Avec Paranormasight, Square Enix s'aventure sur un terrain qu'on lui connaît peu : le visual novel horrifique. Aux manettes, on retrouve notamment le scénariste de polar Takanari Ishiyama, assez méconnu sous nos latitudes. Mélangeant enquête, métafiction, légendes urbaines et recréation assez fidèle du Japon du début des années 80, le résultat est tout simplement stupéfiant. Veuillez noter que cette review contient des spoilers légers de la première heure de l'aventure.
Il est des jeux dont on peine à savoir par quel bout les prendre quand il s'agit de rendre sa copie. Non pas qu'il n'y ait rien à dire de Paranormasight. Mais plutôt parce que trop en dire revient à bousculer un dispositif assez surprenant, jouant assez finement avec la frontière parfois mince qui sépare le jeu vidéo d'autres formes d'expression artistique. Qu'un jeu ait conscience de sa nature de média singulier, c'est loin d'être une nouveauté. Doki Doki Litterature Club, Undertale, Immortality, Danganronpa V3 ou encore Inscryption ont largement creusé ce sillon ces dernières années. Peu de jeux ont néanmoins utilisé ce genre de dispositif de manière aussi évidente et frontale autant que Paranormasight, quitte à sembler au départ légèrement balourd. Moins d'une heure après avoir lancé le jeu, vous vous retrouverez de manière consciente à devoir tripatouiller le menu des options du logiciel pour aider un personnage à se tirer d'une situation désespérée. Tout le génie de cet incroyable récit, cependant, tient à son talent d'illusionniste : le commentaire un peu facile sur la nature de l'expérience vidéoludique qu'il vous agite sous le nez s'avère être une illusion destinée à vous faire détourner le regard pour mieux vous rouler dans la farine.
Shogo mort noyer, le début d'une grande aventure
C'est via un perturbant prologue d'un peu plus d'une heure que Paranormasight entend vous mettre dans le bain en vous livrant tout un tas d'informations nécessaires à la compréhension de ce qui suit. Nous sommes au début des années 80, à Tokyo. Une nuit, un employé de bureau tout ce qu'il y a de plus ordinaire retrouve une de ses amies, passionnée de paranormal. Cette dernière lui apprend l'existence de différentes légendes urbaines locales (entre sept et quinze selon les sources) regroupées sous le nom des "sept mystères de Honjo".
Au cœur de ces récits horrifiques : des pierres maudites, permettant à leurs porteurs de tuer instantanément quiconque remplit certaines conditions (entendre un son particulier, mentir, posséder un objet inflammable…). Après un certain nombre de meurtres, le possesseur d'une pierre peut réaliser le souhait de ramener à la vie un être cher, et un seul. À peine ce postulat établi, une série de massacres particulièrement sordides survient dans les parages, et Shogo se retrouve en possession d'une pierre permettant de noyer instantanément quiconque cherche à le fuir. Et, quoi que vous fassiez, notre paisible salaryman va se mettre en tête de massacrer absolument tous les PNJ sur son passage… pour lui-même connaître assez rapidement un destin peu enviable.
Paranormasight va donc commencer par vous transformer, que vous le vouliez ou non, en tueur en série, avant de vous opposer un game over particulièrement graphique. Il va ensuite vous ramener au menu du jeu, où un personnage goguenard et visiblement bien conscient que tout ceci est avant tout un jeu va vous proposer d'examiner cette nuit d'horreur sous d'autres perspectives… Et vous révéler que rien de ce que vous croyez avoir vu, fait ou accompli pendant ce début de partie ne s'est exactement passé comme vous le pensiez. Un arbre de narration s'ouvre alors, vous permettant d'incarner d'autres personnages croisés (et parfois liquidés) au cours de la nuit. Le générique d'ouverture de Paranormasight retentit, son logo s'affiche en lettres de sang : bienvenue dans une des histoires les plus étranges et les plus perturbantes de l'année.
Ne touchez pas les pierres des gens
À vrai dire, si Paranormasight s'était contenté de rester sur le ton employé tout au long de son prologue, je ne suis pas certain que je l'aurais trouvé particulièrement intéressant ni malin, particulièrement quand il essayait explicitement de l'être. Après tout, je ne suis pas certain qu'aider un tueur un peu idiot obsédé à l'idée d'activer une pierre magique en tuant des inconnus soit un projet particulièrement stimulant. En évacuant très vite le malheureux Shogo pour vous plonger en miroir dans les bottes de ses victimes, cependant, le visual novel très vite prend une épaisseur absolument extraordinaire.
L'intrigue va tour à tour nous placer dans les bottes d'un policier taciturne et méthodique, d'une lycéenne rongée par un pouvoir maléfique ou encore d'une mère éplorée, eux-mêmes flanqués de sidekicks hauts en couleur leur volant régulièrement la vedette. Alors que l'arbre narratif se déploie sous forme de chapitres pas nécessairement linéaires, un point commun semble commencer à relier l'ensemble de ces personnages truculents : ici, personne n'est vraiment digne de confiance. Que ce soit les différents participants à cette tuerie organisée, le codex ou la narration, il devient vite évident que vous ne pourrez pas vous raccrocher à grand-chose.
