Après le tour du monde en 80 jours revisité façon steampunk dans 80 Days, les anglais d’Inkle reviennent avec une nouvelle épopée placée sous le signe de l’exploration, à la fois spatiale et temporelle. Heaven’s Vault est ambitieux, il nous tardait de saisir un pinceau et une brosse pour découvrir les secrets qu’il cache.
Le hasard rend parfois les choses un peu plus simples pour ceux qui écrivent des articles sur les jeux vidéo. Lundi, en fin de journée, Notre-Dame de Paris cédait un bout de sa charpente aux flammes, parties a priori de l’installation mise en place pour sa rénovation : la dame de pierre approche tout de même des 700 printemps. Avant que la course aux dons ne démarre, et avec elle un petit coup de polish pour l’image de ses généreux mécènes, un drôle de sentiment occupait les regards braqués sur l’incendie. Parmi les témoignages et commentaires, quelqu’un remit en avant une phrase de Nabokov qui parlait de cette « transparence des choses, à travers lesquelles brille leur passé » (avant d’enchaîner sur Proust, mais point trop n’en faut avec les références littéraires). Le lendemain sortait Heaven’s Vault, nouvelle production d’Inkle (les développeurs anglais de l’enthousiasmant 80 Days) et promesse d’un regard inédit sur notre rapport à « ce qui a été » et l’archéologie dans les jeux vidéo.
De la lune à la lune
Aliya Elasra est une jeune archéologue née sur Elboreth, élevée sur Iox. Appelée par son mentor et mère adoptive Myari à partir à la recherche d’un roboticien du nom de Janniqi Renba, disparu peu de temps auparavant, elle va être confrontée au passé perdu de la Nébuleuse, un ensemble d’îles-planètes, et faire résonner l’écho d’une sourde menace qui aurait dévasté une précédente civilisation. Sauf que l’Histoire est criblée de trous et le moindre élément venu de l’ancien temps peut remettre en question les découvertes les plus récentes. Aliya, accompagnée d’un robot à chenilles promptement baptisé Six, va s’appuyer sur une langue morte pourtant présente partout à travers la Nébuleuse pour tenter de comprendre quelle piste le chercheur avait suivie avant de s’évaporer dans les creux des Rivières.
80 Days avait l’ambition de nous faire voyager autour du monde en partant d’une activité somme toute triviale : on était le majordome de Fogg chargé d’organiser tout le trajet du périple vernien. Ce qui consistait à choisir un itinéraire vaguement réfléchi selon les informations qu’on glanait de ville en ville, au fil des nuages de locomotives à vapeur. Aucune des étapes n’était confiée aux bons soins de l’ellipse (l’intérêt est partout et dépend seulement du regard qu’on porte sur les choses – je suis aussi cartomancien et lis dans les bosses de rutabaga), l’expérience se voulait entière, et les merveilles naissant du choix d’avoir passé une nuit de plus à Novorossiisk pour explorer son marché ou de s’être dépêché de monter dans le chariot de Cheyenne pour espérer attraper le bateau qui partirait deux jours plus tard depuis la (trop lointaine) côte Est donnaient une nouvelle dimension à cet anodin gameplay de départ. Heaven’s Vault se trouve dans cette même mouvance, au plus proche du temps qui s’écoule, et invite à s’immiscer dans un univers riche et cohérent, peu ou prou à l’aveugle, où les traces du passé habitent l’esprit par leur absence manifeste.
Ecrire, c’est lever toutes les Saussure
Aliya a un hobby qui fait d’elle la femme de la situation : munie d’une tête bien faite pour la chose historique, ce qui a trait aux dates (c’est son rayon) et objets poussiéreux, elle touche un peu à la linguistique. Plus précisément, elle pratique (et nous par son intermédiaire) l’épigraphie, la science des inscriptions. Que ce soit dans les villes les plus importantes ou aux confins de la Nébuleuse, on trouve les traces de cet idiome dont la compréhension s’est perdue : des signes gravés sur un couteau vieux de plusieurs siècles, au-dessus d’une porte empruntée chaque jour par les habitants d’une ville ou taillés à la hâte sur une poutre de chantier par superstition. Lorsqu’on découvre un fragment de texte, il va falloir procéder par association d’idées, en rapprochant les symboles qui se ressemblent. Prenons une suite de signes inconnue : elle est composée de plusieurs caractères qui se rapprochent de certains mots déjà identifiés (ou dont on a une vague idée, l’hésitation étant marqué par un « ? »), rappelant les symboles « déesse », « marin » et « sacré ». On peut alors légitimement se demander si le mot « pèlerin » ferait l’affaire dans le contexte immédiat.
