Autant vous le dire tout de suite : dernier descendant malade d’une série de Tactical RPG nommée Front Mission depuis longtemps écroulée de son piédestal, Left Alive est un accident industriel d’une ampleur rarement vue pour un titre de cette envergure, sous la forme d’un des jeux d’infiltration les plus ratés de la décennie.
On avait vu venir la catastrophe d’assez loin, dès les premières images du jeu, en fait. Cela ne veut pas dire que le crash est moins douloureux à l’impact. Si l’annonce initiale pouvait faire rêver les plus naïfs dont je faisais partie (un réalisateur issu de la série Armored Core, le producteur de Kingdom Hearts et les artistes derrière l’esthétique de Metal Gear), personne n’était vraiment dupe : ce Left Alive ne sentait pas bon, dans un contexte où Square-Enix semble à la fois à la peine pour créer des jeux qui tiennent debout et enchaîne les échecs d’édition. Tomb Raider et Just Cause se vendent mal, Kingdom Hearts a été bien accueilli mais après un développement si long qu’il semble impossible à rentabiliser, The Quiet Man a été la risée de 2018, le développement du remake de FFVII a été rebooté et semble perdu dans les limbes, Dragon Quest XI seul et ses quatre millions de copies écoulées semblent encore devoir sauver les meubles et le prestige de la maison Square. Et malgré l’attachement que j’ai encore quelque part au fond de mon cœur pour ces dizaines d’heures passées sur Front Mission 1 et 3, je ne peux que constater que Left Alive est une catastrophe de plus dans ce triste bilan.
Volonté de bien faire ?
Il arrive que de mauvais jeux nous soient envoyés dans lesquels on sent que les développeurs ont visiblement manqué de temps, de personnel ou d’argent. D’autres qui accumulent les maladresses involontaires. D’autres encore où le problème tient davantage d’une philosophie de game design ou de monétisation qui ne convient pas à tel ou tel membre de notre rédaction. C’est parfois même l’idée de base d’un jeu qui est absurde. Rien de tel dans ce Left Alive dans lequel on sent bien que les équipes en charge du projet n’avaient aucune idée de comment arriver à un résultat acceptable pour un jeu vidéo en 2019. Mauvais management ? Équipe mal formée au game design contemporain ? Incapacité de Square Enix à superviser ses équipes ? Querelles d’ego entre les différents grands noms à la manœuvre sur le jeu ? Difficile à dire, mais un post mortem du titre ne serait pas de trop pour nous aider à comprendre.
Ce qui demeure certain, c’est qu’en tant que concept de jeu vidéo, Left Alive avait tout pour s’en tirer un peu mieux. Il s’agit d’un jeu d’infiltration situé dans l’univers torturé de Front Mission et ses gros robots, les Wanzers. Dans un futur dominé par des mégacorporations armées, la ville frontalière de Novo Slava située autour de la Mer Noire se fait brutalement envahir par le pays voisin (j’ai pas retenu le nom, disons « les méchants »), qui ravage la cité et commence une épuration ethnique brutale et sanglante. Vous incarnez tour à tour trois survivants de la débâcle : Mikhaïl le pilote de Wanzer, Olga la policière et Leonid le résistant, avec pour principal objectif de vous tirer vivant de ce guêpier, parce qu’en gros, vous êtes trois contre une armée, et tout le monde veut vous tuer. En principe, un pitch tout à fait correct pour un jeu d’infiltration.
Si ça se trouve, le jeu a même des trucs à dire. Difficile à dire, j’ai jeté ma manette au bout de sept ou huit heures après mon cinquantième Game Over incompréhensible, sans avoir beaucoup avancé. De plus, il semblerait qu’il soit quasiment impossible d’obtenir autre chose qu’un bad ending sans faire deux ou trois New Game +. Tant pis, je me contenterai du good ending que constituera la désinstallation des 30 gigas de ce grand bazar du disque dur de ma PS4.
Affreux, Sale et Méchant
Pour rentrer vite fait dans le vif du sujet (vite fait parce que je m’en voudrais de vous faire perdre votre temps), Left Alive est donc un jeu d’infiltration dans lequel il est impossible d’assommer les ennemis, où une balle dans la tête vous tuera mais ne tuera pas un adversaire, où la plupart des bad guys peuvent vous repérer à travers des murs épais de plusieurs mètres, où les missions secondaires consistent à escorter des personnages qui se jettent sur les balles adverses, et où à chaque fois qu’un soldat s’approche de vous, c’est-à-dire toutes les cinq secondes, une voix robotique vous hurle « L’ENNEMI APPROCHE ».
