Quand je lis un Kickstarter ou un presskit prometteur, voire ambitieux, proposant concept original et game design audacieux ou innovant, il y a toujours, malgré une hype certaine, cette sale petite voix cynique qui me susurre à l’oreille « Ça va se croûter, je ne sais pas quand, ni comment, ni à quel point, mais c’est trop beau pour être vrai et tu vas être déçu ». J’ai appris à ignorer cette petite voix, car, parfois, elle peut se planter, et des projets qui semblaient un peu trop fous et révolutionnaires pour tenir debout s'avèrent effectivement complètement fous et révolutionnaires. Je suis toujours content d’avoir snobé cette petite voix quand je tombe sur un Disco Elysium, sur un The Case of the Golden Idol, sur un Outer Wilds. Malheureusement, elle a aussi souvent raison, et le crash de la réalité sur les attentes n’en est que plus violent.
C’est que ça peut en faire du mal, des attentes élevées. Si Pierre Feuille Studio (excellent nom) s’était contenté de présenter son titre comme un jeu d’enquête dans les années 70 entre Bordeaux et Nérac développé par une petite équipe, mon ressenti final aurait probablement été moins sévère qu’après avoir lu toute une page m’expliquant que Chronique des Silencieux n’était pas comme les autres jeux d’enquête, n’allait pas me prendre par la main, allait me laisser mener mes recherches et mes déductions tout seul comme un grand, grâce à un système malin et unique, qui n’encourage pas à brute force une solution, le tout inspiré de Papers, Please, Ace Attorney et Tangle Tower. Pardon, je sais bien qu’il faut le vendre ce jeu, mais après de telles promesses, difficile de ne pas être TRÈS enthousiaste. Et donc d’être TRÈS déçu, quand le résultat final est aussi éloigné des attentes.
T'as d'beaux jeux tu sais ?
D’autant plus déçu que, il faut tout de même l’admettre, Chronique des Silencieux est loin de manquer de qualités. D’un point de vue plastique, déjà, c’est joli, certes, mais ce n’est pas juste joli, le titre a un style visuel vraiment chouette (particulièrement grâce à ses couleurs), et un cachet indéniable. Pierre Feuille Studio revendique des inspirations esthétiques comme Tout en haut du monde (film que j'adore, d'ailleurs) ou Professeur Layton et réussit parfaitement à capturer cet esprit tout en l’adaptant à sa propre sauce : les quelques cinématiques sont ainsi très soignées et agréables à regarder, tout autant que les animations de personnages in game, dont certains gimmicks rappellent effectivement du Ace Attorney ou Ghost Trick. De ce point de vue là, c’est un sans-faute : l’aspect visuel de Chronique des Silencieux est charmant du début à la fin.
Une esthétique qui s’accompagne en plus d’un scénario franchement prenant. L'intrigue est divisée en trois parties, chacune correspondant à une affaire à élucider. Et si j’ai parfois eu à redire sur l’écriture des dialogues, parfois très drôles et justes, mais aussi parfois un peu trop caricaturaux et forceurs sur le côté vieille France franchouillarde, j’ai en revanche beaucoup aimé les thématiques abordées et la manière de les traiter. Le jeu se déroulant d’abord en 1965 pour le prologue, puis en 1970 pour la suite de l’aventure, Chronique des Silencieux utilise son intrigue pour brosser un tableau assez juste de l’après-guerre et des bouleversements de mai 68, autant pour parler de gentrification que de la French Connection, de la résistance et de la collaboration et des tabous et traumatismes qui persistent trente ans plus tard, des enjeux autour des procès de nazis, mais aussi des questions d’héritage, des conceptions de la famille et de la parentalité, de la place des femmes dans les entreprises familiales ou en politique, de lutte des classes : c’est dense, ça traite de sujets compliqués, et ça le fait très correctement.
On a toujours la crainte, quand le sujet de la résistance et de la collaboration est abordé dans une œuvre – car c’est bien la thématique centrale de Chronique des Silencieux, même si plein d’autres problématiques viennent graviter autour – que l’écriture tombe soit dans un manichéisme gênant mettant en scène de gentils résistants face aux méchants nazis et collabos sans aucune forme d’entre-deux ou de nuance, soit dans une espèce de centrisme nauséabond, qui considère tout le monde comme étant ni tout blanc ni tout noir et finit par mettre un peu tous ses protagonistes sur le même plan.
