Tokyo RPG Factory, faux nez d’un Square Enix bien décidé à vendre de la nostalgie à ceux qui pensent que le JRPG aurait dû s’arrêter en 1998, avait livré un premier jeu, I Am Setsuna, aventure enneigée évoquant le gameplay de Chrono Trigger, les graphismes d’Arc The Lad et le scénario d’un FFX sous tranquillisant. Un jeu audacieux, par certains aspects, mais définitivement ringard et mou. Forts de leur expérience sur cette tentative de néorétro assumé, le studio japonais récidive avec une suite spirituelle, Lost Sphear, au parti pris encore plus radicalement classique et figé dans le passé. Un jeu qui pose une question centrale dès ses premières minutes : faut-il revivre ses souvenirs ? Manette en main, paupières mi-closes et bâillement irrépressible, je vous le dis tout de go, la réponse est : bof, pas vraiment.
Jeune orphelin, ton village a brûlé, pars donc à l’aventure
Si I am Setsuna présentait un univers mal mis en scène mais plutôt original (pris dans les glaces et situé peu après l’échec du sauvetage du monde) son successeur a appuyé avec les deux pieds sur les freins de l’originalité, pour en revenir à l’alpha et l’omega de tous les JRPG classiques dignes de ce nom : vous êtes un orphelin ébouriffé, vous partez dans la forêt à côté de votre village, et quand vous revenez, votre village a été englouti par une brume blanche. On vous apprend bien vite que vous êtes une sorte d’élu, et qu’à l’aide de vos compagnons bigarrés, il va falloir parcourir le monde ravagé par ces grandes nappes de brouillard, et menacé par un techno-empire malveillant. Le brouet habituel, vous connaissez.
Cette quête archiclassique passerait sans doute mieux à l’écran si elle avait été écrite avec un minimum de soin. Des personnages aux dialogues, tout Lost Sphear respire la paresse et la roue libre totale. Quelques jours après avoir fini le jeu, je reste incapable de me souvenir du nom du moindre personnage, ni de la moindre péripétie un tant soit peu intéressante. Me reviennent cependant en mémoire de longs et absurdes dialogues bouffons, frisant parfois l’involontaire parodie, à l’image de ce méchant général impérial qui, après m’avoir menacé de mort, finit par partir en grommelant quelque chose du genre « vous allez entendre parler de moi ! ». Et d’autres scènes où, alors que la planète menace d’être engloutie et effacée dans les brumes infernales, le personnage bouffon du groupe ne parle que de manger et de faire la sieste.
Rien ne vient véritablement au secours de cette histoire. Moins qu’un univers mal dégrossi, Lost Sphear n’a pas d’univers du tout. La géographie, le folklore, le bestiaire, les textes des menus, la description des objets, les donjons sur l’inévitable worldmap, tout semble avoir été pioché au hasard dans un générateur de RPG Squaresoft de 1994, et projeté au petit bonheur la chance dans une aventure de 25H sans queue ni tête. Rien ne choque, car il n’y a rien à comprendre. Rien n’est véritablement mauvais, tout en ayant l’arrière goût d’une soupe Marque Repère de la veille subrepticement passée au micro-ondes et resservie sous l’étiquette de la nouveauté.
C’est chiant
J’aimerais avoir mieux à dire, trouver de la titraille moins grossière, ou tourner le compliment d’une plus jolie manière, mais chaque tentative de Lost Sphear pour se rendre intéressant se traduit à l’écran par des graphismes plutôt laids et des mécaniques de gameplay plutôt rébarbatives. Au cœur du jeu se place la mécanique des « souvenirs », des fragments que le héros, Kanata, peut combiner pour restaurer des zones perdues dans les brumes, et ramener le monde à un état antérieur à sa destruction imminente. Chaque combat, chaque ouverture de coffre, et certaines conversation avec des personnages précis vous récompenseront par l’attribution de ces souvenirs, certains étant obligatoires pour faire avancer la trame de l’histoire. Ainsi, pour restaurer un pont détruit, il vous faudra par exemple fouiller dans les souvenirs de badauds l’ayant jadis emprunté. En pratique, cela se traduit par une absence complète de challenge : les souvenirs sont longs à collecter, mais ladite collecte n’a pas grand intérêt.
La faute à une direction artistique plus que terne déjà évoquée, mais surtout à des combats au rythme catastrophique et aux mécaniques balourdes. Non pas qu’aucune idée n’y ait été injectée : la Tokyo RPG Factory a créé quelque chose d’assez complexe et solide, on ne peut pas le leur enlever. Dégats de zone, système de magie, gestion d’un système d’armures mécaniques, montée en puissance des personnages, chaque système et chaque sous-système est assez travaillé, et devrait capter l’attention. Mais les combats sont longs, le challenge quasiment inexistant, et le bestiaire d’une morne platitude. En de rares moments, contre des boss un peu coriaces, on se voit forcé de réfléchir un peu, mais rien qui ne fasse jamais lever les paupières loin au-delà des pupilles.
