Que de chemin parcouru pour la petite demi-génie de WayForward depuis les premières ébauches esquissées dès 1994 par Erin et Matt Bozon, jusqu’à la sortie de Shantae and the Seven Sirens sur toutes les plateformes fin mai 2020 ! Rarement au premier plan ni à l’avant-garde, la franchise de platformers qui comptabilise 5 épisodes en deux décennies a néanmoins conquis années après années une petite armée de fans toujours au rendez-vous. Mais revenons un peu en arrière, aux origines du studio WayForward.
Way(forward)back machine
Durant la première décennie de son existence, presque personne n’a entendu parler de WayForward, une modeste société de développement de logiciels fondée par Voldi Way et Matt Bozon au sortir de leurs études, en 1990. Pendant une dizaine d’années, l’essentiel du travail de WayForward a consisté en la réalisation de produits de commande éducatifs pour divers éditeurs, rien qui ne prédestinait cette compagnie semi-amatrice (les développeurs avaient souvent un autre travail à côté) à devenir un acteur important du jeu vidéo.
Cependant, Way et Bozon prévoient dès le départ de développer de « vrais » jeux, et ne souhaitent pas rester coincés dans un segment ludo-éducatif dont ils perçoivent bien vite les limites. Les idées ne manquent pas, le talent non plus : Matt et Erin Bozon sont tous les deux de brillants animateurs, capables de créer et de faire remuer des sprites pour en faire de véritables dessin-animés interactifs, ce qui deviendra leur marque de fabrique. Ce qui manque à WayForward, c’est l’argent. Il faudra attendre 2002 pour que le premier jeu de WayForward développé en interne finisse par voir le jour, après plus de 5 ans de développement en pointillés.
En 1994, Erin Bozon se souvient d’une jeune fille rencontrée alors qu’elle était monitrice de colonie de vacances, et décide d’en faire un personnage de fiction, une demi-génie sans pouvoirs mais capable de se battre avec ses cheveux du nom de Shantae. Pendant des années, le projet de faire vivre ce personnage au travers d’un jeu vidéo se heurtera au manque de moyens de WayForward, ainsi qu’au manque de vision claire de ce que les dirigeants de la société souhaitent en faire : le projet passe du PC à la PlayStation, de la 2D à la 3D, est rebooté plusieurs fois… mais finit par voir le jour sur Game Boy Color à la suite d’un improbable deal avec Capcom. Shantae est un des tout derniers jeux de la console portable de Nintendo… qui restera pendant bien longtemps inédit en dehors de l’Amérique du Nord.
Platformer modeste, mais solide sur ses appuis, le tout premier Shantae est un jeu remarquable techniquement, montrant tout le talent des équipes de WayForward dans l’animation et la mise en scène. Mais sa sortie confidentielle et tardive n’en feront qu’un succès d’estime : le jeu se vend mal, la collaboration avec Capcom s’arrête, et le studio ne peut pas immédiatement mettre en chantier une suite. Ne désirant pas pour autant revenir au ludo-éducatif et aux CD-ROM sur les Muppets, Voldi Way et ses associés retournent néanmoins pendant presque dix ans aux jeux de commande, et enchaîneront les jeux Barbie, Bob l’Eponge, Godzilla ou Le Roi Scorpion, travaillant le plus souvent sur GBA et 3DS, des environnements qu’ils maîtrisent parfaitement.
La revanche des pirates et du game design
Il faudra huit ans à WayForward pour développer le deuxième jeu de la série Shantae. Entre-temps, la firme a acquis le statut d’un développeur indé de confiance spécialisé dans les jeux à licence, parfait si vous voulez développer un jeu vite et bien et que vous ne vous souciez pas trop du résultat final. Le studio aura quelques belles réussites, Justice League Heroes: The Flash est par exemple considéré en 2006 comme un des derniers très bons jeux de la GBA. La plupart des jeux publiés par la firme sont anecdotiques et tombent vite dans l’oubli, mais assurent à WayForward une place de sous-traitant de choix pour Namco, WarnerBros, Activision ou Konami, ce qui leur permettra d’être une des sociétés indés les mieux équipées en kits de développement. Après tout, tout le monde a besoin de jeux de lancement pour les nouvelles machines !