Lorsqu’on découvre une phrase, il faut d’abord prendre le temps de voir si des mots déjà croisés ressortent puis, une fois diverses corrections effectuées par Aliya, il reste à s’attaquer à ce qui n’a pas été identifié. Chez Inkle, on a toutefois conscience de l’ampleur de la tâche proposée et les traductions sont un minimum guidées : il y aura généralement le choix entre 2 et 4 significations par mot inconnu. Suivant le nombre de fois où on les recroisera, Aliya et Six valideront les traductions ou bien signaleront une impasse, amenant ainsi à revoir l’interprétation choisie, et potentiellement celle de toutes les phrases qui ont suivi. L’implication en prend un petit coup mais c’était certainement un choix essentiel pour ne pas partir dans le mur rapidement et pouvoir s’impliquer dans la dense narration qui se dépoussière souffle après souffle. Le concept prend de toute façon très vite. Le travail de création autour de cette langue inventée est titanesque et exploité avec finesse, suivant une courbe de progression habile, apte à l’appréhension de nouveaux éléments d’expression : grammaire et conjugaison, tout en points et en virgules.
Le décodage au long cours de cette langue va accompagner chaque déplacement, et orienter le regard vers une approche inhabituelle, chargée de sens. Se déshabituer de la présence des choses familières pour les envisager sous un angle temporel : qu’est-ce que ce bâtiment fait là ? Dans quel contexte ce robot a-t-il été enfoui dans la terre ? Par quelles routes a bien pu passer ce navire et qu’a-t-on pu voir depuis son pont ? Car les objets de notre attention s’inscrivent dans une histoire bien plus vaste que ne la laisse deviner leur présence. Et discuter avec les gens que l’on croise va parfois permettre de découvrir la signification – une signification, tout du moins – de certains symboles, héritée de leur culture. Chaque information est bonne à prendre et ouvre à la découverte d’indices concernant un futur lieu d’intérêt, la connexion de deux informations qui font naître une nouvelle hypothèse ou simplement le marquage temporel d’un événement particulier qui vient nourrir la frise chronologique présente dans le menu. On y retrouvera accolées la totalité des inscriptions trouvées, regroupées sous plusieurs ensembles pour faciliter la navigation parmi des ressources qui s’accumulent vite. La présence d’un index pour donner un moyen supplémentaire d’établir les liens entre signes n’aurait certainement pas été de trop, ainsi que celle d’un inventaire affichant les reliques ramassées. On ne dit pas « pilleur » mais « nettoyeur », d’ailleurs, dans la Nébuleuse.
Space Rossignol
La volonté d’Inkle de proposer un tout bien entier ressort dans l’intégration impeccable des phases de décodage à l’exploration. Pas question de rester à la bibliothèque à potasser, Aliya multiplie les fouilles directement sur site. On explore, Six aux basques, des environnements en 3D un peu cracra, ni trop petits pour faire rapiat ni trop grands sans raison, avide de signes supplémentaires à décoder et sans temps de chargement. Seule la ville d’Elboreth se farcit plusieurs coupures agaçantes, vu la taille des zones à parcourir, et on se dit que pouvoir se téléporter au vaisseau sans avoir à attendre que le compère à roulettes nous le propose n’eût pas été un mal. La modélisation des décors n’est clairement pas le point central de Heaven’s Vault, mais les modèles en 2D des personnages rattrapent le coup, en plus de s’inscrire dans la thématique général du jeu – la rémanence du passé immédiat qui reste visible quelques instants après un déplacement. L’œil attentif aux moindres points d’attention, parfois inaccessibles à première vue, on emmagasine de quoi enrichir nos connaissances, historiques et sur l’enquête en cours. Les lieux parcourus ne sont d’ailleurs pas sans danger et Aliya verra sa barre de vie (ou d’effort, la différence n’est pas nette) baisser selon ce qui pourrait lui arriver. Mais « à faire de la linguistique sans péril, on parle allemand niveau LV3 sans gloire », et les découvertes faites sont à la hauteur des risques pris. Alors ce sentiment d’inconnu et de jouissance, d’incompréhension et de fascination, qui émerge face à ces objets qui, finalement, nous dépassent, prend le dessus.
