Le 20 mars dernier, lors de la cérémonie des Game Developers Choice Awards, Austin Wintory appela sur scène Yoko Shimomura, après un discours d’introduction débordant de respect, pour lui remettre le prix d’honneur destiné à saluer l’ensemble de son œuvre. Le hasard m’offrant au travers de cet événement la plus belle transition entre mon dernier article et celui-ci, il serait dommage de ne pas saisir la perche ainsi tendue pour nous pencher sur cette incroyable carrière récemment récompensée.
Au-delà de ses mémorables compositions pour Final Fantasy XV et l’imposante licence Kingdom Hearts, qui ont grandement participé à l’explosion de sa popularité et à la reconnaissance de son travail, Yoko Shimomura peut se prévaloir d'une carrière aussi riche que fascinante. Son travail dans le milieu vidéoludique a bercé nombre d’entre nous depuis plus de trois décennies, parfois même sans que nous ne le sachions. Ce prix reçu pour l’ensemble de son œuvre (une première pour un·e compositeur·rice dans cette catégorie) ne vient pas de nulle part et signe, sans clôturer, une admirable et remarquable aventure musicale qui a démarré chez Capcom en 1988 et a failli ne jamais aller plus loin. Mais ne sautons pas les étapes et retournons un peu plus tôt.
La Pii♪ Hour
Yoko Shimomura naît le 19 octobre 1967 dans la préfecture de Hyōgo. Elle découvre très tôt les œuvres de Chopin, Ravel et Rachmaninov, et commence le piano dès l’âge de 4 ans après avoir vu l'une de ses cousines apprendre à en jouer. Son plaisir avec l’instrument la pousse très vite à créer ses propres musiques. Aujourd’hui encore, elle reconnaît se souvenir de certaines compositions de l’époque tout en refusant catégoriquement de les jouer en public.
Cette passion ne l’ayant jamais quittée, elle poursuit son apprentissage musical en parallèle de son cursus général et décide durant son adolescence d’aller au moins une fois par mois assister à un concert orchestral. En toute logique, elle finit par rejoindre l’Université de musique d’Osaka avec un cursus principal centré sur le piano, tout en apprenant à jouer de la flûte, de la clarinette, de la trompette, et de la guitare acoustique. Elle en sort diplômée en 1988.
Entre-temps, elle découvre le monde du jeu vidéo avec Super Mario Bros. et Dragon Quest. Elle est marquée par les musiques des deux jeux, mais si celles du premier lui semblent éloignées de ses habitudes d’écoute, elle se retrouve totalement dans le style baroque des travaux de Koichi Sugiyama pour le RPG phare d’Enix. Cette découverte l'amène à se dire qu’il y a peut-être une place à chercher du côté de ce médium qui monte. À l’époque, sa connaissance du milieu vidéoludique est très limitée et ce n’est qu’en arrondissant ses fins de mois en distribuant des flyers promotionnels pour Ghost ’n Goblins qu’elle découvre l’existence d’autres jeux et studios, notamment Capcom.
Ce nom ne lui est donc pas totalement inconnu quand elle le retrouve dans les couloirs de sa fac sur une annonce de recrutement pour un poste de créateur sonore. L'opportunité lui parait déraisonnable, d'autant plus qu'un job de professeur de piano lui tend déjà les bras. Les avis de ses professeurs auraient pu clore le débat, lorsqu’ils jugent que ce serait une erreur de sa part de répondre à cette annonce en raison de sa très faible formation dans le domaine de la composition. Mais il en fallait plus pour contrer le destin. Dans un élan d’audace et de bluff, elle postule, au grand dam de ses parents qui voient leur fille renoncer à une carrière sûre et toute tracée pour tenter sa chance dans un milieu qui à l'époque parait bien trop flou, précaire et instable à leurs yeux. Après un premier entretien réussi, on lui demande d’envoyer une démo de ses travaux. N’ayant pas d’ordinateur, elle décide de s’enregistrer au piano avec un magnétophone. Et contre toute attente, à l’été 1988, Yoko Shimomura rejoint le département sonore de Capcom.
