C’est peut-être le jeu le plus court jamais reçu à la rédaction du Pixel Post : pour boucler MaryPark St., il m’a fallu la bagatelle de 7 petites minutes. Vous vous doutez bien que l’espace ludique d’un tel titre est par nature assez étroit. Et vu que le jeu du Studio Starless est plus proche d’une installation d’art contemporain que d’un jeu au sens classique du terme, il va bien falloir vous emmener sur des terrains plus personnels.
Je m’en voudrais cependant de ne pas vous parler du tout de MaryPark St., mais rentrer trop dans la description d’un jeu aussi court et composé d’une demi-douzaine de scénettes plus ou moins oniriques serait vous en déflorer la quasi intégralité. Et puis ça ne rimerait pas à grand chose : « alors là le personnage il creuse un trou. Là il sonne à une porte et le couloir de la maison est comme dans un rêve. Et là il tombe, etc. » MaryPark St. aborde, en noir et blanc et en quelques lignes de dialogue, des thématiques suggérées ayant trait à la dépression, à l’enfermement et à la séparation. Ou alors il raconte juste un mauvais rêve, en boucle : quoi qu’il en soit, il est surtout question de très, très courtes séquences narratives vendues au prix modique de 2€. Je ne sais pas si la place de ce type de jeu se trouve sur Steam ou plutôt dans une installation expérimentale d’un musée des possibles du jeu vidéo, mais disons que dans son genre, MaryPark St. n’est ni mieux ni moins bien qu’une autre oeuvre qui tente de raconter de manière novatrice l’histoire d’un mec qui galère à ouvrir une porte. Ce qui me semble à titre purement personnel plus important, c’est que les images évoquées par MaryPark St. m’ont ramené à un souvenir oublié, celui de l’appartement d’Alicia*.
*Le prénom d’Alicia a été changé parce qu’on va pas déconner, Internet c’est pas si grand.
Mes efforts pour être sociable
En 2003, après avoir suivi une prépa littéraire, j’ai débarqué en troisième année de licence d’Histoire. Sans aller jusqu’à dire que c’était une année de vacances, je passais de deux années assez intensives à 35 ou 40h de cours par semaine à 17H par semaine, dont pas mal de TD. Bien entendu, il y avait de quoi faire, mais la réduction du nombre de matières et les grandes plages de vide dans l’emploi du temps entre les cours et les révisions m’ont permis cette année-là de passer pas mal de temps à faire cette chose très contre-nature pour un casanier solitaire : sociabiliser avec des inconnus.
Certains de mes camarades de promo avaient déjà passé deux années à user les mêmes bancs pourris d’amphithéâtres mal isolés, pleins d’échardes et de graffitis pas effacés depuis les années 80, moi, je débarquais d’une autre formation. La plupart de mes amis, s’ils étaient sur le même campus, n’étaient pas dans la même formation. Je ne connaissais pas grand-monde, et j’avais décidé de ne pas passer toute l’année à jouer à Max Payne 2 en rêvassant devant les previews de Doom 3. Alors, peut-être plus que dans toutes les autres formations que j’ai suivies avant et après (et j’ai un parcours académique un peu chaotique), j’ai décidé de faire des trucs de jeunes. Traîner dans l’herbe, aller à des soirées, consommer de l’alcool, me pointer tard à l’anniversaire de gens que je ne connaissais pas bien, etc. N’étant pas non plus un hyper animal-social, j’ai fini par me retrouver au sein d’un groupe de réguliers d’une dizaine de personnes, dont 3 avec lesquelles je traînais le plus souvent.
Dans ce groupe, il y avait Alicia, et j’aimais bien Alicia. Alicia et moi, on n’avait pas tant de trucs que ça en commun (vraiment pas beaucoup, quand j’y repense), mais on était de ces caractères qui s’associent bien. Traîner ensemble, ça avait un peu le goût et l’odeur de rentrer dans un pyjama confortable. Je pense pouvoir dire que pendant un semestre, on a passé d’excellents moments tous les deux, sans avoir jamais besoin de se le dire. Oh, et la Terre entière l’avait remarqué, mais Alicia et moi, on n’était peut-être pas faits pour passer notre vie ensemble, mais on se plaisait pas mal. Il y avait juste ce petit détail, qui a largement contribué à la suite de cette histoire : nous n’étions ni l’un ni l’autre sentimentalement disponibles.
Les Citrons de l’Enfer
Disons, pour faire simple, qu’Alicia et moi, ça a été une question de timing. Nous étions empêtrés dans des relations à distance qui ne fonctionnaient pas très bien, mais qui nous accaparaient quand même assez pour que nous n’ayons pas le temps de flirter. Souvent, les gens nous demandaient pourquoi nous ne sortions pas ensemble. Mais la réponse c’était toujours un peu la même chose : ce n’était pas vraiment le moment, et en plus, Alicia devait passer le semestre suivant à l’étranger (genre vraiment loin, pas le Luxembourg ou un truc de tricheur comme ça. Imaginez la Bulgarie : eh ben encore plus loin). Cela faisait partie des choses qu’elle et moi n’avions pas besoin de nous dire. Je ne sais pas si la friendzone existe ou si c’est un complot incelo-masculo-patriarcal ourdi par les ouinouin de Twitter, mais ce que je sais c’est qu’attirance physique ou pas, on était mieux comme ça que dans les autres configurations possibles.
