Les jeux vidéo sont politiques mais certains le sont plus que d’autres. Et Suzerain, lui, il l’est beaucoup. Clairement, après Orwell, Fellow Traveller a réussi son coup d’éditeur malin. Avec ce jeu de rôle en grande partie textuel, les développeurs de Torpor Games nous mettent dans la peau du nouveau président de Sordland, un pays fictif qui coexiste avec d’autres qui le sont tout autant. Mais que ça soit par les décisions économiques à prendre, les relations géopolitiques ou les enjeux sociaux, tout paraît vite très familier. Un travail d’écriture et de réflexion globale qui font de Suzerain un des meilleurs jeux politiques de ces dernières années.
Après une telle introduction, autant écarter les rares problèmes que j’ai avec Suzerain, au moins ça sera fait. Le principal, c’est déjà la barrière de la langue. Seul l’anglais est disponible. Un point qui va forcément peser sur les ventes du jeu auprès des non-anglophones. Dans un jeu textuel, qui demande des prises de décisions sur des points politiques précis et une compréhension progressive des rouages des institutions, c’est sûr, c’est un problème. Je suis allé traîner sur le Discord officiel et dans une section Q&A, l’un des co-fondateurs du studio répondait à une question en expliquant que le jeu dépasse les 500 000 mots. Une masse colossale qui induit donc des coûts importants en matière de traduction, trop pour le moment pour le petit studio qu’est Torpor Games. Au passage, si la question de la traduction de jeux vidéo vous intéresse, je rappelle qu’il existe une interview d’un grand traducteur de jeu (Morrowind, Planescape Torment, Divinity Original Sin II, etc) qui vous donnera plein d’infos et anecdotes sur le métier.
Les autres points sont plus de l’ordre du détail. En termes de confort de jeu, j’aurais aimé une vue dézoomée de l’espace géopolitique dans lequel on évolue et un peu de personnalisation visuelle pour le personnage. Rien de fondamental mais ça pourrait aider à mieux visualiser la région pour le premier, et se sentir plus impliqué pour le second. Cela fait du coup une bonne transition vers justement le personnage principal, son passé, son importance et l’introduction au contexte du monde de Suzerain.
Anton Rayne, président de Sordland
Dans Suzerain, on joue un seul et unique personnage : Anton Rayne. Le début du jeu nous met directement dans sa peau, avec une introduction qui rappellera à certain(e)s celle de Firewatch. Une image en arrière-plan, une musique d’ambiance, des choix et parfois juste des validations. Cette phase a toutefois bien plus de poids que celle du jeu de Campo Santo. Cela va permettre de modeler notre personnage autant que poser les bases de l’univers du jeu. Je me permets donc de vous expliciter tout ça.
Au début d’un XXe siècle fictif, la monarchie de Sorland est destituée au profit d’une république. Mais la présence de groupes parlementaires anti-communistes, monarchistes et religieux n’est pas du goût de certains extrémistes républicains et, évidemment, des communistes. Des manifestations ont alors lieu. Ces événements poussent le général Luderin à déclarer la loi martiale et à effectuer ni plus ni moins qu’un coup d’État. Sa décision de mettre à mort des militants communistes amène le général Rickard à s’opposer à lui. La Guerre Civile Sordienne (« Sordish Civil War ») démarrait. Non aligné avec l’un ou l’autre des belligérants, Tarquin Soll, colonel d’une division de l’armée, s’engage à son tour dans les combats. Après que Rickard eut capturé la capitale, Holsord, Tarquin Soll intervient et prend le contrôle de la ville, chassant les rebelles. Les forces de Luderin étant déjà en déroute, le colonel Soll peut assoir son pouvoir.
Une fois l’ordre rétabli, il est à l’origine d’une nouvelle Constitution, permettant un regain de stabilité et, dans le même temps, un boom économique pour le pays. Toutefois cela se ternit vite : contrôle des médias, tensions raciales et oppositions politiques muselées deviennent vite communs. La corruption endémique et les mauvais résultats économiques finissent par ébranler celui qui reste à la tête de Sordland pendant 20 ans. Cela cause des oppositions au sein même du parti qu’il a fondé, l’USP (United Sordland Party = Parti Uni de Sordland) menant à sa remise en cause. Il décide donc de partir de lui-même. L’USP choisit à sa place un réformateur, un certain Alphonso, qui se fait élire président en prônant une vaste libéralisation. Il tente de mener des réformes, mais est vite stoppé par la crise financière et les manœuvres de la Cour Suprême, instance cruciale et encore acquise à l’ancien président. Mis à mal dans l’opinion publique et au sein de son propre parti, il est écarté des élections, et Anton Rayne, donc le joueur/la joueuse, arrive au pouvoir.