Par contre, pour ce qui est des débuts en fanfare, il va falloir repasser. Ses premiers mois chez le développeur japonais sont catastrophiques. Ses professeurs avaient vu juste, sa faible maitrise de la composition est un réel problème et ses nouveaux responsables s'en rendent compte rapidement. Yoko Shimomura est totalement dépassée, tétanisée et les requêtes qu’elle reçoit sont bien loin de l’univers musical de Sugiyama dans Dragon Quest. Si aujourd’hui elle parle de cette époque avec le sourire, elle confesse une période où elle rentrait chez elle en larmes tous les jours en se demandant s’il ne serait pas plus simple de démissionner et de rechercher un poste de professeur de piano. Heureusement, elle n’en fit rien.
Après quelques compositions de musiques pour des bornes électroniques de roulettes de casino et des machines à pince, elle commence doucement à prendre ses marques et à s’intégrer à l’équipe sonore de Capcom. À l'époque, ce département se limitait à une grande table sur laquelle chacun travaillait de son côté sur son projet. Yoko Shimomura mettait un point d’honneur à être la première arrivée pour nettoyer la table pour tout le monde, et se sentait honteuse quand un retard laissait cette tâche à celle qu’elle appelle, encore aujourd'hui, sa senpai, Manami Matsumae (la compositrice derrière l’identité sonore des Megaman).
Samuraï Sword est le premier jeu vidéo dont elle compose la bande-son, sous le pseudonyme Oimono Yo-chan. Au cours de sa carrière, elle en adoptera plusieurs, mais P-Chan et Pii♪ seront les plus connus. Pour Samuraï Sword, son directeur lui demande de composer des musiques de style JRPG. Mais, lorsque P-Chan lui parle de Dragon Quest, il lui répond qu’il préfèrerait quelque chose dans le style de Final Fantasy, dont elle ignorait l’existence. Pour ses premiers pas sur un jeu vidéo, elle est épaulée par Yoshihiro Sakaguchi qui s’occupe de la programmation sonore et qui n’est autre que le compositeur des musiques du premier Street Fighter. Après cette entrée en matière, elle compose trois musiques pour Final Fight, parmi lesquelles le thème d’Abigail dont les premières notes annoncent les prémices de l’une de ses créations les plus emblématiques.
Sans ordre chronologique particulier, elle enchaine avec des compositions pour Code Name: Viper, Nemo, The King of Dragons (dont le morceau Dark Cloud fait aussi écho à l’éléphant dans la pièce que nous allons bientôt aborder), Block Block ou Varth: Operation Thunderstorm. Comme un symbole, elle co-compose avec Harumi Fujita les musiques de Gargoyle’s Quest, spin-off sur Game Boy de Ghost ‘n Goblins, dont elle avait distribué les flyers promotionnels à une époque qui paraît désormais lointaine. Autre clin d'œil du destin, elle compose en 1990 les musiques d’Adventures in the Magic Kingdom où l’on incarne un visiteur du parc d'attractions de Disney (!) qui doit récupérer des clés (!!) au travers de différents mini-jeux, en étant encouragé par Mickey, Donald et Dingo (!!!). Coup de cœur pour la musique de l’île des pirates qui se démarque un peu du reste de la bande-son et que l’on pourrait aisément faire passer pour une musique de Mega Man dans un blind test.
Nous sommes en 1990 et Pii♪ est désormais libre de choisir son futur projet. Trois jeux sont en préparation chez Capcom. Sur les conseils de Manami Matsumae, elle rejoint la section arcade du développeur et l’équipe de son futur titre : Street Fighter 2: The World Warrior.
Des bourres-pifs...