Chronique des Silencieux évite assez soigneusement ces écueils : la découverte de la vérité ne va pas toujours plaire, les coupables ne sont pas toujours ceux que l’on voudrait, et un peu tout le monde a du sang sur les mains d’une manière ou d’une autre, mais le jeu sait faire la part des choses et ne met pas tout le monde dans le même panier. Non, si les faits nous donnent tort, on ne peut pas accuser des ordures avérées de tous les maux, mais ça n’en fait quand même pas moins des ordures, et oui, sous la pression, par naïveté, par bêtise, par manque de discernement, des personnes convaincues de bien faire ont commis des actions aux conséquences dramatiques, et non, la résistance n’est pas un bloc homogène aux actions coordonnées : c’est un foutoir de bords politiques parfois très éloignés et de méthodes très opposées et contradictoires dont il peut être très compliqué d’en juger la pertinence a posteriori. D’un point de vue purement scénaristique, on regrettera que le lien entre le prologue et la suite de l’histoire se fasse assez mal, balayant quelques départs d’intrigues (notamment ceux concernant Eugène, notre protagoniste, et son histoire familiale) pourtant intéressants, mais on ne peut qu’être enthousiastes sur la manière dont les différents sujets abordés sont traités.
Je clique, je clique, mais ça ne marche pas
Malheureusement, Chronique des Silencieux, c’est surtout un jeu, un jeu d’enquête, qui porte sur ses épaules de bien lourdes promesses, et qu’il ne parvient que très rarement à supporter. On évacuera très rapidement le problème de la technique : les multiples crashs, problèmes de sauvegarde, de scripts qui ne se lancent pas, d’animations qui buguent, de sous-titres décalés, d’énormes fautes d’orthographe et de syntaxe (qui vont parfois jusqu’à rendre des phrases quasiment incompréhensibles), de déplacements laborieux, tout cela est parfaitement exaspérant, mais les patchs à répétition qui tombent plusieurs fois par jour me laissent penser que le jeu sera de plus en plus acceptable techniquement au fil des semaines. Cela reste quand même très dommage d’envoyer des jeux qui crash et softlock en version de test, et encore plus de les sortir dans des états aussi discutables, surtout quand les premiers jours d’exploitation sur Steam et les premiers avis sur la plateforme sont décisifs.
Ce qui me semble beaucoup plus gênant, c’est la façon dont sont menées les enquêtes. Chaque chapitre est structuré de la même manière : exposition du mystère, phase de recherche durant laquelle il faut chercher des indices et interroger les personnes clefs et confrontation avec « Le Silencieux » de l’affaire, c’est-à-dire la personne qui détient le fin mot de l’histoire, et qu’il va falloir faire parler en démontrant les incohérences de son discours à l’aide des indices et témoignages récoltés. Ce qui est sur le papier assez chouette, mais qui ne tient plus du tout debout une fois en jeu, principalement car la philosophie des phases d’enquête se confronte constamment aux limitations de progression du média, ainsi qu’à de grosses erreurs de game design.
Concrètement, la phase de recherche d’indices repose sur deux aspects. Tout au long de l’exploration, la découverte de documents et les discussions débloquent des mots-clefs, qui permettront d’interroger les personnages majeurs de l’intrigue, et d’obtenir des témoignages, témoignages dont certains points peuvent être confrontés avec des documents en notre possession, et ainsi faire avancer l’histoire. Ces informations récoltées permettent dans un second temps de faire des déductions et de les faire valider par le jeu, via un système de cadenas et de clefs, qui correspondent à des sujets et des verbes. C’est un peu un échec sur l’aspect « vous n’aurez pas à brute force une solution », car, dans les faits, on finit totalement par brute force. Certains verbes ou sujets sont un peu trop similaires pour les déductions, et certaines lignes de témoignages et documents à associer sont assez redondantes, mais en tant que système, il faut admettre que c’est une bonne idée, autant du point de vue mécanique que visuel.