A la fin du premier semestre, Alicia, qui souhaitait garder son appartement, est donc partie quelques mois au fin fond d’un pays probablement visité par Tintin dans une de ses aventures rocambolesques. Elle m’a demandé d’effectuer, à intervalles réguliers, quelques menues tâches dans son appartement. Ça fait plus de 15 ans, alors je ne saurais même pas vous dire quoi, mais on était sans doute sur de l’aération et de l’arrosage de plantes. C’était, je crois, la première fois que j’allais dans l’appartement de quelqu’un sans que la personne ne soit vraiment là, seul. J’ai dû y aller cinq, peut-être six fois. A part une vague odeur (pas atroce non plus) venue d’un placard, rien à signaler. Je n’y passais, de mémoire, que quelques minutes à chaque fois. Je n’ai d’ailleurs quasiment aucun souvenir de l’agencement de l’appartement.
Quand Alicia est rentrée de son semestre à l’étranger, j’ai été l’accueillir en voiture pour qu’elle puisse trimbaler sa grosse valise jusqu’au pied de la colline où était situé le petit lotissement où elle vivait. Nous avons monté ses affaires, et on s’est raconté notre semestre. Dans une comédie romantique, c’est sans doute le moment où il se serait « passé quelque chose ». Peut-être que c’est arrivé sur Terre 2 ou Terre 3, mais là, nous avons juste passé un moment à renouer des liens amicaux, et c’était un beau moment. De toute façon, toute romance, et a fortiori tout érotisme a été éventé au moment où Alicia a découvert l’origine de l’odeur désagréable : dans un placard, elle avait oublié un certain nombre d’agrumes avant de partir, et vous seriez surpris de l’aspect particulièrement horrifique que peut prendre une pleine coupelle de citrons et d’oranges en quelques mois en milieu clos. Après cette journée, Alicia et moi nous sommes souvent vu l’été. Et puis, à la rentrée suivante, nous avons poursuivi nos études chacun dans une autre ville (moi à Nantes, elle dans un autre pays étrange et lointain) et nous nous sommes progressivement perdus de vue. Je voulais croire cependant que cette année a compté pour nous deux.
Il n’y a pas de Sylvain ici
Je n’ai jamais revu (physiquement parlant) Alicia. Nous nous sommes séparés avant Facebook, avant Twitter, à l’époque des forums et des mails (qu’elle ne pratiquait pas beaucoup). C’était aussi celle des skyblogs : allez désactiver le vôtre s’il est encore actif. Néanmoins, pendant quelques temps, Alicia, moi et les autres membres du groupe avons continué à nous donner des nouvelles. De moins en moins : nous avons chacun continué notre route, simplement.
Je sais que le sien a été géographiquement houleux : Alicia, qui avait la bougeotte, a vu du pays, et a embrassé une voie professionnelle qui lui a permis de sillonner les quatre coins de l’Europe. Quand Facebook est arrivé dans nos vies, ce n’était pas encore une machine à transformer les gens en platistes antivax pour les faire cliquer sur des publicités dystopiques et détruire jusqu’au concept même de démocratie libérale. C’était surtout un moyen de suivre une sorte de journal de ses proches ou de ses vagues connaissances, et c’était à peu près tout. Pas de groupes, de pages, de publicités, de programmation d’événements, de vidéos, de publi sponso, et de tout ce qui fait que ce site de l’enfer est plus lourd à charger qu’un logiciel de décollage de fusée sur une calculette scientifique des années 90, tout ça pour que des Josiane et des Jean-Marc désœuvrés et en colère puissent poster des images de Minions en train d’aduler un cachet de chloroquine anti-5G.
Les premiers mois de Facebook étaient surtout une sorte de frénésie à ajouter à peu près tous les gens qui se créaient un compte parce que c’était rigolo : c’est comme ça que mon compte moribond depuis des années est encore ami pour la vie avec des gens relativement connus qui n’ont probablement aucune idée de qui je peux bien être. On savait rire en ce temps-là. Vers 2009 ou 2010, j’ai donc ajouté le profil d’Alicia, avec qui j’avais des amis communs mais plus de contact depuis des années. J’étais content de savoir ce qu’elle devenait, et pendant un moment je me suis contenté de ses photographies et de statuts décrivant ce qu’elle faisait et ce qu’elle vivait. Elle avait l’air de passer une vie agréable, et j’en étais content.
Je ne sais plus si c’est moi ou elle qui ait fini, des mois plus tard, par engager une conversation en chat. Mais on s’est échangé quelques messages pour se raconter des banalités sur nos vies. Rien de bien palpitant, mais ça fait toujours plaisir. Nous n’étions plus assez proches pour échanger davantage que ces quelques messages courtois. En 2011, elle m’a souhaité bon anniversaire sous une forme assez inattendue. « Bon anniversaire Sylvain ! »
Je ne m’appelle pas Sylvain. Juste pendant l’espace d’un tout petit instant, je me suis senti comme les citrons au fond de leur placard.
MaryPark St. a été testé sur PC et platiné en 7 minutes montre en main via une clé envoyée par l’éditeur
A peine le temps de vous faire cuire un plat de nouilles au beurre : c’est ce qu’il vous faudra pour explorer de bout en bout MaryPark St. Il m’est bien difficile de rendre un avis précis sur le titre de Starless Studio. Vendu 2€ et annonçant la couleur dès sa description, il n’intéressera probablement que les amateurs d’expériences marginales liées à la scène du jeu vidéo expérimental. Toujours est-il que si nous abordons rarement ce genre de jeux sur The Pixel Post, il me semble toujours intéressant de se souvenir que c’est aussi par ce genre de titre périphérique que passe la vitalité de la création ces dernières années. Quitte à ce que ça brasse chez votre serviteur ce sentiment parfaitement vain qu’est la nostalgie douce-amère des années de fac.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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