Les menus, les textes, les actions contextuelles, tout confine à l’aberration. Le mapping des touches semble avoir été fait au hasard, en dépit de toute logique (apprêtez-vous à tirer dans tous les sens quand vous voulez faire une roulade ou vous mettre à courir). On ne comprend strictement rien à ce qu’il faut faire, et quasiment toutes les maps ne sont que de frustrants générateurs de Game Over en boucle, toute approche impliquant autre chose que le chemin prévu par les développeurs étant vouée à tuer brutalement le joueur. En gros, si vous faites ce que le jeu a prévu, vous avez une petite chance de passer devant les soldats ennemis hébétés et amorphes, si vous essayez de jouer comme dans n’importe quel jeu d’infiltration, vous vous faites désosser en dix secondes, et vous êtes bons pour repartir au dernier point de sauvegarde et vous recogner vingt minutes de dialogues insipides, car pourquoi mettre des checkpoints quand on peut placer un point de sauvegarde à l’autre bout de la map et forcer le joueur à faire des allers-retours à chaque fois qu’il a trouvé un sparadrap quelque part dans une poubelle. Car oui, il y a du craft. Bien sûr qu’il y a du craft. Et bien sûr que c’est nul.
Ça ne vous étonnera pas outre mesure à ce stade, mais le jeu est aussi plombé par sa laideur (le chara design est cool, mais ça se gâte dès que ça bouge), par son ambiance sonore illisible, et par la rigidité extrême des personnages incarnés. Il se trouve que j’ai récemment joué au tout premier Uncharted sur PS3, clairement un brouillon conçu dans la confusion en début de génération précédente. Eh bien Left Alive est techniquement à des kilomètres en-dessous, c’est hideux, c’est injouable, c’est grossier, c’est nul.
Et sinon, c’est bien Front Mission ?
Je m’en voudrais de vous laisser là-dessus, parce qu’en vrai, on s’en fiche de Left Alive, dans deux jours plus personne n’en parlera sauf pour se moquer des déboires de son éditeur. Mais sa sortie est une bonne occasion pour vous pencher sur les débuts de la série Front Mission, qui a laissé au moins deux jeux et un manga assez sensationnels.
En 1995, au crépuscule de la Super Nintendo, Squaresoft (le futur Square Enix), en plein âge d’or, lance un tactical RPG de mechas sorti de nulle part, développé par une improbable dream team : Yoshitaka Amano au design -un an après Final Fantasy VI-, Yoko Shimomura à la musique, Shinjo Hashimoto à la production, etc. Avec son univers sombre et la lutte désespérée de ses personnages pour le contrôle d’une île déchirée par la guerre, Front Mission premier du nom est l’un des plus grands RPG méconnus des années 90. Il faudra attendre l’émulation et les fantrads pour le découvrir en Occident où il reste à ma connaissance toujours inédit.
Si Front Mission 2 reste lui intégralement confiné au Japon (et a priori il était pas foufou), Front Mission 3 sur PS1 sera lui localisé en anglais, et comme le premier épisode, livre une histoire sombre, brutale et politique dans l’Asie du Sud-Est d’un futur déchiré par la guerre. Un titre sorti en 1999 très avant-gardiste sur bien des points, souvent imité et rarement égalé, qui marque aussi le pinacle de la meilleure époque d’un éditeur qui va dans la décennie suivante petit à petit perdre son aura d’invulnérabilité.
Après Front Mission 3, la série va subir une interminable agonie, entre épisodes ratés (Front Mission 4), confidentiels (Front Mission 5, jamais sorti au Japon), et fin de règne compliqué (spin-off sous forme de jeu d’action douteux, épisodes anecdotiques sur DS ou téléphone…). La franchise semblait en mort clinique depuis la tentative de reboot constituée par l’épisode Evolved en 2010. Bon, maintenant qu’on a dit ça et que vous avez ressorti votre adaptateur poussiéreux pour cartouches japonaises Super Nintendo, et qu’on aura compris que Left Alive n’est pas la renaissance attendue de la série, on fait quoi ? Eh bien, par exemple, on peut se plonger dans la lecture du manga Front Mission : Dog Life and Dog Style paru en dix tomes chez Ki-Oon en 2012. Avec un pitch quasi similaire (des pauvres gens pris en plein milieu d’une guerre urbaine de robots), ce manga fait exactement au cours de ses 1500 et quelques pages ce que Left Alive échoue à faire de long en large : créer de la tension, de l’empathie, ou tout simplement se rendre lisible plutôt que risible.
Left Alive a été testé sur PS4 via une clé fournie par l’éditeur.
Peu après la sortie du jeu au Japon où il était très attendu, Square Enix a bloqué les streams du jeu tellement les retours des utilisateurs étaient mauvais. Une stratégie qui sent la panique et l’incompétence, traits que l’on retrouve hélas un peu partout dans ce calamiteux Left Alive. Jeu d’infiltration sans infiltration, jeu de tir sans arme, jeu solo sans I.A : ce n’est ni du cynisme, ni du manque de temps ni de l’opportunisme qu’on sent dans le jeu, mais l’incapacité d’une équipe à comprendre ce qu’est un jeu vidéo. C’est une catastrophe pour la série Front Mission déjà bien malmenée par son éditeur depuis au moins l’épisode 4, sorti il y a déjà quinze ans.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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