Yoko Shimomura ne le sait pas encore, mais elle est sur le point d’écrire l’une des plus belles pages de sa carrière. Initialement, Akira Nishitani, planner (qualification assez vague pouvant désigner aussi bien un directeur de projet qu’un producteur ou un responsable de la planification d’un aspect plus précis du jeu) souhaite que chaque personnage possède son propre thème musical. Mais, dans la logique d’association d’un pays à chaque combattant, Yoko Shimomura suggère que les musiques s’accordent plutôt aux différentes nations représentées. Elle souhaite composer des thèmes volontairement clichés pour mélanger un sentiment épique et comique représentatif de l’ambiance du jeu. Lors d’une récente interview, en présence d’Akira Nishitani, elle reconnait que ce dernier lui a offert une très grande liberté dans ses compositions tout au long du développement du jeu, ce qui lui a permis d’exprimer pleinement ses idées malgré des critiques initiales en interne estimant que ses morceaux ne sonnaient pas assez «Capcom».
Les anecdotes sur la création de la musique de Street Fighter 2 sont légion. La plus connue est celle de la musique de Blanka. Pii♪ raconte avoir eu le thème en tête assez vite, mais peinait à trouver la mélodie. En allant au travail, elle regarda en hauteur dans le métro et remarqua un sac en plastique dont les couleurs jaune et vert lui rappelèrent le combattant du jeu. Sans plus d’explications, cette simple association lui donna l’idée de sa mélodie, qu’elle ne cessa de fredonner jusqu’à son arrivée au bureau devant son ordinateur pour ne pas la perdre et pouvoir définitivement l’enregistrer.
L’inspiration de l’intro du thème de Ken semble quant à elle venir de la chanson Mighty Wings de Cheap Trick sur la bande-son de Top Gun, même si P-Chan précise que si association d’idées il y a eu, cela s’est fait inconsciemment.
Adepte du travail dans l’urgence et tard le soir, Yoko Shimomura se rappelle que les portes et ascenseurs des locaux de Capcom étaient bloqués de 23h à 7h du matin. Tout retardataire était obligé de sortir par la porte de secours, ce qui déclenchait une alarme et prévenait la sécurité du site. Ce détail logistique est à l'origine de mon anecdote préférée. Une nouvelle fois enfermée dans les locaux pour travailler sur la bande-son du jeu, elle fut obligée de faire descendre par la fenêtre une puce ROM contenant son travail glissée dans un sac en plastique, lui-même accroché à un câble de guitare électrique pour le transmettre au reste de l'équipe à 5h du matin. Tout cela pour apprendre peu de temps après que la puce avait été endommagée dans le processus. Une mésaventure aussi rocambolesque que celle où, seule sur place, un (énième) soir, elle raconte avoir vu un circuit imprimé du jeu prendre feu sans raison et avoir dû rédiger une lettre d’excuse en conséquence.
La suite pour Street Fighter 2, c'est un succès commercial et critique mondial, une palanquée de produits dérivés en tout genre, mais surtout des musiques que tous les gamins de l’époque connaissent. Symbole de son impact sur le long terme, le thème de Guile est devenu un meme 20 ans après la sortie du jeu. Pour autant, à l'époque, le très faible intérêt pour les équipes derrière les musiques de jeux vidéo, la difficulté d'accès aux informations sur le sujet et leurs contenus parcellaires ne permettent pas au public d'associer ces musiques au nom de Yoko Shimomura. Et histoire de compliquer davantage les choses, elle est créditée sous deux pseudos différents entre les versions arcade (Shimo-P) et Super Nintendo (P♪).
Cependant, les plus acharnés pouvaient apercevoir une photo mal numérisée de la compositrice dans la fin secrète du jeu qui ne s’obtenait qu’en terminant sans perdre un seul round sur console ou en utilisant un seul crédit sur arcade.
