Longtemps réticent aux expériences narratives, j’avais fini par m’incliner en constatant que tout n’est pas que gameplay inexistant et écriture pauvre. Le genre est désormais porté par des titres qui ont su utiliser le medium vidéoludique pour raconter autrement que de manière totalement linéaire. Mais je dois admettre que les visual novels étaient pour moi la limite. Sûrement la faute à Steam qui laisse apparaître un nombre incalculable de visual novels japonais à la narration poubelle. Et quand j’ai entendu parler de Seers Isle, j’ai compris que ça pouvait être l’occasion parfaite de bousculer mes convictions.
Et je vais être direct : elles l’ont été. Le jeu des bordelais de Nova-box est parvenu, par ses multiples points forts, à me porter au cœur de son univers inspiré des contrées nordiques du Moyen Age. Et cela, plusieurs fois. Une aventure à la narration prenante, à la frontière entre BD et jeu vidéo. Mais pour être clair, il va falloir que je vous explique.
Histoire et choix
Le projet, développé avec le soutien du CNC (Centre National du Cinéma et de l’image animée) et de la région Nouvelle Aquitaine, reprend, apparemment, pas mal les caractéristiques du précédent jeu du studio français. En effet, Nova-box a sorti auparavant un autre roman graphique interactif : Along the Edge. Et je vous invite à vous renseigner sur ce jeu (comme je l’ai fait, vu que je n’en avais pas entendu parler) surtout en sachant qu’il a reçu un bon accueil dans la presse et le public. C’est d’ailleurs sans doute ce qui a poussé l’équipe à bosser sur Seers Isle.
Comme vous le savez peut-être déjà, le visual noval, ou roman graphique interactif, se détache du gameplay encore plus que les expériences narratives. Exit le contrôle d’un personnage et navigation dans un environnement. En fait, le gameplay se résume simplement : cliquer/appuyer pour faire apparaître de nouvelles bulles de texte à l’écran, et cliquer/appuyer sur l’une des propositions quand des choix se présentent. Difficile de reprocher ça au jeu puisque c’est le genre qui veut ça, et ça laissera pleinement le temps de se focaliser sur l’histoire et de mieux peser le poids de chaque décision.
En parlant d’histoire, il serait temps que je vous fasse un rapide topo dessus. On débute Seers Isle sur une frêle embarcation qui nous transporte vers une île, sur laquelle sont formés les chamans. Chaque tribu de cet univers imaginaire semble posséder un chaman attitré, et lors de la passation de pouvoir, les nouveaux chamans doivent prouver leur légitimité en atteignant le sommet de l’île. Une fois en haut, ils valident en quelque sorte leur statut de chaman auprès des esprits. Et c’est donc 7 personnages bien différents qui se retrouvent menacés par une tempête avant même d’avoir pu accoster. Quelques phrases, et déjà, le premier choix. Il n’implique pas juste le personnage, mais tout le groupe. Après seulement quelques minutes, on sent déjà que la cohésion entre Connor, Duncan, Freya, Erik, Arlyn, Jennyver et Brandon sera au cœur de l’histoire.
Narration groupée
S’écarter du schéma classique qui copierait les « livres dont vous êtes le héros » c’est, je pense, ce qui fait toute l’originalité de Seers Isle. Ou en tout cas au moins la première fois que l’on joue. On s’attend forcément à se focaliser sur un des personnages, alors qu’en fait, on doit plutôt effectuer les choix en réfléchissant au groupe lui-même. Evidemment, on a vite ses préférences pour tel ou tel personnage, selon leur caractère et tout simplement leur design.
Mais quand on constate qu’Erik est l’archétype du combattant revanchard d’une tribu guerrière, là où Connor débarque fraîchement de la ville, on s’imagine bien qu’éviter les tensions lors de choix cruciaux ne sera pas simple. Et que derrière, les autres personnages devront choisir leur camp, avec les conséquences que ça implique sur le groupe, mais aussi pour progresser sur l’île. Et ça n’est là qu’un simple exemple.
Comme le jeu le présente assez, on se retrouve vite à rencontrer un 8ème personnage : la fille qui a des cornes (on finit par apprendre son nom ensuite). Cette mystérieuse femme est la seule qui parle à la première personne, sans qu’on sache vraiment pourquoi. On ne sait d’ailleurs pas trop si elle est humaine ou si finalement elle s’approche plutôt des esprits, que le groupe semble à la fois craindre et vénérer. Son rôle se dévoilera vite, et un choix déterminant lors d’un des premiers chapitre orientera fortement le futur des autres personnages.
Et en parlant des esprits, ceux-ci ont un rôle assez ambigu tout au long de l’aventure. Leurs interventions amèneront les personnages à se questionner sur le monde qui les entoure, sur la raison de la présence de chaque membre sur l’île mais aussi sur leurs propres croyances. Une décision qui nous reviendra au travers de nos choix. Malgré ça, je continue de croire que les explications manquent sur les esprits. Ils sont omniprésents mais constituent un énorme point d’interrogation même une fois la plupart des voies explorées. J’imagine que c’est volontaire, mais un peu dommage.
