Sorti dans les années 2010 sur Nintendo DS et iOS, le Ghost Trick: Phantom Detective de Shu Takumi fait partie de ce que l’on pourrait appeler le fond de catalogue de Capcom, loin derrière des Monster Hunter, Resident Evil, Street Fighter, ou même la licence Ace Attorney. Un fond de catalogue cependant de très bonne qualité : si sa présence sur un nombre très limité de plateformes et son statut de one shot n’en font pas un fer de lance de l’éditeur, cela ne l’a pas empêché de décrocher un petit succès critique et de devenir un titre culte avec les années.
Bonne nouvelle pour les malheureux·ses qui, comme moi, ont raté le titre à l’époque : Capcom ressort Ghost Trick sur toutes les plateformes récentes, dans une version entièrement remastérisée sous le prestigieux RE Engine. Hormis quelques bonus à droite à gauche (des illustrations, documents de travail, taquins, musiques additionnelles), le jeu est repris tel qu’il était il y a treize ans, tant sur la structure que l’écriture ou le gameplay, qui a seulement été transposé du stylet à la manette. On aurait pu craindre que le titre baigne un peu dans son jus de 2010 et soit désormais un peu ringard, il n’en est rien. Ghost Trick est toujours aussi pertinent, drôle et créatif en 2023 qu’à sa sortie, confirmant son aura de petit OVNI : en treize ans, on n’a rien revu de tel.
Un GOTY de 2023 est sorti en 2010
La première chose qui frappe, en entrant dans Ghost Trick, c’est à quel point il s’agit d’un jeu écrit, conçu et dirigé par Shu Takumi. Si le gameplay s’éloigne grandement des Ace Attorney – une bonne chose pour l’avancée de cet article, car je suis trop bête pour jouer à Ace Attorney sans un guide sur les genoux – on retrouve tous les codes visuels et narratifs de la série dans ce Ghost Trick. Même avec des compositeurs et artistes différents, le chara-design excentrique et cartoonesque de son cast et la bande-son electro-rock jazzy impulsent la même énergie névrosée, chaotique et absurde que dans la licence de Takumi.
Et parlons-en, de cette galerie de personnages. S’il y a bien un point fort à ressortir du titre – à vrai dire, il n’y a que des points forts, juste certains encore plus que d’autres – c’est ce cast totalement azimuté. De l’adorable loulou de Poméranie Missile aux gardiens de la prison qui ont érigé le drama au rang d’art, en passant par le ministre stressé, le détective qui ne se déplace qu’en pas de danse ou l’autrice de romans romantico-politiques : tout le monde est un archétype très identifiable, mais tout le monde est surtout complètement intense, souvent stupide, et pourtant très touchant et attachant. Un équilibre pas évident à tenir, mais qui fonctionne toujours à la perfection. Si tout le monde en prend pour son grade à un moment ou à un autre et se comporte de manière globalement absurde et imprévisible, ce qui transparait le plus dans l’écriture, c’est une réelle tendresse pour ces personnages complètement névrosés et dysfonctionnels.
D’autant que le scénario de Ghost Trick est très loin d’être un prétexte à un puzzle game d’enquête, et propose un mystère particulièrement solide, aux très nombreux rebondissements – et à la traduction française impeccable. Encore une fois, la patte de Takumi est flagrante, et on retrouve à la fois cette attirance pour l’humour débile et slapstick et pour les polars bien ficelés, avec cette fois un supplément surnaturel. En incarnant Sissel, fantôme enquêtant sur les circonstances de sa mort, on se retrouve très rapidement emporté dans un tourbillon de complots, de tueurs mystérieux, d’intrigues policières et de drames personnels, traité avec l’habituelle virtuosité de Shu Takumi. Les révélations et péripéties sont délivrées à un rythme effréné, et surtout de manière à ce que le public soit constamment baladé et bluffé par l’intrigue, tout en ayant toujours l’impression d’avoir réussi à trouver le fin mot de l’histoire juste avant que le jeu nous le donne.
Le résultat est grisant, d’autant que les twists sont bien amenés et cohérents. On regrettera peut-être que le dernier tunnel de révélations soit légèrement chargé, mais il faut dire que beaucoup de réponses sont à apporter, et qu’elles s’avèrent toutes satisfaisantes, pour s’achever sur une des fins les plus mignonnes et lumineuses qu’il m’ait été donné de voir dans un jeu vidéo. Rarement un épilogue m’aura mis du baume au cœur comme celui de Ghost Trick, après m’avoir fait rire aux éclats et tenu en haleine pendant près de quinze heures de polar paranormal. Au point de presque me faire oublier son gameplay, pourtant finement conçu et exécuté.
Il m'entraîne au bout de la nuit (Sissel Sissel !)