Le deuxième épisode de Shantae voit le jour en 2010 sur Nintendo DSi, le service de téléchargement de la DS. C’est un jeu au parcours sinueux, puisqu’il sortira sur tablette en 2011, n’atteindra le PC qu’en 2014, et sortira finalement sur PS4 puis sur Wii U deux ans plus tard, dans une version définitive qui est aujourd’hui celle de référence. C’est ce circuit de diffusion inhabituel qui assure à Shantae : Risky’s Revenge une esthétique un peu étrange : des graphismes en pixel art superbes pour l’époque, mais un habillage (police de caractère, chara design, menus) assez raté, à l’image de la plupart des interfaces de jeu iOS du début des années 2010. Il n’en reste pas moins que ce deuxième épisode est une merveille graphique qui va ancrer l’esthétique de la série ainsi que son univers pour le moins farfelu et qui revendique ses origines entre le cartoon américain et l’animation japonaise dont Erin et Matt Bozon sont férus.
Si le scénario du premier Shantae était minimaliste, ici les personnages de l’île de Sequin prennent corps et vie : les habitants hauts en couleur de la ville comme les ennemis et alliés récurrents de l’héroïne sont enfin identifiables et tous attachants à leur manière (Bolo le sidekick idiot, Risky Boots la pirate-zombie, le maire de la ville qui ne pense qu’à renoncer à sa charge…). L’écriture est encore un peu hésitante, mais c’est bien ce second épisode qui a posé les bases scénaristiques de la saga, se permettant même un final doux-amer surprenant, parfaitement servi par les musiques de Jake Kaufman (Q*bert, Shovel Knight…) qui signe une de ses meilleures OST.
Cependant, Shantae : Risky’s Revenge est un jeu aussi beau et coloré qu’il est frustrant, et révélateur de ce qui va devenir et rester le principal problème des productions WayForward pendant une décennie : de sérieuses lacunes en level design. Les critiques les plus positives le relevaient : les menus de ce second Shantae étaient un cauchemar ergonomique, de même que son système de carte du monde, proprement illisible et trop ambitieux (la tentative de faire exister plusieurs plans de profondeur dans les niveaux n’a aucun autre effet que perdre le joueur dans un labyrinthe de tableaux trop semblables). La structure du jeu force à énormément de backtracking, et les ennemis repoppent à la vitesse de l’éclair, ce qui donne à ce jeu pourtant court une impression de langueur et de répétition. Sa mécanique de transformation empruntée à la série Wonder Boy peine également à convaincre, et alourdit le jeu plus qu’elle ne le renouvelle.
Vous Shantae ? Eh bien ! Dansez, maintenant
Les années qui vont suivre la sortie de ce deuxième épisode vont faire de WayForward un « gros parmi les petits » : pas moins de 27 jeux produits en 5 ans, dont une nouvelle franchise, Mighty, qui connaîtra 4 épisodes (les deux Mighty Switch Force sont les plus connus, mais n’atteindront pas la notoriété des Shantae). La firme continue de se rapprocher du secteur du cartoon et de l’animation qui a bercé l’enfance et les études de Bozon, puisque ce sont les années où WarForward va plancher sur des jeux Adventure Time, Regular Show et surtout… DuckTales, dont ils assureront le Remaster en 2013. Cette fois-ci, la collaboration avec Capcom sera plus que fructueuse, la firme japonaise affirmant que le jeu s’est mieux vendu que la plupart de ses autres productions dématérialisées.
C’est donc sans surprise que le troisième épisode, Shantae and the Pirate’s Curse verra le jour assez rapidement, dès 2014, cette fois-ci sans devoir attendre des années avant de connaître des portages sur des consoles grand public. Conçu pour la Nintendo 3DS, le jeu aura cependant des portages rapides sur toutes les plates-formes, bénéficiant même d’un portage Switch en 2018. Et c’est un triomphe : le jeu est de très loin le mieux reçu de la série. Sans surprise, tant il est de très, très loin le plus réussi.
