Tragédie pour mon petit cœur de moderniste, les jeux vidéo dont l’intrigue prend place dans l’Europe du XVIIe siècle, sont, à l’exception de quelques jeux de stratégies, des objets aussi rares que précieux. Pourquoi ? Je n’en ai aucune idée, sans doute une méconnaissance relative des auteurs de jeux de cette période de mousquetaires, de nobles poudrés et de guerres inutiles pour le compte de principautés germaniques dont on ne comprend ni les tenants et les aboutissants. Heureusement, Black Legend arrive pour réparer cette injustice.
C’est vrai quoi : plus tout à fait le Moyen Âge, plus tout à fait la chevalerie, un monde plus vraiment centré sur l’Europe, des armes à feu pénibles à utiliser… L’époque manque de glamour. Pas simple de traduire visuellement et ludiquement l’Europe d’un siècle dont toute l’imagerie fictionnelle est tournée vers la piraterie dans les Caraïbes et les châteaux prout-prout construits le long de la Loire. Rares sont les aventures qui nous ont fait arpenter le Siècle d’Or et son décorum gothique, rempli de villes étriquées, d’épidémies mal maîtrisées, d’espérance de vie riquiqui, de début des manufactures et du monde ouvrier et de persécutions religieuses. Le tout sur fond de conditions climatiques très rudes. Black Legend, signé par le studio belge Warcave, fait le pari de nous faire vivre cette ambiance, dans un RPG tactique âpre, un peu cassé, mais intéressant… Basé sur la théorie des humeurs et sur l’alchimie, au risque de se perdre dans un des systèmes de combat les moins instinctifs et rythmés qu’il m’ait été donné de voir depuis longtemps.
De Mauvaises Humeurs
Grant est une ville anonyme, quelque part en Europe : son architecture évoque l’Écosse des Lowlands, les patronymes et les styles vestimentaires évoquant plutôt les rivages de la dernière époque de la Hanse (Pays-Bas, Flandre, Danemark…). Pas de bol, outre la grisaille omniprésente et vraisemblablement pas beaucoup d’activités ludiques proposées les soirs et week-ends, Grant est désormais plongée dans un brouillard quasi impénétrable. Les rumeurs les plus terribles s’échappent de la ville : elle aurait été mise à sac par une secte apocalyptique qui aurait fini par en prendre le contrôle… Les autorités locales décident donc courageusement d’envoyer à la reconquête des lieux non pas leur armée, mais des bandes de mercenaires repris de justice, ayant plus ou moins troqué la potence ou de lourdes peines de prison contre une expédition punitive dans les rues de Grant. Et bien entendu, le groupe d’aventuriers anonymes que vous allez incarner sera de ceux-là.
Très vite, vous êtes mis dans le bain par ce qui reste d’autorité dans la ville, qui est cantonnée à un minuscule quartier fortifié : un alchimiste fou du nom de Mephisto a lâché un sortilège dans les rues, transformant l’essentiel des habitants en zombies fanatiques à son service, voire en monstres sanguinaires, et les rares habitants encore sains d’esprit sont retranchés chez eux, refusant d’ouvrir à quiconque. L’essentiel des quartiers de la ville étant séparés par des portes closes et d’épaisses barricades, il va falloir vous frayer un chemin, en ouvrant petit à petit des raccourcis qui vont nous conduire à évacuer l’éléphant au milieu de la pièce : oui le fond de tout ça c’est absolument Bloodborne avec à peine une fausse moustache flamande. Il y a même des pseudos feux de camp, et des menus qui louchent si fortement vers les productions FromSoftware que c’en est presque gênant. Qu’à cela ne tienne, on est bien davantage là pour l’ambiance que pour la profondeur et l’originalité du scénario (il n’y en a pas vraiment, ne vous attendez pas à être surpris).
L’emphase de l’intrigue se place davantage sur le fait que la ville est désormais imprégnée de la fameuse brume alchimique, et que c’est uniquement en arrivant à la dominer que nos héros vont parvenir à se frayer un chemin jusqu’à Mephisto, l’instigateur de toute cette folie. Les premières heures de jeu seront donc consacrées à assimiler les grands principes des humeurs alchimiques, qui constituent à la fois le système de magie et un des systèmes de combat du jeu. Oui, parce que ça se complique quand on réalise avec un peu d’effroi que Black Legend est un de ces tactical RPG qui se font un plaisir quasi malsain à empiler les strates de gameplay, comme le faisait par exemple Fae Tactics, paru l’an dernier. Et c’est là que ça se gâte.
Alchimie et patates de forains
Les premières heures passées dans Black Legend sont d’une rudesse rare, et il est vraisemblable que les premiers combats constituent pour une partie des joueurs un mur infranchissable (il est cependant possible de régler la difficulté de manière à rendre le game over quasi impossible). La faute à un gameplay qui peine un peu à trouver un équilibre entre ses différents systèmes, à la fois basé sur le changement de classe et la maîtrise des compétences alchimiques, évoluant en parallèle. Chacun de vos quatre personnages peut ainsi se choisir une classe (Lansquenet, Pugiliste, Tireur d’Elite, Médecin de Peste… Pas moins d’une quinzaine de classes très ancrées dans leur époque), dont les compétences, une fois maîtrisées, apportent un pool possible de compétences définitives qui peuvent être remobilisées même après un changement de métier. Parallèlement à celles-ci, déterminant à leur tour la capacité ou non des personnages à utiliser tel ou tel type d’arme et d’armure, les combats mettent en scène la capacité à infliger des « humeurs » sur les personnages adverses et les alliés.