On cherche à quoi se raccrocher. Même l’OST de Tomoki Miyoshi (a qui on devait déjà celle, superbe et organique, de I Am Setsuna) est d’une platitude totale, fonctionnelle mais sans qu’un seul thème parvienne à marquer. Si Lost Sphear était sorti il y a vingt ans, quand ce genre de titres étaient légions et que les ficelles utilisées n’avaient pas encore été usées jusqu’à la corde, cette généricité aurait pu passer pour de la naïveté. En 2018, après Persona 5 ou Tales of Berseria ou (pour comparer ce qui est comparable) Bravely Default, l’approche de Square Enix me laisse perplexe.
Nostalgie de la Nostalgie
Le problème d’une société comme Square Enix, et a fortiori des équipes de Tokyo RPG Factory, est selon moi une mauvaise compréhension de ce qui fonde le sentiment de nostalgie. Le récent remake calamiteux de Secret of Mana ou les portages en catastrophe de leur back catalog sur Steam dans des versions discutables témoignent tout autant de cette incompréhension de la mécanique nostalgique. Aux origines de la nostalgie, on trouve le sentiment de tristesse ou de malaise ressenti à l’évocation d’une contrée ou d’un sentiment disparu. En quelque sorte, le sentiment de ne plus se sentir autant chez soi qu’on le fut dans une époque lointaine et réinventée par les souvenirs et le kitsch. Je ne vais pas vous inciter à lire Kundera, Johannes Hofer ou Chataubriand (surtout pas Chateaubriand), mais je conseillerai volontiers aux têtes pensantes derrière Lost Sphear de le faire.
Car qu’est-ce que Lost Sphear sinon une compréhension complètement inverse du concept nostalgique ? Des JRPG Squaresoft de « l’âge d’or » des années 90, le grand public retient le souffle, les personnages haut en couleur, les musiques entêtantes, et des récits généralement flamboyants et picaresques se concluant par un combat contre un quelconque monstre à six paires d’ailes baigné de chants grégoriens. La nostalgie qu’il en ressent, c’est que les JRPG actuels, même les plus réussis, ne ressemblent plus vraiment à cela. Pas de jeune amnésique hirsute dans Nier Automata, pas de carte du monde pleine de secrets dans Persona 5. Pas de mascotte amusante et d’amie d’enfance mignonne dans Dark Souls. Même une série comme Tales of s’éloigne peu à peu d’une formule un peu datée. Mais plutôt que d’essayer de digérer la manière dont le public s’est approprié la mythologie vingt ans plus tard, Tokyo RPG Factory s’acharne à proposer une version lisse et terne d’un jeu à la manière de. Le problème de Lost Sphear, c’est qu’il aurait pu sortir, exactement dans le même état et exactement en même temps qu’un Grandia ou un Chrono Trigger dont il siphonne allègrement le gameplay pour en faire quelque chose de plus fade. De la même manière que peu de gens ont vraiment envie de se replonger dans un jeu aux mécaniques ridées au risque de ruiner leurs souvenirs d’enfance, peu nombreux sont ceux qui trouveront un plaisir quelconque à en savourer la pâle copie.
De son approche nostalgique, Lost Sphear ne fait jamais rien. C’est un titre terriblement premier degré, qui, avec une application industrielle et mécanique, clone de vieilles charentaises et de vieux doudous d’enfance pour en distribuer largement, et au tarif un poil salé de 50€, des copies sans âme. Un titre qui ne tire aucune leçon de rien (moins encore que le jeu dont il est la suite spirituelle !), mais s’essuie poliment les pieds sur le tapis avant de se désinstaller tout aussi poliment de votre PC ou de votre PS4. Car il est au fond bien élevé, appliqué et propre sur lui. Il est bien malheureux qu’il n’ait, au-delà de ça, rien à dire.
Lost Sphear ne mérite ni mise au pilori ni procès à charge, car ce n’est pas un mauvais jeu à proprement parler. Rien n’y est particulièrement raté : c’est l’idée de base qui ne fonctionne pas. Tentative bien trop réussie de recréer un RPG ultra-classique des débuts de la PS1 avec tout ce que ça implique de scénario téléphoné, de décors approximatifs, de rythme lent et d’abscence de concession au gameplay du XXIè siècle, Lost Sphear ennuie, et rate d’assez loin son objectif de titiller un sentiment de nostalgie pour une époque révolue du JRPG. Si I am Setsuna, premier effort de Tokyo RPG, pouvait surprendre par son aspect sombre et ses moments de souffle épique, les développeurs n’ont gardé ici que le côté classique, dépouillant le jeu de toute trace d’idée et d’originalité.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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