La promesse d’exploration est plus creusée encore avec les séquences de navigation quasi spatiale. A bord du Nightingale, formidable vaisseau héritier des machines du vieux Jules, on prend le large sur les Rivières, ces courants d’eau et de vent qui s’étendent comme du lierre entre les îlots. On pourrait croire à de simples phases de transition dans un jeu déjà pas forcément vif. Il y a de ça, et lorsqu’on multiplie les allers-retours d’un point à l’autre, il n’est pas rare de soupirer, notamment quand le système GPS de Six se décide à nous payer un tour de manège supplémentaire. Rien ne vaut une bonne vieille carte, accessible en un clic, pour s’orienter et décider du chemin à prendre. Se rajoute même un tantinet d’excitation à l’idée de s’enfoncer dans les zones non-cartographiées de la Nébuleuse. Mais ces moments de flottement (ha !) nourrissent au fond la sensation de voyage et d’autonomie, d’Aliya et du joueur/de la joueuse, en plus de permettre la découverte de ruines venant préciser la position d’un lieu recherché et aux personnages d’échanger davantage. Et puis une occasion d’écouter un peu plus longtemps les superbes compositions de Laurence Chapman, ça ne se refuse pas . Surtout lorsqu’on entre dans les rapides.
Aliya Fronde
A l’instar de 80 Days, le récit dépasse de loin les vues du personnage principal. Des pistes auparavant inenvisageables vont se présenter à Aliya, celle-ci devenant en quelque sorte le lien entre l’absurde échelle de l’Histoire et le quotidien pas forcément idéal des habitants de la Nébuleuse. Il faudra d’ailleurs travailler avec soin ses relations avec les connaissances de près, de loin de la jeune femme, heureuses d’aider ou prompt à envoyer bouler selon le comportement adopté. Si les personnages restent quelque peu archétypaux, les échanges sont assez bien menés pour déborder la paresse à laquelle on aurait pu s’attendre. On s’attache par ailleurs très vite à Aliya et son caractère frondeur, en remarquant au passage que les femmes constituent un rôle moteur dans le récit – ce qui est encore assez rare pour être soulevé. Il faut enfin noter que les développeurs d’Inkle responsabilisent celui/celle derrière la manette en lui laissant le soin de tracer son propre cheminement. Cela inclut les inconnues qui pourraient rester à la fin du périple, vous êtes prévenus. La rejouabilité n’est cependant pas aussi accueillante que dans 80 Days, la faute à un rythme de progression plus dilué.
On va penser que c’est l’une des marottes de l’auteur (remarque tout à fait valable au vu des précédents articles, mais je fais Bloodborne en ce moment et suis en mesure de dire que ce n’est, pour le coup, pas DU TOUT le cas du jeu de From) mais la parole est au cœur de Heaven’s Vault. Comme si la marche venait forcément avec l’échange, les conversations du duo Aliya/Six se mènent à un rythme soutenu, impliquant le joueur/la joueuse par un choix de réponses multiples qui fait pencher le ton ou le sujet selon l’envie. Mais toujours en parallèle à l’exploration, la fluidité en ligne de mire. On note de ponctuels problèmes de montage, quand l’enchaînement des plans oblige le texte à bouger et rend ardue sa lecture. Rien, toutefois, qui ne sorte de la dynamique de remise en cause constante d’Aliya. Toujours en train de s’interroger, avec peu de certitudes, elle mue le jeu en une quête sans cesse renouvelée de notre propre pensée. En ça, la thématique de la traduction et de l’échange constant avec les pairs se répondant, Heaven’s Vault repositionne le mot comme biais d’expression singulier, liant l’intime et l’universel. C’est tout de même pas rien.
Heaven’s Vault a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur. Et acheté dans la foulée sur PS4, parce que le porte-monnaie est notre plus bel engagement (voix de pub pour banque). Non sérieux, achetez vos jeux.
Dès son annonce, Heaven’s Vault nous avait fait de l’œil. Son rendu graphique singulier, le concept de traduction entremêlé à une narration ambitieuse, les développeurs de 80 Days derrière le projet… A l’arrivée, tout est là, et si on met de côté les quelques soucis d’optimisation de l’expérience utilisateur, on y trouve même un peu plus que ce qu’on était venu chercher : une fresque historique à l’ambition démesurée, où mécaniques et récit sont finement entrelacés. Sans aucun doute l’un des jeux qui marquera l’année.
Seastrom
C'est la Loire qui coule dans les veines de Seastrom, mélangée aux subtilités de la vaporwave. Possibilité de l'amadouer en lui parlant indés et D&D (Dreyer et Digimon).
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