De son côté, Yoko Shimomura se satisfait pleinement de son anonymat préservé tout en se réjouissant de la découverte de la popularité du jeu en dehors du Japon. Notamment lors d'un voyage en Espagne où elle fut surprise par la présence dans plusieurs bars de bornes de Street Fighter 2 devant lesquelles les gens faisaient la queue.
Cet anonymat est plus fragile au Japon et sa timidité est mise à rude épreuve lors des différentes représentations en concert d’Alph Lyla, l’un des groupes de musique internes de Capcom dont elle est devenue la pianiste (aussi en charge du tambourin sur le thème de Chun-Li).
C’est elle que vous entendez au piano dans cet enregistrement au Game Music Festival de 1992.
Malgré ce succès, Yoko Shimomura n’en oublie pas ses premiers amours et ce qui l’avait poussée initialement vers cette carrière : le rêve de composer des musiques pour un JRPG. Paradoxalement, si son intégration au sein de la branche arcade de Capcom lui a permis de se faire un nom en interne avec Street Fighter 2, cela lui ferme l'accès à ce qu'elle souhaite le plus.
Face à sa frustration, elle reçoit comme maigre réponse de Capcom la commande d’un seul morceau pour Breath of Fire, le nouveau RPG du studio. Trade City se démarque du reste de l’OST (Original Sound Track) du jeu et nous offre un aperçu du style si caractéristique de la compositrice lorsqu’on la laisse s’exprimer dans un univers de RPG de fantasy.
Peu de temps après, elle compose les musiques de The Punisher en duo avec Isao Abe, auteur des trois musiques n’étant pas l’œuvre de Yoko Shimomura sur Street Fighter 2 (le thème de Sagat, Here Comes a New Challenger et le thème de Continue). Ce sera son dernier travail en tant qu'employée de Capcom.
De son côté, Square, en pleine politique d’expansion, décide de lancer une grande vague de recrutement. Il n’en fallait pas plus pour que Yoko Shimomura rencontre Nobuo Uematsu et déclare lors de son entretien d’embauche : "Je viens pour écrire des musiques de RPG".
Nous sommes en 1993 et un nouveau chapitre de sa carrière démarre.
… Puis la tête au carré
Les dirigeants de Square ont entendu ses requêtes et Yoko Shimomura engage l’aventure Square avec un JRPG. Loin d’être un RPG classique, Live A Live est un jeu mosaïque de destins croisés relatant des aventures se déroulant à la préhistoire, au Moyen Âge, dans la Chine impériale, dans le Far West, au Japon à la fin de l’ère Edo, ou encore dans des futurs proches et lointains. Il ne fait pas de doute que l'éclectisme du travail de Pii♪ sur Street Fighter 2 a joué dans la décision de l’envoyer sur un tel projet. Certes, ce n’est pas le JRPG de fantasy qu’elle escomptait, mais cette fois, elle est seule aux commandes pour toute l'OST, et non un seul morceau. Il est temps de montrer de quoi elle est capable. Malheureusement, le démarrage est difficile. Durant le premier trimestre, Yoko Shimomura n’arrive pas à composer un seul morceau et doit s’en excuser devant sa direction. Peu de temps après, les choses finissent par se débloquer.
Le producteur du jeu, Takashi Tokita, souhaite trois musiques de base par chapitre : un thème d’époque, un thème d’exploration et un thème de combat. Le reste de la bande-son doit tourner autour de ces trois thèmes jusqu’au chapitre suivant. L’entente entre le producteur et la compositrice est totale et Pii♪ garde un excellent souvenir de cette période.
La bande-son de Live A Live est une petite merveille trop méconnue avec une cohérence globale frappante. En jeu, Yoko Shimomura y applique parfaitement ce qu’elle appelle l’Imprinting, qui consiste à faire entendre au joueur un thème ou un morceau avec la bonne durée et à la bonne fréquence pour qu’il l’emmène avec lui et y repense en dehors du jeu.