Détective privé de satisfaction
Si dans les deux premiers chapitres, cette partie recherche d’indices fonctionne à peu près, avec une exploration somme toute organique et des liens et déductions généralement logiques (et ce malgré la mécanique du magnéto sous-exploitée et des informations qui semblent parfois sortir de nulle part, ou se débloquent dans le mauvais ordre), on sent que celle du troisième a bénéficié de beaucoup moins de soin quant à son design : c’est tout simplement indigent. On trouve des documents compromettants et importants derrière un tableau dans le salon ou directement sous l’escalier de service d’une brasserie, des clés au milieu de capsules et décapsuleurs, et la majorité des sujets de conversation se débloque d’un seul coup. Ce dernier chapitre aurait vraiment mérité une plus grande attention dans sa conception, quitte à le sortir plus tard. C’est d’ailleurs ce qui ressort le plus de Chronique des Silencieux : vu les ambitions de son concept, le nombre d’enquêtes aurait mérité d’être plus ramassé, afin de soigner au mieux la technique et le design, plutôt que d’en sortir trois d’un coup, avec un polish de moins en moins présent au fil du jeu.
Et puis arrive la dernière phase de jeu, celle de la confrontation, et que je trouve la plus ratée. Une fois tous les cadenas ouverts (c’est-à-dire qu’un certain nombre de déductions a été validé), une porte métaphorique s’ouvre : le ou la silencieux·euse est prêt·e à parler. De la même manière que dans un Ace Attorney, la personne face à nous va dérouler un récit, et il va falloir trouver quelle phrase ou quel fragment de phrase de cet argumentaire ne colle pas, et l’associer à un bout de témoignage ou de document récolté durant notre enquête pour appuyer notre propos. Problème : dans un Ace Attorney, nous disposons d’une petite dizaine d’objets, d’un droit à l’erreur assez souple et même de la possibilité de sauvegarder et recharger en cas d’erreur. Ici, on dispose de témoignages de plusieurs dizaines de lignes chacun sur une bonne douzaine de sujets différents de la part de 4/5 personnages, en plus d’une dizaine de documents, également fragmentés en plusieurs éléments. Ce qui fait énormément d’options possibles et donc énormément de risques de se tromper, d’autant que la ligne à choisir n’est vraiment pas toujours très instinctive, et que le nombre de tentatives possibles est absolument ridicule (entre une et trois, globalement).
Si vous échouez, votre patron prend immédiatement le relai et tant pis pour vous. On se retrouve donc avec une toute petite marge de manœuvre, avant que le jeu ne nous donne la réponse et fasse le travail à notre place. C’est extrêmement frustrant et anti-climatique, d’autant qu’à chaque fois, j’avais réussi à démêler les indices dans la phase d’enquête et comprendre le fin mot de l’histoire, mais que la manière de mener la confrontation ne m’a pas laissé la possibilité de l’expliquer. Je me suis donc retrouvé à me faire expliquer ce que je savais déjà, tout en me ramassant une note désastreuse en fin de chapitre. Je sais que je suis plus là pour l’histoire que pour la gloire, mais tout de même, c’est une façon de concevoir sa mécanique d’enquête particulièrement punitive et qui ruine tout le plaisir de ce genre de jeu au moment le plus décisif de son gameplay.
Chronique des Silencieux a été testé sur PC via une clef fournie par l’éditeur.
Quel immense, gigantesque gâchis que ce Chronique des Silencieux. Si je ne peux lui retirer son esthétique et son animation de très bonne qualité, et encore moins sa manière juste et subtile de traiter de sujets sensibles et sérieux, sa mécanique d’enquête bancale et punitive couplée à de très gros pains techniques en fait un jeu terriblement frustrant et énervant. Avec une enquête plus ramassée, il aurait peut-être été possible de peaufiner la bonne idée qu’était la phase de recherche et déduction, et d’équilibrer la partie confrontation afin de la rendre moins injuste et frustrante. La dernière enquête nous laissant sur un cliffhanger, on peut espérer une version mieux maitrisée pour une suite ou une extension : on aimerait d’autres affaires qui rendraient justice aux bonnes idées et au scénario de Chronique des Silencieux.
Les + | Les - |
- Très joli et bien animé | - Tant de problèmes techniques |
- Un scénario et des sujets maitrisés | - On sent un manque de fignolage sur la dernière enquête |
- Les phases d'enquête des deux premiers chapitres marchent pas mal | - La partie confrontation est tellement frustrante et punitive |
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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