Pour faire simple, chaque attaque applique à l’ennemi un type d’effet de couleur : par exemple, les attaques « rouges » infligent l’humeur « rubedo » qui cause des saignements, les attaques blanches (« albedo ») causant des plaies suppurantes promptes à être empoisonnées… Tout reposant sur la nécessité de cumuler ces effets pour causer une sorte d’explosion alchimique imparable. Par exemple : une attaque jaune (brûlure) et blanche (plaie) causera une attaque « Or » qui causera un dégât jusqu’à dix ou quinze fois plus violent qu’une attaque normale, parce que j’imagine que les gens n’aiment pas trop qu’on mette le feu à leurs plaies. De la même manière, un saignement (rouge) mélangé à un traumatisme (noir) causera une attaque de type Écarlate (hémorragie interne), bien plus difficile à soigner et beaucoup plus rude en termes de points de vie perdus. Un système plutôt ardu à assimiler dans les premiers combats, dans la mesure où, pendant plusieurs heures, vos personnages seront tout simplement trop faibles pour créer ces combos redoutables qui peuvent plier un combat en quelques coups.
Alors on tombe dans le principal, et lourd, défaut de Black Legend, pour peu qu’on n’y joue pas dans les niveaux de difficulté les moins élevés : une fois qu’on a pigé le truc et qu’on commence à trouver les combos qui marchent, le jeu devient plutôt simple. Le leveling est rapide, et pour peu qu’on explore un peu les recoins de Grant, on déniche assez vite des armes, armures et objets redoutables, et des objets consommables (explosifs, potions de soin) en quantité industrielle. Mais pour en arriver là, il faut passer par un premier palier de déblocage des différentes classes et de leurs compétences, qui nécessite, disons, de profiter de la capacité très généreuse du jeu à faire respawner des ennemis tous les deux mètres. Des premières heures qui ont un effet un peu déstabilisant : là où on aimerait se rêver en alchimiste de combat, alternant mousquets redoutables et application d’onguents ésotériques, on se retrouve à tabasser des chiens zombies à coups de pied et de poing dans des arrière-cours juste pour farmer des compétences de base.
Un jeu qui manque de peu son pari
Black Legend est une expérience assez plaisante pour peu qu’on accepte ce mur de difficulté initiale et l’omniprésence de combats pas très bien rythmés. Il arrive même à viser juste sur son ambiance ultra sinistre et crépusculaire, servie par une bande-son efficace et lugubre qui donne l’impression que ce qui pourrait arriver de mieux à Grant, c’est d’être brûlée jusqu’à ses fondations tant la situation y a déjà dégénéré au-delà du rattrapable. De ce point de vue, Black Legend est peut-être la meilleure représentation d’une ville horrifique du XVIIe siècle qu’il m’ait été donné de voir dans une œuvre de fiction.
Le problème, c’est que tout le reste est un poil bancal : le bestiaire adverse manque de variété, le rythme est très en dents de scie, les quêtes annexes sont pour l’essentiel constituées de divers nuisants qui vous demandent d’aller à l’autre bout de la carte récupérer des cordes et des clous et l’ergonomie générale du jeu est une catastrophe, au clavier comme à la manette. Les menus de changement de classe (et vos personnages vont beaucoup changer de classe dans Black Legend, et elles ont tendance à trop se ressembler) est particulièrement rebutant, peu lisible et instinctif. La gestion de l’équipement est des plus balourdes. Ajoutons enfin à cela que le système de combat est presque trop dense pour son propre bien, au point que j’ai fini par cesser d’explorer ses différentes possibilités quand je suis arrivé à me faire une équipe équilibrée aux combos dévastateurs… qui se sont avérés être toujours les mêmes. Une fois qu’on a « compris le truc », le jeu perd paradoxalement pas mal d’intérêt.
C’est dommage, j’aurais largement préféré que Black Legend ait plus d’équilibrage et de polish, et une quête principale mieux travaillée, avec des personnages un peu plus charismatiques et une aventure mieux rythmée que de me débattre avec tout ça. Je suis cependant persuadé que l’originalité de la proposition et les quelques fulgurances (les combats de boss, par exemple, sont très réussis ) arriveront à convaincre certains joueurs de se lancer dans une aventure déroutante, mais originale. Je serai à titre personnel enchanté de retrouver cet univers dans un jeu mieux fignolé dans quelques années !
Black Legend a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur
Extrêmement clivant dans sa proposition de tactical RPG mâtiné de gloubiboulga alchimique pas toujours très convaincant, Black Legend reste une tentative louable de nous faire vivre une aventure horrifico-gothique dans les embruns d’un port du Nord de l’Europe au XVIIe siècle. Le titre de Warcave nous rappelle à quel point le jeu vidéo ignore massivement des siècles et des pays entiers, préférant souvent se focaliser sur des terroirs et des époques plus emblématiques. Dommage, car le paysage vidéoludique a aussi besoin de ces pans inexplorés et des potentiels de récits qu’ils portent en eux. Malgré ses défauts irritants, rien que pour son décorum et son ambiance, Black Legend me restera longtemps à l’esprit, et c’est toujours mieux que nombre de jeux infiniment plus génériques sortis ces dernières années.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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