Tous les protagonistes paraissent avoir une très bonne raison de vouloir mettre la main sur les pierres maudites. Empêcher les autres de les utiliser, les détruire, se protéger, dérober des pierres déjà chargées en âmes pour accomplir le rite de résurrection sans tuer personne… Une belle bande d'innocents aux motivations réelles plus que douteuses que l'on va tour à tour chérir et haïr en fonction des retournements d'alliance et de perspectives. Plus on avance et plus tout est mis en place pour que l'on perde confiance dans le plus innocent de nos compagnons de route. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il devient vital et nécessaire de cliquer sur le chapitre suivant pour en découvrir le prochain rebondissement.
Codex Maleficarum
Une bonne partie du jeu de chat et de la souris narratif proposé par Paranormasight consiste à naviguer dans l'arborescence narrative déroulée au fil des chapitres en utilisant leur nature métafictionnelle. Les personnages sont incapables de connaître l'ensemble des informations dont ils ont besoin pour avancer, mais ce n'est pas votre cas. Plus vous avancez vers un des (nombreux) dénouements possibles, et plus vos options se multiplient à mesure que vous rejouez certains chapitres antérieurs.
Tel personnage étant un traître avéré, vous pouvez empêcher un des protagonistes de lui faire confiance. Tel autre étant un porteur de pierre maudite, vous pouvez anticiper son comportement et l'empêcher de remplir une condition précise, et ainsi de suite. Plus le propos se déroule, et plus le (très) volumineux codex de Paranormasight se remplit, vous permettant de recouper les informations nécessaires à la bonne compréhension de l'ensemble. Un codex que l'on aurait par ailleurs aimé un poil mieux organisé et qui aurait largement bénéficié de fonctionnalité hypertexte permettant de sauter d'une page à l'autre avec un peu de souplesse, mais passons.
Il faut dire que ce codex regroupant biographies, mentions de lieux, récits folkloriques et autres informations factuelles, vous allez y passer pas mal de temps. De (très) nombreuses informations dont vous aurez besoin pour progresser s'y retrouvent stockées, et vous donnent parfois des informations introuvables ailleurs, que ce soit dans la bouche du narrateur ou dans cette des dialogues entre les différents personnages. Et il vous faudra assez rapidement comprendre qu'une partie des réponses que vous cherchez se trouve uniquement ici, dans les dizaines de pages de cette petite encyclopédie de Paranormasight.
Pavé de bonnes intentions
Ces allers-retours dans le codex sont dans l'ensemble assez plaisants et naturels, mais ne masquent pas qu'à quelques rares moments, le dispositif mis en place par Paranormasight montre quelques signes d'essoufflement. Il me faut d'abord signaler que le jeu est proposé en japonais et en anglais uniquement, et laissera mécaniquement tous les non anglophones de côté. Le niveau de langue exigé n'est pas phénoménal, mais repose néanmoins sur un certain nombre de subtilités et de nuances qui peuvent parfois vous faire passer à côté d'un détail très important.
Au-delà de cette problématique très franco-française, il faut également signaler que le jeu ne progresse pas seulement via votre capacité à faire des choix éclairés dans une flowchart, mais également à résoudre des énigmes plus ou moins tortueuses, souvent basées sur votre sens de l'observation. Avoir le réflexe de faire pivoter la caméra au bon moment, repérer un détail dans un décor, visiter des lieux dans le bon ordre : généralement, c'est assez malin et cohérent… Mais parfois cela verse dans des logiques complètement farfelues qui peuvent vous conduire à "rater" un chapitre plusieurs fois d'affilée, voire à rester complètement coincé sans bien comprendre ce qui est attendu de vous.
On notera que les développeurs de Paranormasight ont visiblement eu conscience du côté un peu abscons de certains passages, puisque le narrateur volera à votre secours si vous restez bloqués trop longtemps en vous délivrant des indices de plus en plus explicites sur ce qui est attendu de vous à un moment précis. Néanmoins, l'aventure se perd occasionnellement dans un ensemble de sous-énigmes vraiment tordues qui rendront probablement inaccessible la véritable fin à la plupart des joueur·euses qui souhaiterait découvrir le dénouement sans une solution sur les genoux. Ce dernier demande en effet d'accomplir un certain nombre d'actions pas toujours franchement logiques ni attendues dans un certain ordre, et franchement je n'aurais pas forcément compris ce qu'il convenait de faire si je n'avais pas été aidé par un guide assez détaillé. Ce n'est pas si grave, puisque Paranormasight reste captivant malgré ce côté parfois obscur. Mais l'équilibre entre "proposer une assistance appuyée" et "rendre les énigmes naturellement accessibles" n'est à mon sens pas totalement réussi.
PARANORMASIGHT : The Seven Mysteries of Honjo a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur. Le jeu est également disponible sur Nintendo Switch, iOS et Android.
Il faut parfois savoir s'incliner devant un quasi-chef-d'œuvre. Avec sa recréation angoissante d'un Japon à la fois insouciant et paranoïaque à l'aube des années 80, PARANORMASIGHT : The Seven Mysteries of Honjo est tout simplement un des meilleurs jeux d'horreur de ces dernières années. Malin, brutal, toujours étonnant, il arrivera à vous promener pendant une quinzaine d'heures en vous surprenant à chaque instant. Un casting brillant, une réalisation impeccable, quelques retournements de situation spectaculaires, un dénouement particulièrement perturbant… Une immense réussite, vous dis-je.
Les + | Les - |
- Scénario absolument captivant | - Parfois un peu verbeux… |
- Beaucoup plus malin qu'il n'en a l'air | - … Et une absence de VF qui mettra pas mal de gens de côté |
- La mise en scène très réussie | |
- Une des meilleures OST de l'année | |
- … Oh, et c'est un excellent jeu d'horreur, aussi |
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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