Elle n’en oublie pas de s’amuser avec un thème pour le chapitre du futur proche qu'elle admet inspiré de l’ère Showa (1926-1987) et s'y autorise des incursions de sonorités d’harmonica et d’accordéon. Bienvenue dans le futur.
Au-delà de la qualité globale de la bande-son du jeu, j'aimerais revenir sur deux morceaux en particulier. Le premier est GO! GO! Burki King!!, musique d'ouverture du futur proche qui intervient aussi pendant que nous contrôlons un mecha (robot géant) en phase de combat en pleine ville. Malgré les limites des processeurs audios de la Super Nintendo, Yoko Shimomura a toujours perçu cette musique comme une chanson, digne d’un générique d'un tokusatsu (production visuelle avec beaucoup d'effets spéciaux. Les sentai type Bioman et les films Godzilla en sont probablement les déclinaisons les plus connues chez nous). La voix qu'elle imaginait sur ce morceau n'était nulle autre que celle d'Hironobu Kageyama. 30 ans plus tard, à l’occasion du remake HD-2D du jeu, son rêve devient réalité et le mythique chanteur du générique de Dragon Ball Z, Cha-La Head Cha-La, prête sa voix pour une nouvelle version du morceau absolument épique.
L’autre musique dont je voulais vous parler est Megalomania. Ce titre emblématique du jeu a été composé en 30 minutes en urgence par Yoko Shimomura pour l’intégrer dans une démo visuelle. À son évocation, vous pouvez y voir un lien avec l'un des morceaux les plus connus d’Undertale et ce n’est pas un hasard. Fan du jeu et de sa bande-son, Toby Fox souhaitait retranscrire ce thème de boss dans sa rom hack (création non officielle modifiée d’un jeu de base), Earthbound Halloween Hack. Mais la musique de Live A Live était trop difficile à retranscrire, alors il s’en inspira simplement et reprit son titre qu’il modifia légèrement. Son jeu évoquant Halloween, il pensa vampire puis Transyl-vanie et Megalo-mania devint Megalo-vania. Durant le développement d’Undertale, il décida de reprendre son morceau de l’époque pour l’intégrer dans son nouveau jeu.
Mais l’histoire de Megalomania (donc la musique de Live A Live) ne s’arrête pas là. Pour le remake du jeu sorti en 2022, Takashi Tokita, chargé du projet, retrouve Yoko Shimomura en charge de la supervision des nouveaux arrangements musicaux. Il n’a qu’une demande pour elle, un seul et unique nouveau morceau qui sera le thème du boss de fin. Il a d’ailleurs déjà choisi son titre : Gigalomania.
Partiellement révélé dans un trailer du jeu, Gigalomania n’usurpe pas son nom et réussit à repousser encore plus loin le côté épique de son grand frère. Son introduction au piano, son orgue, ses chœurs et l’intégration parfaite de Wings That Don’t Reach, le thème de la période médiévale du jeu, en font un des titres les plus emblématiques de cet OST revisitée.
Savoir CD
Revenons dans les années 90. La Super Nintendo entame son dernier chapitre et Shigeru Miyamoto souhaite un nouveau style de jeu pour son plombier italien moustachu. Son idée d’un RPG dans l'univers de Mario s’accorde parfaitement avec les ambitions du cador du genre à cette époque, Square. Le développeur des Final Fantasy aimerait bien populariser davantage son genre phare en dehors des terres nippones et quoi de mieux qu’un jeu estampillé Mario pour capter l'attention du public partout dans le monde. De cet alignement des planètes est né le bien nommé Super Mario RPG.
L’histoire de la création du jeu, aussi passionnante soit-elle, n’est pas notre sujet du jour. Mais comme vous pouvez le deviner, c’est Yoko Shimomura qui est mandatée pour en composer les musiques alors qu’elle vient à peine de terminer son travail pour Live A Live. Une sacrée reconnaissance pour celle dont il s'agit seulement du deuxième travail chez Square. Tombée, comme beaucoup, dans le jeu vidéo avec Super Mario Bros. c’est avec beaucoup de reconnaissance, mais non sans appréhension, qu’elle aborde ce nouveau défi. Deuxième jeu, deuxième RPG, mais cette fois-ci dans un univers préexistant, avec une identité déjà fixe, précise et immuable à laquelle elle doit se conformer.
