’absurde et de quasi épique dans sa gouvernance interne.
Dans ce contexte, l’humour belge mélange un sens très pointu de l’auto-dérision (qui me semble souvent voire presque toujours absent de l’humour français), un regard très pointu sur l’arrogance de son voisin français, un sens de l’absurde développé à l’infini avec une créativité sans bornes, un regard tendre et sans condescendance sur les classes populaires, un esprit frondeur envers les élites et les représentants de l’ordre. Et, c’est peut-être la rançon de toutes ces qualités, une certaine propension à la beauferie sans filtre, à l’approximation ou à une tendance à l’auto-référence inexportable. Et une tolérance beaucoup plus élevée que les français à la Dad Joke.
Potverdekke ! (It’s great to be a Belgian on kickstarter)
Arrive sur ces entrefaites Jean-Baptiste de Clerfayt, un homme au parcours pour le moins varié : développeur, journaliste pour la presse rock, auteur de sketches pour la télévision publique belge, auteur, candidat au Nobel de la Paix, illustrateur pour des diocèses catholiques belges, le bonhomme n’est pas facile à suivre, mais l’essentiel de son parcours tourne autour de l’idée de faire rigoler son prochain. En 2015, il se lance dans l’aventure du financement participatif, et récolte 10.000 € pour un jeu prévu pour l’année suivante. Créer un jeu tout seul étant généralement une mauvaise idée (mais une idée qu’il a chevillée au corps, comme il l’explique dans une interview récente), c’est finalement début octobre 2020 que sort Lancelot’s Hangover: The Quest for the Holy Booze, un jeu d’aventure mélangeant l’univers des Monty Python, de Monkey Island, et d’une bonne grosse cuite à la bière d’abbaye wallonne.
De Clerfayt a tout fait tout seul, y compris les promesses qui l’engageaient. Et dès le départ du projet, il était assez évident que son intention n’était pas de révolutionner les fondements de l’écriture du jeu d’aventure, mais de produire une grosse blague de trois heures. Une blague assez inquiétante, à vrai dire, le jeu promettant de faire visiter à un Lancelot en slip ivre mort « la France, le pays où les femmes ont du poil sous les bras et où tous les hommes sont gays ». Difficile d’attendre un miracle d’un tel pitch. Pourtant, en un sens, il a lieu, en ce qu’il apparaît comme évident que Lancelot’s Hangover: The Quest for the Holy Booze n’est pas tant un jeu qui cherche à offenser qu’une sorte de gros coussin péteur nostalgique des jeux d’aventure humoristiques d’il y a 25 ans. On y rit grassement et bêtement de blagues approximatives, de jeux de mots désuets et de personnages ridicules qui balancent à l’envi des one-liners sans queue ni tête. C’est un peu ringard, souvent daté, mais pas méchant pour deux sous. C’est probablement le seul jeu de l’histoire de la création où il est possible de croiser un Schtroumpf en train de parler au Roi des Belges grimé en Viking. Ça ne vous semble pas avoir beaucoup de sens ? Eh bien c’est parce que ça n’en a pas beaucoup. Jean-Baptiste de Clerfayt n’a pas oublié d’infuser une bonne grosse dose d’esprit punk dans tout cela, quitte à rajouter du chaos au chaos.
On en revient à notre humour belge : je ne sais pas ce qu’aurait donné Lancelot’s Hangover s’il avait été développé par un Français avec un parcours différent. Sans doute le jeu aurait-il moins pataugé dans un esprit de concours de jeux de mots lancé en fin de soirée après l’annonce de la dernière tournée par le patron. Mais il aurait aussi sans doute été moins bienveillant : ce que je retiens de Lancelot’s Hangover: The Quest for the Holy Booze est également une certaine tendresse pour des personnages qui tous, absolument sans exception, font absolument n’importe quoi mais dont il se dégage une certaine bienveillance. La manière dont le jeu parle de l’homosexualité, des femmes, des slips, de la religion, de l’alcool ou du management de la colère semble un peu hors du temps, pas tant en ce qu’elle serait méchante ou offensante, mais en ce que toutes les blagues ont un côté éventé, comme si elles avaient été écrites à l’époque de La Classe de Fabrice pour faire rire vos parents. Éventées oui, mais toujours gentilles, bonhommes et potaches, presque naïves. Comme si personne, au fond, n’avait relu cette copie, pour le meilleur et pour le pire. Le ton était donné dès l’annonce du Kickstarter : on était partis pour un joyeux n’importe quoi, et c’est ce qu’on a, sans filtre. Je n’aurais jamais donné un sou pour jouer à un truc pareil, mais je suis persuadé que ceux qui l’ont fait en ont pour leur argent.
Je ne peux pas dire que Lancelot’s Hangover m’ait beaucoup fait rire. Pour tout dire, avec tout le respect que je dois à l’auteur du jeu, qui a tout fait tout seul de bout en bout, j’ai quand même trouvé ça un peu plouc. L’humour est un peu facile, pas toujours très varié, et l’ensemble ressemble quand même à une longue blague de pet. Mais c’est aussi un jeu sauvé par son attachante belgitude, parcouru de petites fulgurances et de quelques répliques et situations qui font mouche, particulièrement pour qui connaîtrait un peu l’humour wallon. Au fond, De Clerfayt avait annoncé la couleur depuis le début, et je suis convaincu que c’est un projet qui était parfaitement taillé pour Kickstarter : modeste, assez niché, pas noyé par des promesses intenables, et finalement adapté à ceux qui ont payé pour. Je ne suis clairement pas la cible, et après ? Ce n’est pas très grave. Tous les jeux n’ont pas besoin d’être des sommets d’engagement et d’intelligence. Si ça vous fait plaisir de jouer Lancelot en slip en train de se faire envoyer des éclairs dans les fesses par le Bon Dieu, qui suis-je pour vous juger ?
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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