S’il ne se départit pas de son humour potache et joyeux, Shantae and the Pirate’s Curse est le jeu de la série qui a de loin le scénario le plus solide. Pour la première fois, la petite demi-génie redevenue humaine vit une aventure complète et cohérente et pas juste une succession de blagues. Le backtracking y est moins fréquent, la map beaucoup plus claire que dans le second épisode, et l’aventure est découpée en petits chapitres qui font voyager Shantae (accompagnée cette fois de son éternelle ennemie Risky) beaucoup plus loin que d’habitude. Le jeu est également un peu plus difficile, mais sait ménager sa courbe d’apprentissage et ne devient jamais frustrant. Et c’est un des plus beaux jeux en pixel art de la génération précédente.
On ne déplorera que le problème (récurrent) d’un level design rarement intéressant et inventif, un curieux mélange de Sonic, Castlevania et Mario qui peinerait à capter l’essence de chacune de ces séries. Le succès sera conséquent, la version boîte du jeu parue en 2018 sera quasiment en rupture de stock instantanée. C’est en grosse partie cet épisode qui a permis à WayForward d’écouler plus de trois millions d’exemplaires de la série. On ne pourra cependant pas être aussi dithyrambique sur le quatrième.
Dessin Animeh
Le grand succès de Shantae and the Pirate’s Curse aidant, WayForward décélère à partir de 2016 sa production de gros jeux de commande, mettant l’essentiel de ses ressources dans la production rapide d’une suite. Le studio a acquis l’image d’une entreprise capable de réaliser du quasi dessin-animé interactif en 2D, aussi on les retrouvera tout de même sur des projets ambitieux en parallèle de Shantae : le très sympathique The Mummy Demastered sort en 2017, puis on retrouve le studio en sous-traitance sur Bloodstained: Ritual of the Night en 2018, et en 2019, WayForward est choisi par Arc System Works pour travailler sur la série très prestigieuse des beat them all Kunio-Kun. Le jeu River City Girls, fruit de cette collaboration, est paru en septembre dernier. S’il n’a pas reçu de bonnes critiques, il a cependant séduit par la patte graphique et l’humour propre à la patte WayForward. Le très sympathique Vitamin Connection paru sur Switch juste avant le début du confinement a également été bien reçu, et un jeu Trollhunters, scénarisé par Guillermo Del Toro, devrait sortir en septembre prochain. Bref, le carnet de commandes de WayForward ne semble pas près de se vider.
Cette période favorable sera cependant celle de l’épisode le plus contesté (et à mon sens contestable) de la série, Shantae: Half-Genie Hero, sorti un peu partout fin 2016, puis dans une version enrichie en 2017. Fruit de deux campagnes de financement participatif ayant récolté près d’un million de dollars (sur les 450 000 demandés), le jeu a pris un certain retard dans son développement, le temps de remplir les nombreuses promesses de contenu bonus évoquées par le Kickstarter du jeu. En résulte un titre effectivement riche, sinon boursoufflé en contenu (on n’y compte plus les aventures annexes et les modes de jeu différents), mais profondément bancal.
Graphiquement parlant, Shantae: Half-Genie Hero est un bijou dans un écrin, et vraisemblablement ce que Erin et Matt Bozon cherchaient à atteindre depuis le début : un dessin animé interactif. Quasiment aucun jeu n’a obtenu un rendu aussi proche de l’animation à part, dans un autre registre, Cuphead. Mais loin de la fibre nostalgique de ce dernier, le quatrième Shantae est un dessin animé au style moderne, pêchu et rythmé, un des plus beaux platformers 2D jamais paru, pour peu qu’on adhère au style mélangeant manga et animation à la Cartoon Network.
Cependant, Shantae: Half-Genie Hero est aussi un platformer dont le level design est encore plus pauvre que dans les épisodes précédents. La structure du metroidvania est abandonnée au profit de petits niveaux à la Sonic, qui se parcourent vite et sans entrain… et de nombreuses fois d’affilée, puisque le jeu force par diverses mécaniques à faire en boucle certains tableaux pour y récolter bonus, objets et améliorations. La difficulté est mal dosée, pouvant vous faire enchaîner des combats de boss (superbes) d’une simplicité absurde et des phases de plate-forme où des mobs vous étalent en quelques secondes. On sent que l’aventure principale a été sacrifiée sur l’autel de ses très nombreux modes alternatifs et DLC. Comme le joueur, les personnages tournent un peu en rond, et on peine à s’attacher à l’intrigue bizarre du jeu, qui sera cependant un énorme succès commercial, particulièrement sur Switch.