L’OST du jeu contient 61 morceaux : 3 sont des musiques de Final Fantasy IV composées par Nobuo Uematsu et 12 sont des œuvres de Koji Kondo provenant de précédents jeux Mario, ce qui en laisse 46 composées par Yoko Shimomura, soit la grande majorité. Toutes les musiques sont arrangées par la compositrice, sous la supervision des deux grands maîtres pour ce qui est des morceaux préexistants, de quoi supposer des réunions aux allures de Congrès Solvay 1927, version musique de jeu vidéo.
Super Mario RPG: Legend of the Seven Stars sera le dernier jeu estampillé Mario à sortir sur Super Nintendo et, tout comme Live A Live, ressortira sous forme de remake (en 2023) avec de nouveaux arrangements de qualité. Parmi les nombreux morceaux de l'OST du jeu de base, l'emblématique Beware of the Forest's Mushrooms transmet parfaitement ce sentiment de légèreté si caractéristique de l’univers de Mario, mais enveloppé du drap épique et malicieux des aventures que Square a su implanter dans son jeu.
On pourrait croire qu’être occupée à composer les musiques pour un jeu fusionnant les talents de Square et l’univers de Mario tout en devant arranger des musiques de Koji Kondo et Nobuo Uematsu aurait garanti une certaine tranquillité à Pii♪. Il n’en est rien.
En plein rush sur Super Mario RPG, Yoko Shimomura est propulsée sur un autre projet en parallèle, Front Mission, pour apporter son expérience en accompagnant Noriko Matsueda, jeune employée chez Square dont il s’agit du premier travail. Cette décision d’Hironobu Sakaguchi, vice-président de Square à l’époque, ne lui convient pas et elle compte bien lui en faire part. Mais, tandis qu’elle arrive dans son bureau pour exprimer son désaccord, Sakaguchi lui fait remarquer qu’il n’est pas seul dans la pièce et qu’ils sont en présence de Tetsuo Mizuno, le président de Square. Embarrassée, Yoko Shimomura n’ose plus refuser cette injonction de son supérieur qui ne se gêne pas pour enfoncer le clou en la présentant au PDG en tant que compositrice sur Super Mario RPG et Front Mission.
L'enchaînement Live A Live, Super Mario RPG et Front Mission laisse P-Chan dans un état de fatigue important qui l'amène à s’autoriser un congé de 3 mois pour se remettre sur pied. Pendant ce temps, le jeu vidéo passe un cap avec l’arrivée sur le marché de la PlayStation et son format CD (ce n’était pas la première console CD, mais la première à mondialement populariser ce support pour les jeux vidéo). Ce bouleversement technologique offre de nouvelles perspectives pour les développeurs, mais aussi pour les compositeurs.
