Cette fois-ci dans Partie Rapide, Shift vous parle de deux titres empreints de la même passion pour le jeu de rôle, mais aux exécutions et influences pour le moins différentes : Stone Story RPG, un jeu en ASCII art et ESC, une nouvelle interactive écrite et développée par Lena Raine.
Comme le montrait si justement notre cher Veltar dans son dossier sur l’évolution de la narration vidéoludique, progrès technologique et outils de narration vont souvent de pair et l’arrivée d’Internet n’a pas fait défaut à cette tendance. Les années 2000 et 2010 ont ainsi vu fleurir nombre de jeux sous navigateur – des expérimentaux Candy Box et A Dark Room au désormais indispensable (si si) Cookie Clicker – aussi connus sous la dénomination d’idle games et apportant de nouvelles façons d’aborder gameplay, narration et gestion du temps de jeu. D’un autre côté se développaient les forums et chatrooms RPG, permettant aux utilisateurs et utilisatrices de pousser encore un peu plus loin les limites du jeu de rôle papier, que ce soit en terme de développement d’univers et de personnages, de nombre (et disponibilités) de joueurs et joueuses, que d’outils de narration.
Ces genres ont évidemment dérivé sur d’autres plateformes au gré des innovations suivantes, et l’on peut retrouver leur descendance un peu partout. Que celui ou celle qui n’a jamais ne serait-ce qu’installé un idle game sur son téléphone me jette la première pierre. Aïe. Et puisque le temps passe bien plus vite sur Internet, déboulent également les premiers hommages et nostalgiques de ces systèmes de jeu, pourtant vieux de moins de 20 ans (voire moins de 10 pour certains). En témoigne l’existence des deux titres qui nous intéressent aujourd’hui, puisque Stone Story RPG lorgne du côté du jeu de navigateur et tout particulièrement de Candy Box, tandis qu’ESC – bien que dépourvu d’un aspect RPG au sens strict – en utilise tous les codes dans sa narration.
Stone Story RPG
Malgré sa vibe résolument jeu de navigateur des années 2000, le titre de Gabriel Santos est sorti début août de cette année en early access, après rien de moins que 5 ans de développement (et l’échec de deux autres projets, le pauvre). À peine cinq minutes passées sur le jeu suffisent à comprendre pourquoi une telle durée : que c’est beau ! L’ASCII art est d’une précision et d’un raffinement assez incroyables, mis à l’honneur par une animation tout aussi qualitative. C’est joli, ça bouge bien, la musique colle parfaitement, que demande le peuple ? Plein d’autres choses, le peuple est exigeant.
Assaut ASCII
Et j’espère que le peuple aime les idle games, car je n’ai pas seriné mes comparaisons avec Candy Box et compagnie pour rien. Mais revenons un peu sur le fonctionnement de ces titres. Le but va être d’accumuler suffisamment de ressources (pièces, cookies, bonbons et j’en passe), pour acheter de plus en plus d’améliorations, qui auront comme double but de renforcer votre personnage, vous approchant ainsi de l’objectif final, et de miner encore plus de ressources, permettant ainsi l’achat de nouvelles améliorations encore plus chères et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps.
Car ces jeux ont pour particularité d’être infinissables pour le commun des mortels, les objectifs finaux étant généralement si élevés qu’à moins d’y passer des mois, voire des années (ou de trouver un moyen de casser le jeu), il est impossible d’atteindre le 100%. Pour l’exemple : du haut de ma run de 1338 jours sur Cookie Clicker, je n’en suis encore qu’à 95% des succès, et il est fort probable que je n’atteigne jamais le maximum. Mais tout cela n’est pas bien grave, puisque l’intérêt d’un idle game n’est pas sa conclusion, ni son scénar (quand il en a un), mais bel et bien le temps que l’on passe dessus, à gérer des ressources, optimiser, crafter, améliorer un système en permanence pour le rendre le plus performant possible, dans l’espoir fou d’atteindre un jour la perfection (et la fin du jeu).
Jeu de rolling stone
Stone Story s’en sort plutôt bien de ce point de vue là, en mêlant tout ce qui fait l’intérêt de l’idle game avec des éléments plus spécifiques du jeu de rôle. L’accumulation de ressources et d’améliorations se retrouve au service d’un scénario étonnamment sympathique pour un jeu de ce genre et aux environnements et situations variées, d’un système de combat simple (le classique mais efficace pierre-feuille-ciseau) s’enrichissant constamment (et ce n’est pas fini, de gros pans de gameplay étant encore à venir), et d’un système de craft laissant libre cours à l’expérimentation. Bien plus qu’un enrobage prétexte, le RPG de Stone Story est complétement mérité.
Malheureusement, Stone Story RPG est un jeu PC, vendu sur Steam, et non pas comme ses illustres aïeux, un jeu de navigateur internet. Cette différence peut sembler anecdotique, mais on ne joue pas de la même manière – ni pour les mêmes raisons – à un jeu de navigateur qu’à un jeu installé sur son PC. Dès lors que mon ordi est allumé, vous pouvez être certain que Cookie Clicker tourne quelque part dans un onglet. Jamais de la vie une telle situation ne se produirait s’il avait fallu que je le lance sur Steam, me refusant ainsi l’accès aux autres jeux de ma bibliothèque. Et c’est ce qui m’arrive avec Stone Story, d’un ennui certain si je passe activement plus de trente minutes dessus, mais dont la progression est considérablement freinée si je ne le laisse pas tourner dans le vide, bloquant ainsi le reste de ma bibliothèque (bon oui, je peux aussi faire autre chose de ma vie, ça va). Mais le fait est là : jouer un peu trop longtemps d’affilé à Stone Story, c’est chiant. Ce qui est fort dommage, car le reste – à quelques détails près, comme cet inventaire bordélique qui j’espère sera modifié dans des versions ultérieures – est quand même fort sympathique.