Contrairement aux Ace Attorney, basés sur un mélange de point & click et de VN d’enquête, Ghost Trick lorgne très clairement vers le puzzle game, dont le concept repose quasi entièrement sur une unique mécanique – seulement rejointe par une petite variation sur le dernier tiers, pour des puzzles peut-être un peu moins instinctifs, mais toujours très malins. Pour faire simple : Sissel peut mettre le monde en pause, se déplacer d’objet en objet à travers le niveau, et les contrôler une fois que l’action reprend – les fameux "tours de fantôme". Le minimalisme de ce gameplay pourrait donner lieu à une certaine répétitivité, mais la créativité de son utilisation et la variété des décors, et donc des objets manipulables, le font tenir sans problème jusqu’au bout.
Les phases de gameplay peuvent être de deux genres différents : des phases plus narratives, sans contrainte de temps et impliquant généralement d’atteindre un point précis de l’écran ou d’examiner un objet, et des séquences de changement de destin, celles-ci chronométrées, et représentant le plus clair du challenge de Ghost Trick. Alors que les phases narratives consistent le plus souvent à comprendre l’agencement d’un niveau et exploiter le comportement des objets et êtres vivants pour tracer un chemin entre un point A et B – l’arc qui se trace entre deux objets pour se déplacer n’a pas une longueur illimitée – les changements de destin demandent une réflexion bien plus poussée.
Ces scènes nous placent dans une boucle temporelle de 4 minutes, durant lesquelles il s’agira de modifier une scène pour empêcher la mort d’une personne. Tant que la personne meurt à la fin de la séquence, la scène se rejoue. La difficulté se retrouve donc à la fois dans la gestion et compréhension de l’espace (comme pour les scènes narratives, il s’agit d’exploiter les comportements des objets pour se créer un chemin) mais surtout du temps, puisqu’il faudra attendre certains évènements, certains mouvements indépendants de notre volonté et agir au bon endroit au bon moment pour changer le destin et sauver notre cible. Si le titre a la bonne idée de fournir quelques indices et réflexions optionnels pour nous guider vers la solution, il faut tout de même reconnaître que les séquences sont suffisamment complexes pour avoir besoin de les recommencer plusieurs fois avant de trouver le bon enchaînement et admirer avec satisfaction des résolutions de puzzles pas si éloignés de certaines machines de Rube Goldberg et autres tableaux de The Incredible Machine.
Cependant, quand ça rate, il faut recommencer la séquence, et parfois se refader quelques minutes d’animation avant d’atteindre de nouveau l’action ratée. Ce n’est jamais très grave ni très long, mais à force, ces petites répétitions peuvent lasser, et rendent encore un peu plus pénibles des séquences déjà assez corsées. C’est peut-être le seul reproche que je pourrais mollement adresser à ce remake : quitte à ressortir le jeu dans un si bel écrin, il aurait pu être intéressant d’ajouter quelques fonctionnalités, comme un retour arrière et une avance rapide lors de ces séquences, histoire de les rendre un peu moins redondantes. D’autant qu’un travail de portage assez remarquable a été effectué sur le titre, autant du côté visuel, avec ses assets et textures adaptés à des écrans autrement plus grands que la Nintendo DS, que sur la maniabilité à la manette, certes probablement pas aussi satisfaisante que de tracer ses lignes au stylet, mais tout de même très agréable et instinctive, que du passage de l’interface et de la présentation des tableaux de deux écrans à un seul. Mais, écoutez, si l'unique reproche que je peux adresser à ce Ghost Trick version 2023, c'est l'absence d'un minuscule ajout de confort…
Ghost Trick: Phantom Detective a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Il est également disponible sur Nintendo Switch, PS4 et Xbox One.
En reproduisant à l'identique la version de 2010 sous une couche de peinture flamboyante, Ghost Trick: Phantom Detective montre à quel point l'œuvre d'origine était à part dans le paysage vidéoludique de l'époque et s'avère toujours aussi pertinente et unique en 2023, tant sur l'aspect puzzle game que polar paranormal. Loin de baigner dans un jus nostalgique un peu ringard, le titre est un modèle de game design et de narration, porté par un cast absolument maboul, un scénario drôle, haletant et touchant et une bande-son d'une efficacité redoutable. On ne peut que se réjouir que Capcom mette autant de soin dans la restauration de son fond de catalogue. Si vous l'aviez raté il y a treize ans, c'est le moment de rattraper cette erreur.
Les + | Les - |
- Missile | - Une fonction avance rapide/retour arrière aurait été bienvenue |
- Le remake est visuellement sublime | |
- Le jeu tient toujours autant la route en 2023 | |
- La galerie de personnages est hilarante et attachante | |
- Un excellent polar paranormal, aux twists cohérents et efficaces | |
- La bande-son est formidable | |
- J'insiste, mais vraiment, Missile |
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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