Pour son premier travail sur ce nouveau support, Pii♪ crée deux morceaux pour le jeu de combat Tobal n°1 sous la supervision de Yasunori Mitsuda (compositeur sur Chrono Trigger, Chrono Cross, Xenogears…) au sein d’une équipe qui, avec le recul, s’apparente à une dream team, bien que certains noms n’étaient pas encore très connus à l’époque. Ainsi dans les crédits sonores du jeu, les noms de Shimomura et Mitsuda accompagnent ceux de Masashi Hamauzu (Final Fantasy X, Final Fantasy XIII…), Kenji Ito (Seiken Densetsu, Romancing Saga…), Junya Nakano (Final Fantasy X…) ou encore Noriko Matsueda (Front Mission, Bahamut Lagoon, Final Fantasy X-2…)
Après ce galop d'essai sur format CD, elle entame son premier jeu en solo sur la console de Sony. Ce nouveau projet va l’emmener bien loin de ses habitudes, musicalement et géographiquement. Yoko Shimomura part à Los Angeles pour y retrouver un ami de longue date, Takashi Tokita et entamer leur seconde collaboration après Live A Live : Parasite Eve. Jeu d’action-aventure se déroulant à Manhattan, Parasite Eve puise quelques idées de gameplay du côté du JRPG avec ses combats à déclenchement aléatoire proposant un système d’Active Time Bar pour choisir au calme sa prochaine action, mais entrecoupés de phases d'exploration proches de celui des premiers Resident Evil. Dans une ambiance angoissante de thriller et de science-fiction, Yoko Shimomura compose une bande-son dérangeante et inorganique, à l’opposé des styles qu’on lui connaît, où le piano se mélange à des guitares électriques et des percussions électro. Le format CD lui permettant de nouvelles possibilités, elle ne se prive pas d’inclure une chanson, interprétée en espagnol par Shani Rigsbee venue tout droit de… l’Arkansas. Toujours côté chant, l’OST de Parasite Eve possède un morceau d’opéra, possible clin d'œil à Final Fantasy VI, comme le sont aussi probablement les arpèges au piano que l’on peut entendre dans son thème principal. Peu de temps après la sortie du jeu, Square publie un album de remix électro des musiques de Parasite Eve comportant 10 titres dont un réalisé par Yoko Shimomura.
Lena Raine, dont nous avons déjà parlé dans un précédent article, ne tarit pas d’éloges sur ces deux albums et en salue les rythmiques très marquées. Elle ajoute que l’OST de Parasite Eve lui a ouvert les yeux sur les différents types de compositions possibles sur un jeu vidéo. Rien que ça.
Durant le développement du jeu, Yoko Shimomura fait plus ample connaissance avec un des characters designers, Tetsuya Nomura (qu’elle avait déjà croisé rapidement pendant le développement de Front Mission). La petite graine d’un duo promis à de grandes choses vient d’être plantée.
À cette même période, la compositrice reçoit un message de Koichi Ishii (directeur des trois Seiken Densetsu) lui demandant des recommandations pour la composition de son prochain jeu : Legend of Mana. Pii♪ lui envoie une jolie liste qui ne servira à rien, car elle apprend peu de temps après que c’est elle qui a été choisie pour ce projet.
Enfin, le Graal ! Cette fois ce n’est pas qu’un seul morceau, mais toute l’OST qu’il lui faut créer. Ce n’est pas un jeu mosaïque qui s’étend de la préhistoire au futur, mais bien une histoire de fantasy classique. Ce n’est pas un jeu avec un univers préexistant auquel elle doit se conformer, mais un monde naïf où tout reste à créer. La jeune diplômée qui avait répondu à l’annonce de recrutement de Capcom en rêvant des musiques de Dragon Quest n’a jamais été aussi près de réaliser son souhait.
À peine rentrée au Japon, Yoko Shimomura entame ce nouveau travail avec un fort enthousiasme. En attendant que le jeu se développe davantage, elle se plonge dans les dessins de l’équipe qui serviront à créer l’univers du jeu. Elle s'imprègne de l’ambiance du monde de Fa’Diel mais ce n’est pas depuis son bureau que les idées lui viennent. Depuis toujours (et l’anecdote sur le thème de Blanka en est le parfait exemple), c’est dans les choses du quotidien qu’elle puise son inspiration. Comme elle le précise très souvent en interview, ce sont les émotions de la vie normale qui font naître des mélodies dans son esprit. Un tableau, un décor, un paysage durant une balade, parfois même un bon plat et tout ce qui peut aussi la replonger dans des souvenirs et raviver des émotions, c’est ainsi qu’elle compose.