Stone Story RPG a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Amateurs et amatrices d’ASCII art, nostalgiques de Candy Box ou simplement curieux à la recherche d’indés un peu particuliers, Stone Story RPG est fait pour vous, pour peu que vous soyez disposé.es à le laisser tourner une fois de temps en temps en arrière-plan ou ne le lancer que ponctuellement le temps d’une pause de midi ou d’un brossage de dents. Très stable pour une early access et quasiment exempt de bugs, seuls quelques pans de gameplay à ajouter et un sérieux coup de polish sur l’interface le séparent de la sortie définitive, prévue pour l’année prochaine.
ESC
Vous connaissez Lena Raine ? Évidemment que vous la connaissez, puisqu’il s’agit de la brillante compositrice et co-scénariste de Celeste, gros, que dis-je, immense succès indé de l’année dernière. Ce que vous ne connaissez peut-être pas, c’est le reste de son œuvre, déjà musicale (je conseille d’aller faire un tour sur son bandcamp si la BO de Celeste c’est votre came), mais également vidéoludique, puisque Raine n’est pas que douée pour écrire de la musique, elle l’est aussi pour les histoires et le code et qu’elle a sorti un jeu quasi entièrement réalisé par ses soins (à quelques bruitages et visuels près). Que les gens talentueux sont agaçants.
ESC tu m’entends hé ho
« Interactive Novel » annonce le trailer, mais ne vous emballez pas, c’est quand même principalement une histoire à lire, qui vous prendra entre 4 et 6h à parcourir, selon votre niveau de lecture (et d’anglais, ça n’a pas été traduit et le vocabulaire peut parfois être touffu). À l’instar de titres comme Her Story ou plus récemment Hypnospace Outlaw, on incarne une personne devant son ordinateur, on voit donc exactement ce que voit notre personnage. Un modèle de narration et mise en condition désormais très classique, mais qui a fait ses preuves et continue de fonctionner parfaitement.
L’intérêt d’ESC reposant quasi entièrement sur son scénario, je resterai extrêmement vague à propos de celui-ci, pour m’intéresser plus particulièrement à sa narration, plus poussée qu’un simple brouillage joueur/personnage. Chaque chapitre est découpé en deux phases distinctes ; la première, qu’on peut très vite fait qualifier d’interactive, se déroule dans une chatroom RPG et fait avancer la quête de notre personnage dans un jdr de fantasy ; la deuxième se cantonne à la lecture de messages envoyés par un Navigateur (hacker du futur, mais pas vraiment un hacker, lisez l’histoire, zut hein) à forte tendance monologueuse.
Au démarrage, une fois les règles de la chatroom brièvement expliquées, le jeu m’a demandé mon pseudo. « Shift », ai-je répondu dans un élan d’originalité, « Raine » a affiché mon écran. Ah. Vous pourrez pianoter tout ce que vous voudrez durant le jeu, vous ne déciderez de rien, ni des choix à faire, ni d’une quelconque ligne de dialogue, l’interactivité annoncée consiste à appuyer sur des touches au pif pour faire écrire votre personnage quand ce sera son tour de parler. J’avais prévenu, c’est léger de ce côté-là. J’ai donc été un peu déçu durant les premiers chapitres, laissant glisser mes doigts sans conviction sur mon clavier pour faire défiler les dialogues, puis, sans que je m’en rende vraiment compte, la formule a fini par opérer et j’ai dévoré le reste de l’aventure pratiquement d’une traite.
Only happy when it’s Raine
Au premier abord, on pourrait se contenter d’attribuer ce succès à l’enrobage extrêmement réussi du jeu. L’écriture de Raine est vraiment agréable à lire, les thématiques nombreuses (et parfois franchement engagées) sont traitées avec pertinence et subtilité, les différents personnages sont crédibles et attachants, le score musical est sans surprise merveilleux et accompagne à la perfection les scènes clés de l’histoire : tout fonctionne incroyablement bien. Mais il y a un quelque chose d’un peu plus subtil, que je n’ai pas remarqué immédiatement et qui fait d’ESC une expérience un peu plus marquante.
La narration, basée uniquement sur les dialogues de personnes jouant à un jeu de rôle textuel – tantôt dans leur personnage, tantôt en tant qu’eux-même – ne peut fonctionner que sous forme de jeu vidéo. Une bonne partie de l’intensité dramatique se situe dans des actions impossibles à retranscrire autrement : l’attente de la reconnexion d’un joueur, le suspense provoqué par la mention « … est en train d’écrire », l’alternance roleplay/out of character, tout cela ne peut fonctionner que sous cette forme et l’idée est brillamment exploitée. Là où, je trouve, Stone Story RPG se plante un peu de plateforme, Lena Raine fait un sans faute pour exploiter la spécificité de son média, en étant juste dirigiste comme il faut pour mener son histoire là où elle le veut, tout en mettant réellement son public dans les conditions idéales pour la vivre.
Si vous aimez les nouvelles interactives (et gérez en anglais) : foncez. Si vous n’y connaissez rien et voulez une porte d’entrée facile dans ce genre : foncez aussi. Si vous cherchez une bonne histoire, aux thèmes forts, personnages marquants et à la narration maline : foncez, foncez, foncez, ESC se savoure chapitre après chapitre.
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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