Écrit et réalisé en grande partie en solo par un jeune développeur indien, Rainswept est un jeu d’aventure narratif qui prend la forme d’un polar contemplatif, quelque part entre la poésie de Kentucky Route Zero et le surréalisme torturé de Twin Peaks.
Aventure minimaliste, walking sim, jeu « à la Telltale », on ne sait plus comment nommer ces jeux narratifs présentant une trame très resserrée sur la narration, et proposant des histoires marquantes à choix plus ou moins multiples. Mais ils sont là, ils existent, et il n’y a pas de raison que de petits développeurs encore inconnus ne s’y essayent pas. C’est ce qu’a entrepris Armaan Sandhu en proposant Rainswept, titre développé ces deux dernières années et centré autour de l’enquête tragique d’un détective au bout du rouleau dans une petite ville perdue au milieu de nulle part. Un jeu qui réussit l’exploit de brasser les pires clichés du récit policier tout en rayonnant d’une direction artistique et d’une ambiance à couper le souffle.
Le polar noir version fanfiction
1996, dans la minuscule ville de Pineview, perdue quelque part entre falaises et forêts. Une maison fermée de l’intérieur, celle d’un couple connu pour ses disputes. Elle, abattue d’une balle dans le ventre, lui d’une balle dans la tête, son arme retrouvée juste à côté de la scène du drame. Féminicide suivi d’un suicide, un drame hélas trop banal, mais inhabituel dans cette paisible bourgade. Pressée de boucler l’affaire, la police locale s’apprête à clôturer le cas sans même avoir enquêté, histoire d’assurer la bonne tenue de la fête au village qui doit avoir lieu dans quelques jours. Mais c’est sans compter sur l’arrivée en renfort de Michael Stone, un inspecteur au bout de sa vie, en imper élimé, fumeur accro au café et probablement alcoolique, qui se doute immédiatement que quelque chose n’est pas normal.
Avec son adjointe, la jeune et empathique Amy Blunt qui vient d’arriver dans la police locale, Stone va commencer à errer en ville, et tenter de reconstituer les événements qui ont mené à la mort du couple. Non sans avoir accidentellement balancé sa voiture dans un fossé, le contraignant à rester sur place pendant la durée de l’enquête. Et rapidement, les zones d’ombres s’épaississent. Et rapidement, Michael va se retrouver confronté à ses propres démons. Le long de la petite semaine que durera l’enquête, il va petit à petit être confronté à des souvenirs douloureux qui vont venir, littéralement, le hanter.
Le scénario de Rainswept, on a l’impression de l’avoir lu des dizaines, des centaines de fois, au point d’avoir l’impression de se retrouver face à un simple canevas rempli au hasard de clichés de polar générés par un algorithme. Du début à la fin, le jeu brasse des thématiques générales totalement éculées, sans jamais prendre le moindre début de risque de s’élever au-dessus d’un crossover de série Z entre NCIS et Twin Peaks. Mais vous savez quoi ? Dans ce cas précis, on s’en moque.
Fils conducteurs
Une banale histoire de petite ville pleine de secrets, d’étrangers mal-aimés et de détectives usés jusqu’à la corde ? Certes. Peu importe : ce n’est pas du tout ce que Rainswept essaye de raconter. Armaan Sandhu choisit d’éclater son récit en trois lignes de temps différentes, à l’ambiance radicalement différente. Lors de son enquête (l’essentiel du jeu), le détective vit un quotidien morne et routinier, bloqué dans le seul hôtel de la ville, frustré par une enquête que personne n’a vraiment envie de mener correctement. Une monotonie entre cafés, clopes et visites dans des endroits certes magnifiques, mais ennuyeux au possible. Dans le passé, on contrôle également Chris, celui qui semble être l’auteur du meurtre-suicide. En forme de comédie romantique à l’ambiance contemplative, on suit le début de son histoire d’amour qui finira, comme on le sait, par une tragédie. Et entremêlé au milieu de tout ça, nous sommes ponctuellement renvoyés, sous forme de cauchemars, dans les souvenirs torturés de Michael.
La navigation entre ces trois temporalités, très fluide, instaure à Rainswept une ambiance particulièrement touchante et émouvante, tout en conservant la nature monotone et cyclique de l’enquête de Stone et Blunt. Le suspense, s’il n’est pas très épais, est bien ménagé, et les quelques heures qu’il vous faudra pour voir le bout du tunnel sont certes courtes, mais quasiment sans aucun superflu. Malgré quelques petits problèmes de game design sur lesquels je vais revenir, Rainswept est un modèle de narration, en partie grâce à son sens de l’ellipse, du montage et du cadrage, très inspiré et maîtrisé.