Un voyage visuel et sonore
Si les décisions forgent le maigre gameplay, le cœur du jeu tient davantage aux images et à l’ambiance. J’ai eu la chance de partir en Norvège cet été et de faire pas mal de randonnées. Alors, on pourrait croire que je m’apprête à raconter ma vie, mais je ne parle pas de ça pour rien. Comme je l’ai dit au début, Seers Isle s’inspire des contrées nordiques. Et j’ai trouvé que la « restitution » graphique, en dessins, des paysages scandinaves est criante de réalisme. Les couleurs toujours froides, sauf lors de scènes spécifiques, la bataille omniprésente entre les montagnes abruptes et les étendues boisées de conifères, ou les nuits où les étoiles paraissent plus brillantes qu’ailleurs. Tout ça transporte le récit dans un univers cohérent, et facilite sa compréhension.
Cet aspect visuel, justifiant parfaitement la qualification de roman graphique interactif, donne la sensation d’être propulsé à l’intérieur d’une bande-dessinée. Un accomplissement rendu possible par le travail de Nicolas Fouqué, le directeur artistique du studio.
Si les personnages se révèlent en détails, certaines planches, puisque je pense qu’il faut bien appeler ça comme ça, m’ont rappelé le travail d’Ashley Wood dans Metal Gear Solid : Digital Graphic Novel (un « jeu » PSP que je dois être sûrement l’une des seules personnes au monde à posséder). Un style ultra épuré, aux détails occultés, et laissant les couleurs s’exprimer plutôt que des traits travaillés.
S’agissant de la musique et des sons, l’environnement Seers Isle est une merveille. Autant pour ce qui est de la BO que de l’ambiance sonore en général. Je parlais plus haut de la Scandinavie et de l’excellente restitution de la réalité par le dessin, mais au niveau sonore, on atteint le même niveau. Et que dire de la musique. La BO est un régal et je salue le travail de Camille Marcos et Julien Ponsodas. C’est toujours juste et elle rejoint mes playlists indés favorites au milieu de celles de Hollow Knight, de The Red String Club ou encore de Celeste. Petit reproche cependant pour l’absence de voix. Un casting de qualité aurait pu donner au jeu une aura grandiose.
L’importance du cycle
Je terminerai sur la question des cycles. Parce que Seers Isle possède une résonance particulière au travers de ce thème précis. Sans vouloir spoiler le moindre morceau de l’intrigue, les personnages, et un en particulier, sont liés à une vision cyclique du temps et de l’histoire dans laquelle ils sont. C’est peut être un reproche à faire au jeu justement, avec des personnages qui restent bloqués dans leurs clichés. Cela affecte leur évolution et, puisqu’on va le découvrir progressivement, notre manière d’envisager la fin du jeu.
Une thématique d’autant plus importante qu’elle s’imprègne de la culture nordique. Or, dans la mythologie nordique, l’existence même de cycles est à la base de la compréhension du monde. Celui-ci progresse jusqu’à sa décadence, pour s’achever sur une catastrophe cosmique, le Ragnarök. Et tout recommence. Un recommencement mythologique qui a un écho tout particulier sur le joueur ou la joueuse, qui, aussi, voudra, une fois l’histoire terminée, sûrement recommencer.
Et c’est là une des grandes forces de Seers Isle. L’histoire se termine en 2 ou 3 heures. Du moins, une des histoires. Parce que le jeu se recommence. Pour mieux en comprendre les détails et pour mieux cerner les personnages. Et surtout, pour en changer l’histoire. Ça n’est pas une histoire dont on est le héros, cela tient davantage à une histoire dont on est le témoin impliqué. Les choix existent, mais les ramifications ne sont jamais claires et évidentes. Là où les personnages sont parfois soumis aux bons vouloirs des esprits, nous le sommes aux décisions narratives des développeurs. Un flou dans les choix qui pourra parfois se révéler frustrant.
Jeu testé sur Steam avec une version bêta fournie par l’éditeur.
Seers Isle est bien plus captivant que j’aurais pu l’imaginer. Il réussit à rendre vivant et interactif un genre qui ne l’est pas. Il faut saluer sa bande-son de grande classe, et sa direction artistique magnifique. A côté de ça, je pense qu’il y a peut-être un petit souci de rythme quand il s’agit de la rejouabilité. La possibilité de revenir directement à certains chapitres aurait pu être sympa. Tout comme l’affichage des décisions que l’on a prises au fil de l’aventure, un peu à la Life is Strange. En attendant, je pense que c’est une parfaite manière d’aborder le genre des visual novels. Et si le genre vous plaît déjà, foncez.
Veltar
Joueur de jeux vidéo qui aime la politique. Du coup j'écris surtout des trucs qui parlent des deux. Stratégie, Outer Wilds, Metal Gear Solid et indés en pixel art.
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