L’approche du puzzle game australien The Gardens Between du studio The Voxel Agents n’est pas tout à fait inédite : vous n’incarnez pas des personnages libres de leurs actions dans le déroulé de l’intrigue, mais le Temps qui avance et recule, avec toutes les petites manipulations qui peuvent en découler. Une sorte de Braid en plus chill. Mais l’argument mis en avant par le studio n’est pas tant l’originalité des énigmes que la beauté de la direction artistique et la puissance émotionnelle de la narration du jeu.
Autant prévenir tout de suite : The Gardens Between se termine en moins de trois heures, et coûte une vingtaine d’euros. Je n’ai pas payé le jeu, et je ne pense en aucun cas que la qualité et le prix d’une oeuvre doivent être directement corrélés à la durée de la dose de fun proposé par le jeu, ce me semble même être un triste bilan comptable et mécanique de ce qu’est supposé être un jeu, réduit à un bête rapport qualité/durabilité comme s’il s’agissait d’un vulgaire pneu ou d’une machine à laver. Mais il me semble important de vous informer du modèle retenu (court et cher) par The Voxel Agents, qui ne conviendra pas forcément aux gamers disposant d’un budget modeste. Ceci étant énoncé, The Gardens Between est à mon sens l’un des jeux indés les plus importants de la rentrée, avec ses mécaniques intelligentes et son message intimiste et émouvant qui traite tout en finesse de la séparation inéluctable de deux amis d’enfance.
L’île de nos souvenirs
The Gardens Between adopte une narration simple et émotionnellement très prescriptive (ce qui n’est pas forcément un défaut) : deux enfants, un petit garçon et une petite fille, dans l’Australie des années 80, passent leur dernière nuit dans la cabane perchée dans l’arbre du jardin entre leurs deux maisons. Demain, le petit garçon va déménager, mettant de facto fin à leur amitié. La maison est frappée par un éclair, et les voici tous les deux, suspendus dans le temps, errant dans un monde onirique constituée d’îles, chacune des îles symbolisant un souvenir heureux partagé par les deux gamins.
Vous le joueur, allez devoir guider ces deux enfants à travers leur dernière nuit ensemble, en incarnant ni plus ni moins que le temps qui passe, se dirigeant inévitablement vers la séparation finale, au pied du camion de déménagement. Ce n’est pas très subtil, mais ça fonctionne à merveille. La narration est muette, chaque élément du décor est assez parlant pour que chaque joueur attentif y retrouve ses petits, et l’évocation des années 80 est, pour une fois, une trame très intéressante qui dépasse le simple kink nostalgique du public cible supposé y avoir grandi.
Tout l’enjeu de la séparation d’Arina et Frendt serait différent à une autre époque. Ils grandissent à une époque où ils ont d’ores et déjà connu les jeux vidéo, les VHS et une certaine forme de modernité, mais trop tôt pour rester facilement en contact en cas d’éloignement géographique brutal. Sans insister sur ce motif, The Gardens Between brosse un portrait mesuré et réalise d’enfants des années 80 et des modes d’alors : la NES, les Dinosaures, un certain attrait non-ironique pour le fluo et le sportswear. Ne tombant jamais dans le dégueulis de néons violets ou les références forcenées aux Goonies et aux films de Spielberg, The Gardens Between, comme Everybody’s Gone to The Rapture ou Firewatch fait de sa trame donc un peu plus qu’un simple shoot passéiste. Pas étonnant que l’évocation en grand diorama d’une époque si particulière nous fasse incarner le temps qui passe.
Personne ne bouge
Chaque tableau (à l’exception du dernier, petite variation sur le thème) se présente de la même manière : les enfants arrivent sur une île, et doivent apporter une sphère de lumière à un autel situé à l’autre bout du niveau. Quand vous appuyez vers la gauche, le temps remonte et ils reculent. Quand vous appuyez vers la droite, le temps avance et les enfants avec lui. A vous de trouver le bon timing pour faire franchir divers obstacles aux deux personnages. Bien entendu, quelques petites subtilités viennent rapidement enrichir un ensemble qui semble au premier abord pauvre en possibilités de gameplay.
Assez rapidement, vous constaterez que certains éléments du décor restent doués de mobilité même quand le temps est arrêté. Que certaines plates-formes demeurent levées ou baissées même si vous revenez en arrière. Ou que certains éléments peuvent être impactés plus lourdement si on fige le décor à un moment précis. Par exemple, un fil de cuivre frappé par un éclair accumulera davantage d’électricité si le temps est arrêté au moment de l’impact. Ailleurs, c’est le fait de choisir d’activer tel ou tel robot avec un trajet automatisé qui fera exploser ou non un tuyau d’arrosage pour baisser un pont-levis. Et ainsi de suite.