Mais, et c’est là l’essentiel, on ne se retrouve pas jeté dans le jeu à la fin de cet événement. Comme je le disais avant, on construit petit à petit le personnage via nos réponses aux événements qui ont déchiré Sordland. Cela passe, notamment, par notre réaction au coup d’État alors qu’on était étudiant, puis la volonté ou non de suivre le parti, etc. Cela permet de donner une ligne directrice à l’Anton Rayne que le joueur ou la joueuse incarne. On peut aussi décider de venir d’une famille riche, d’une famille modeste, ou d’une famille pauvre. Un choix qui va impacter les ressources personnelles dont dispose Anton (1 pour pauvre, 2 pour modeste, 3 pour aisé). Cela a une certaine importance puisque, plus tard, par exemple, notre fils peut se retrouver à partir étudier à l’étranger dans un Harvard alternatif qui coûtera 2 de ressources personnelles. Autre exemple, j’ai décidé de payer les études d’un enfant de mon chauffeur, Serge. Ça ne m’a rien apporté politiquement et ça n’était pas du tout obligatoire. Un acte anodin pour un Président mais crucial pour mon chauffeur. Ces digressions peuvent ne pas impacter l’histoire principale mais elles donnent une certaine humanité aux échanges. Et si, certes, les conséquences de tous les choix de l’intro restent limitées (on reste guidé par l’histoire pour être Président bien évidemment), elles permettent de nous faire entrer dans l’univers du jeu. Un espace géopolitique complexe où nous ne sommes pas une entité dirigeante toute-puissante.
Contexte et codex
Le passage au “vrai” jeu s’effectue après la phase de choix initiaux, et on arrive sur une carte avec des infos un peu partout. En fouillant, on ressent vite que le pouvoir présidentiel n’est pas celui d’un monarque absolu. L’accès à l’interface une fois passée l’introduction nous met dans le bain. Déjà, la carte se rapproche assez de celles des jeux de stratégie. Un pays divisé en régions, chacune avec un chef-lieu, qui a ses propres caractéristiques et des nations aux frontières du pays, aux aspirations diverses. On a alors saisi le contexte via l’intro. On prend le pouvoir dans un 1953 alternatif mais qui a toutes les apparences de celui que l’Histoire nous a transmis. Deux blocs se font face, guidés par deux nations, l’Arcasia, pro-capitaliste, et la Contana Unie, guidée par la pensée Malenyevist (un courant du communisme, comparable au trotskisme). Être Président de Sordland, ça n’est donc pas être un dieu mais bien être dirigeant élu. C’est d’ailleurs ce qui explique le titre du jeu, Suzerain, emprunt au terme français identique, échelon le plus haut de la souveraineté féodale, mais dont la puissance dépendait du bon vouloir de ses vassaux.
On comprend donc que la gestion du pouvoir va être complexe mais heureusement, les développeurs ont bien bossé pour nous aider. Les villes importantes apparaissent plus fortement que les autres, et c’est là souvent que la narration nous amènera lorsque notre mandat présidentiel avancera. On peut visualiser les pays qui bordent Sordland et sa côte maritime. On a toutes les clés en main pour bien comprendre le rôle central du pays qu’on contrôle. Alors oui, on ne peut pas zoomer au cœur de chaque ville, mais ça n’aurait de toute façon aucun intérêt pour cerner le contexte du jeu.
La moindre difficulté de compréhension est de toute façon contrée par la grande réussite de Suzerain : son codex. C’est simple, tout est présent. Les pays limitrophes, leurs dirigeants, l’histoire de Sordland, le dualisme des deux blocs, les figures politiques majeures, et bien d’autres. Et si cela ne suffit pas, des détails sur les institutions et les factions du pays parachèvent le tout. C’est impossible de ne pas se faire happer dans l’univers du jeu si on est tenté d’y mettre le pied au départ. Ce travail important des développeurs densifie encore plus un univers, certes fictif, mais au réalisme hautement familier. Besoin de retrouver l’histoire d’un industriel à rencontrer ? Petit tour dans le codex. Envie de comprendre mieux le fonctionnement de l’ATO (ONU du jeu) ? Codex. Crainte d’une incompréhension sur un terme politique ? Codex encore ! Un joker mais qui n’empêche pas de pouvoir prendre des notes directement en jeu. Une idée pas anodine car on aura parfois besoin d’avoir mis de côté des informations essentielles avant la rencontre avec un opposant politique ou un PDG puissant. Un gameplay habilement pensé pour le/la néophyte comme le/la fan de fiction politique.