Par la bande son électro-mélancolique, excellente et signée par Micamic (The Cat Lady), par sa maîtrise des plans larges et de la profondeur de champ, par ses dialogues qui ne disent que l’essentiel, Rainswept fait mouche presque à chaque scène. La direction artistique est parfois bizarre (les personnages ressemblent un peu à Terrence et Phillip dans South Park et se déplacent de manière un peu désarticulée), mais le tout forme une petite pépite cohérente qui se paye même le luxe de quelques scènes absolument sublimes : une ballade en bateau sur un lac et sur lequel se reflète un ciel immense, une scène de paralysie du sommeil glaçante de réalisme, une promenade vertigineuse le long d’une falaise abrupte… La toute petite équipe de Frostwood Interactive a fait pile ce qu’il fallait pour que les différents fils conducteurs de cette histoire se déroulent parfaitement et tiennent en haleine le joueur jusqu’au bout : un régal.
Un peu trop de walking, pas assez de Sim
Je l’ai déjà mentionné, mais Rainswept n’est pas bien long (si vous êtes du genre à chasser les succès, vous pouvez trouver tout ce qu’il y a à faire dans le jeu en moins de six heures). Et il aurait pu être plus condensé encore si quelques petits défauts n’avaient pas, ici ou là, un peu terni mon expérience.
On ne fait pas grand-chose, dans Rainswept. On choisit ce qu’on va répondre, parfois. L’ordre dans lequel on veut mener l’enquête, souvent. On choisit la tenue du héros, chaque matin à l’hôtel. On doit faire quelques déductions. Tout ceci est plutôt immersif et bien géré, au service d’une narration comme on l’a dit maîtrisée dans ses grandes largeurs. Dommage donc que le peu d’interface que propose le jeu ait été confuse (carnet de note, minimap, inventaire), et que l’expérience oblige trop de fois un backtracking pénible. On tourne parfois en rond pour rien dans Pineview, la faute à des quartiers mal connectés entre eux par des panneaux indicateurs pas très clairs et un manque de moyen pour se déplacer rapidement. C’est frustrant, alors que la ville dans laquelle se déroule l’intrigue ne fait que quelques rues de large : la taille minuscule de la communauté est d’ailleurs l’un des enjeux narratifs.
Plus grave : j’ai été confronté à plusieurs reprises à des bugs assez irritants : temps de chargement interminables, retours Windows, bugs d’affichage étranges (il pleuvait à l’intérieur de ma chambre d’hôtel, une nuit), voire carrément téléportation du personnage dans une scène déjà vécue, créant une boucle temporelle involontaire et bizarre que le personnage principal a commenté par un assez étrange « NO_LOCATION ». Rien de gravissime, ni rien que l’autosave du jeu n’ait pas pu récupérer, mais avoir six ou sept gros bugs sur une expérience de cinq heures, c’est un peu dommage. Ces petites imperfections font d’ailleurs apparaître celle, plus profonde, qui empêche Rainswept de devenir tout à fait mémorable : aussi brillantes soient la mise en scène et la narration, quelques heures après avoir achevé le jeu, je me souviens des bugs, mais j’ai dû revérifier, à de nombreuses reprises, le nom des personnages, les ayant déjà bel et bien oubliés.
Rainswept a été acquis grâce à une clé fournie par l’éditeur.
Si Rainswept prouve quelque chose, c’est que le jeu vidéo peut, quand il s’en donne les moyens intellectuels, être mis en scène de manière brillante et audacieuse, et ce sans avoir besoin de recourir aux artifices du cinéma ou du photoréalisme. Sublime par moments, et ce malgré une histoire déjà mille fois racontée, le jeu d’Armaan Sandhu est une des meilleures expériences narratives à choix et conséquences qu’il m’ait été donné de voir depuis Oxenfree. On regrette quelques vilains manques de finition technique, quelques personnages centraux qui tiennent davantage de l’archétype que d’autre chose, bref, on regrette que Rainswept ne soit pas aussi parfait que sa mise en scène. Ceci dit, c’est beaucoup lui demander. Vendu pour une dizaine d’euros seulement, il constitue l’un des meilleurs titres indépendants de ce début d’année que je vous recommande chaudement.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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