La variété des situations et l’intelligence des énigmes proposées par cette simple mécanique « avant/arrière » m’a vraiment bluffé tout au long du jeu. Bien que totalement dubitatif sur le potentiel d’un gimmick aussi simpliste sur ma première demi-heure, force a été de constater que je m’étais trompé : les équipes de The Voxel Agents se sont vraiment creusé la tête pour livrer un puzzle design toujours plus retors, sans jamais être très compliqué. Sur la vingtaine d’énigmes proposées, il n’y en a qu’une qui ne m’a pas semblé très lisible, essentiellement à cause d’une approximation de caméra qui m’a fait rater un détail et m’a coincé pendant une vingtaine de minutes. Une peccadille quand tout le reste est si bien ficelé.
Beau, court et intense comme une amitié d’enfants
En réalité, le gameplay de The Gardens Between n’importe pas tant que ça. Discret et minimaliste, pas vraiment conçu pour vous coincer bien longtemps, il est surtout au service d’une narration, certes muette, mais pas silencieuse pour autant. De la musique, mélancolique et chargée, en passant par les mimiques des personnages ou la brève évocation sous forme de bulle de pensée ou de constellation céleste de souvenirs partagés par les deux protagonistes, tout concours à produire une histoire chargée en moment touchants.
L’approche narrative choisie par The Gardens Between est par ailleurs très intéressante : l’histoire racontée est à l’image du jeu, très brève. On comprend, entre les lignes, que l’amitié partagée par Frendt et Arina a été finalement assez brève. Peut-être le temps d’une année scolaire, peut-être moins. Un coup de foudre amical comme les enfants en ont souvent, à un âge où rien n’est plus compliqué que l’envie de partager des choses ensemble. C’est une brève période d’insouciance qui est mise sous les projecteurs par les auteurs du jeu, avec beaucoup, beaucoup plus de talent que le Crossing Souls de Devolver, et qui capte parfaitement une forme d’amitié universelle et inconditionnelle entre deux gamins, sans essayer de la transformer en fanfiction de Stand By Me.
Le débat du jeu vidéo en tant qu’oeuvre artistique est cyclique et n’a souvent pas vraiment de sens. Mais même s’il semble évident que certaines œuvres ont une portée artistique et narrative qui dépasse de loin le simple cercle des gamers (That Dragon Cancer, What Remains of Edith Finch, Oxenfree ou encore Papers, Please l’ont prouvé ces dernières années), je constate à regret que les jeux vidéo, y compris indépendants, peinent encore à affronter directement et par le biais des instruments ludiques un certain nombre de thématiques sans virer dans le teen drama ridicule : le deuil, la séparation, la sensualité (au sens large), la souffrance, la puissance des sentiments, le rapport au passé, etc. L’industrie se contente encore trop souvent de qualifier de « mature » un jeu trucidant ses protagonistes et montrant deux tétons et un bout de culotte, comme si tout cela n’avait pas déjà été fait par n’importe quel jeu de rôle sur PC il y a vingt ans.
The Gardens Between est de ces jeux qui s’aventure sur ce terrain, en essayant de retranscrire par la narration environnementale et le gameplay la puissance de l’amitié et la violence de la séparation entre deux individus. Certes des enfants, mais à destination des adultes, qui ont nécessairement traversé de tels drames à un moment donné de leurs expériences sociales. Pariant sur l’intelligence du joueur et sa capacité à prêter attention aux détails et à laisser parler ses sentiments, il justifie sa très faible durée de vie par l’intensité bluffante de son message, parlant de l’impossible nécessité de parfois se dire adieu alors qu’on a encore tant de choses à se dire. Je ne vais pas vous mentir, quand j’ai refermé le jeu, j’avais les yeux un tout petit peu humides.
Jeu testé sur PC avec une version fournie par l’éditeur.
The Gardens Between est une brève mais violente décharge d’émotions déchirantes racontant la séparation inéluctable de deux amis d’enfance, avant l’ère des téléphones portables et des réseaux sociaux. Un jeu toujours malin, toujours sensible qui ne vous prend par la main que quand il le faut et vous laisse profiter de son histoire à chaque instant. Une preuve supplémentaire s’il en fallait que quand il le veut, et qu’il ne renie pas sa nature d’objet interactif, le jeu vidéo est un média tout aussi, sinon plus intelligent que les autres. Si vous ne rechignez pas à dépenser les 20€ nécessaires à une expérience qui ne vous tiendra en haleine qu’un bout d’après-midi, foncez. Si vous n’en avez pas les moyens, surveillez la prochaine baisse de prix et jetez-vous dessus quand vous pourrez.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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