Les Sirènes de l’Arcade
La constante dans l’histoire de WayForward reste, outre une incontestable curiosité technophile à développer sur un peu n’importe quoi avant et après tout le monde, une capacité à multiplier les soutiens et les partenariats. Des jeux éducatifs improbables basés sur les programmes de l’audiovisuel public américain à embarquer sur le train de l’Apple Arcade, il n’y avait donc qu’un pas. Bien sûr, depuis, tout le monde a oublié ce service lancé par Apple en petite pompes il y a quelques mois, mais financièrement, il était sans doute avantageux pour un petit studio d’y figurer au lancement, quitte à ce que cela se fasse dans une formule pour le moins curieuse.
C’est donc une version incomplète de Shantae and the Seven Sirens, cinquième épisode de la série, qui a été publiée en septembre 2019, exclu temporaire qui a pris fin en mai 2020 quand une version entière de l’aventure est devenue accessible sur toutes les plate-formes, y compris celles avec des utilisateurs actifs. Le pari est ambitieux pour WayForward : le jeu a été développé relativement vite, et propose des décors et des personnages peints à la main en résolution 4K, ce qui donne un rendu à l’écran particulièrement ambitieux, se rapprochant encore un peu plus du dessin animé vidéoludique. Les personnages de ce cinquième épisode sont de vraies petites merveilles à voir bouger, et les décors de Chris Drysdale n’ont jamais été aussi beaux, chaque environnement étant un nouveau wallpaper potentiel. Les contrôles sont un vrai plaisir, le jeu est rapide, précis et toujours parfaitement jouable… et cependant, c’est comme si ces presque vingt ans de Shantae n’avaient pas appris grand chose à WayForward.
Bien que le jeu remporte des critiques assez favorables (un honorable 80 sur Metacritic), la plupart des retours font état des mêmes problèmes rencontrés depuis le premier épisode en 2002 : difficulté déséquilibrée (cette fois le jeu est beaucoup trop simple), rythme en dents de scie (faute à une map confuse et trop grande presque dépourvue de téléporteurs), prise de risque minimale : on a l’impression que les qualités et les défauts de la série ne font que se cristalliser d’épisode en épisode. Les prouesses graphiques progressent, le game design reste coincé au stade du médiocre. Entendons-nous bien : Shantae and the Seven Sirens est un excellent petit jeu, mais ne parvient pas à être le chef d’œuvre qu’il devrait être avec un peu plus de maîtrise et un game design plus solide et plus moderne. Il donne l’impression d’être un mélange entre divers éléments des précédents épisodes, piochant aléatoirement des qualités et des défauts pour en faire un paquetage qui commence un peu à sentir la salade de la cantine déjà servie la veille et l’avant-veille. Pire : ce qu’il a gagné en beauté plastique, le cinquième Shantae l’a perdu en beauté sonore, l’OST de Jake Kaufman faisant place à une bande-son par quatre nouveaux compositeurs qui ne se sont visiblement pas concertés avant de livrer une copie où se mêlent sans cohérence rythmes tropicaux et eurodance allemande évoquant la bière tiède et les coupes mulet sur des parkings désaffectés.
Shantae and the Seven Sirens a été testé sur PC via une clé reçue par l’éditeur, les quatre autres jeux de la série ont été achetés par l’auteur de l’article.
D’épisode en épisode, et à l’image des scènes animées réalisées par le studio Trigger qui servent à merveille le jeu, la série Shantae se rapproche du cartoon interactif qu’elle a toujours voulu être. Des décors facilement identifiables, des personnages récurrents et terriblement attachants, une intrigue au service du voyage, des boss plus beaux les uns que les autres : de ce point de vue, le rêve d’Erin et Matt Bozon existe désormais bel et bien, et Shantae est un personnage qui a définitivement sa place dans le petit panthéon des mascottes marquantes du jeu vidéo (Shantae a même fait un petit caméo dans le dernier Super Smash Bros). Mais du point de vue du game design, la série semble coincée sur le même palier depuis une dizaine d’années, rendant nécessaire une vraie évolution, sinon une révolution, pour un sixième épisode que j’appelle de mes vœux. Vœux. Génie. Vous l’avez ?
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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