L’art politique en jeu vidéo
Vous vous doutez bien que cette critique ne visera pas à dévoiler les ressorts de l’intrigue. Le règne d’Anton Rayne reste entre les mains des joueurs et joueuses qui se décideraient à acheter le jeu. De l’aveu même du co-boss du studio, il y a de toute façon 9 fins et au moins 20 « sous-fins » pas forcément contradictoires. Une claire réussite s’agissant de la rejouabilité du titre, qui repose beaucoup sur le talent d’écriture du jeu.
Mais parler de ma manière de jouer Anton Rayne ne me paraît pas avoir de sens. Cette critique, elle est bien plus intéressante à conclure en parlant de ce que Suzerain parvient à transmettre politiquement. Ce jeu est sûrement ce qui se rapproche le plus de la réalité du travail politique dans une économie mondialisée. La présence d’un équivalent aux « bloc soviétique » et « bloc capitaliste » tels qu’ils ont pu exister pourrait laisser croire que le jeu de Torpor Games nous offre une vision anachronique de la politique. C’est au contraire un excellent moyen de nous offrir un repère connu, à même de laisser libre cours à nos envies de réformes ou de stabilisation de Sordland tout en jonglant avec ces superpuissances influentes.
De mémoire, aucun jeu n’a atteint un tel degré d’implication et de réalisme politique. Les jeux de stratégie et même les 4X offrent souvent l’illusion du pouvoir politique. Or, dans ces jeux, la variable souvent omise, c’est celle de la séparation des pouvoirs. On a rarement à devoir gérer des forces politiques de son propre pays et, quand c’est le cas, ce sont des opposants qui agissent par pur intérêt personnel. Ces gens-là existent bien sûr dans Suzerain, mais le vrai apport c’est un autre frein politique, la vraie variable déterminante : devoir gérer les alliés et gens dont on est proche. Déjà, humainement. Ça va être avec un meilleur ami vice-président vite dur à gérer et une famille qu’on peut négliger ou soutenir au détriment même de l’avenir du pays. Mais c’est aussi la problématique de l’USP. Un parti qui a ses propres courants internes, allant de réformistes à conservateurs, et aussi un ancien chef dont l’ombre pèse au moins autant que celle de de Gaulle en France.
Ces éléments cruciaux appuient sur une réalité souvent oubliée par celles et ceux qui regardent le travail politique avec mépris : l’impossibilité de satisfaire tout le monde. Être à la tête d’un pays qui se veut démocratique n’est pas simple. On a parfois l’impression de n’avoir le choix qu’entre se laisser corrompre ou se faire stopper. Et comme si ça ne suffisait pas, les problèmes avec les pays voisins ajoutent la complexité de la politique internationale. Une décision prise au début du mandat pourra avoir de fâcheuses conséquences quelques années plus tard pour l’équilibre de tout le continent. L’intégration de l’idée de long terme en politique intérieure comme extérieure, voilà qui parachève la réussite et l’intelligence de Suzerain.
Suzerain a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Paradox est maître en matière de grande gestion, mais pour ce qui est de l’implication personnelle dans un jeu politique, Suzerain a tout compris. L’art du compromis, des difficultés de gérer les oligarques, les alliés autant que les opposants politiques, y compris au sein du même parti, ou tout simplement les implications d’une décision sur le long terme… Tout est là. Dommage pour la traduction qui aurait pu aider ce jeu qui est non seulement de niche car textuel, mais aussi dans sa propre niche car politique. Son petit prix, 10 euros jusqu’au 11 décembre, puis 12,50 ensuite, devrait pouvoir compenser ça. Ce serait mérité car il s’agit, pour moi, d’un des meilleurs jeux politiques de 2020.
Veltar
Joueur de jeux vidéo qui aime la politique. Du coup j'écris surtout des trucs qui parlent des deux. Stratégie, Outer Wilds, Metal Gear Solid et indés en pixel art.
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