Malgré une grande liberté, Yoko Shimomura reconnaît une certaine pression à l’idée de marcher dans les pas de Kenji Ito et Hiroki Kikuta, compositeurs des précédents jeux de la licence Mana. Elle doit aussi répondre aux attentes de Koichi Ishii, le directeur du projet qui a quelques idées bien précises en tête. Un matin en arrivant au bureau, Yoko Shimomura se retrouve face à une pile de CD de musiques d’entrée de catcheurs. Après s’être renseignée, elle apprend que le directeur souhaite quelque chose dans ce style en guise de thème de combat. Avec le recul, il est vrai que le morceau Pain in Universe, répondant à cette surprenante requête, ferait un excellent thème d’entrée de catch.
Ironie du destin, en 2021, la compositrice reçoit la commande d'un thème pour la compagnie de catch japonaise GLEAT qui devient une musique officielle d’entrée des participants.
Ayant apprécié écrire une chanson pour Parasite Eve, elle renouvelle l’expérience sur Legend of Mana. Sur des suggestions en interne, elle prend contact avec la chanteuse suédoise Annika Ljungberg qui accepte de poser sa voix sur Song of Mana. Se rendant sur place pour l’enregistrement, Pii♪ découvre que le studio suédois n'a de matériel que pour un format analogique. Elle décide de repartir au Japon avec la bobine, mais cela entraîne quelques complications lors du passage de la sécurité de l’aéroport. S'ensuit une discussion avec la douane locale où elle explique son métier, la raison de sa présence en Suède et de ce matériel dans ses valises. Fort heureusement, elle peut emporter l’enregistrement avec elle et l’incorporer dans ses travaux.
Tirant avantage du support CD, Yoko Shimomura s’autorise des enregistrements en studio de piano, clavecin, violon et orgue pour les implémenter dans la bande-son du jeu, le reste étant géré par le synthétiseur interne de la PlayStation. Comme un symbole, elle se rappelle qu’au terme du dernier jour d’enregistrement, courant mai, il se mit à neiger de manière inattendue à sa sortie du studio. Un joli clin d'œil aussi poétique que certains morceaux de la bande-son du jeu qui réussit parfaitement à épouser l’ambiance Mana tout en offrant une approche novatrice avec les touches caractéristiques du style de composition de Yoko Shimomura. Encore aujourd'hui, P-Chan garde un excellent souvenir de son travail sur Legend of Mana pour lequel elle reconnaît un affect particulier.
Petite anecdote, le morceau Moonlit City Roa a été samplé et se retrouve quasiment à l’identique dans le morceau China Love de Janet Jackson sorti en 2001. Ce n'est pas follement intéressant, mais ça vous donne matière à discuter au prochain repas de famille.
Tout comme Super Mario RPG et Live A Live, Yoko Shimomura revient superviser les arrangements de ses propres morceaux à l’occasion d’une nouvelle sortie du jeu, cette fois-ci un remaster et non un remake, en 2021.
Après Legend of Mana, Yoko Shimomura compose les musiques de deux jeux centrés sur les chocobos (animaux emblématiques de la licence Final Fantasy), Chocobo Stallion sur PlayStation et Hataraku Chocobo sur WonderSwan, la nouvelle console de Bandai, créée par Gunpei Yokoi, créateur de la Game Boy, peu avant son décès.
Avec une carrière déjà si riche et impressionnante, il peut paraître surprenant de se dire que le plus beau est à venir. Et pourtant, c’est bien le cas. Nous sommes au tournant de la carrière de Yoko Shimomura. Et, dans un cliffhanger nullement surprenant si vous avez lu le titre de cet article, je vous annonce que nous allons nous arrêter là pour aujourd’hui et que cette bascule de notoriété sera évoquée dans un prochain article qui ne saurait tarder.
Rifampicine
Je vous dirais bien ce que j'aime comme style de jeux mais ça change toutes les 6 heures. Alors disons que j'aime aussi beaucoup les musiques de jeux vidéo et écrire dessus.
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