Parfois, on tombe sur des jeux qu’on sait réussis, qui possèdent des qualités indéniables et pourtant, rien à faire, on n’accroche pas. Alors cet article va être l’occasion de mieux comprendre ce qui n’a pas marché pour moi et pourquoi. The Crimson Diamond mérite en effet plus que le peu d’enthousiasme et la frustration qui ont pu me gagner au fil du jeu, notamment parce qu’il m’a fait découvrir un pan de l’histoire du jeu vidéo que je ne connaissais presque pas.
Âge de l'EGA
Pour mieux que vous compreniez pourquoi je suis pas mal passé à côté, il faut que je commence par vous parler du projet en lui-même. Cette création atypique qu’est The Crimson Diamond, elle est le fruit du travail passionné et passionnant de Julia Minamata, une développeuse et artiste de talent. On peut notamment la voir sur sa chaîne YouTube expliquer le processus créatif, l’avancement global de The Crimson Diamond et ses sources d’inspiration. Ce dernier point est particulièrement important, car, ça ne vous aura pas échappé, le jeu a une esthétique bien particulière. Des couleurs criardes, des pixels pas franchement discrets et des décors limités. Il se trouve que tout cela n’est pas la conséquence d’un manque de maîtrise du pixel art ou d’un raté lors du développement. Il s’agit d’un choix artistique, prenant racine dans une époque plutôt courte, mais importante de l’histoire du jeu vidéo : celle des jeux en "EGA". Vous n’en avez peut-être jamais entendu parler ou alors comme moi, vous en aviez vu sans pour autant connaître ce terme. Là, laissez-moi vous décrire rapidement ce que sont les jeux "EGA". Je vous promets que l'on raccroche vite au projet ensuite.
Sans trop entrer dans les détails techniques, EGA signifie Enhanced Graphic Adaptater, un standard d’affichage graphique apparu au milieu des années 80 et qui a changé par mal de choses à cette époque. En effet, cela a permis d’atteindre les 16 couleurs affichées en même temps sur un total de 64 disponibles et sur la base d’une résolution de 640 x 350. Ça paraît forcément ridicule de nos jours, mais à ce moment, ça a permis un vrai pas en avant aux jeux PC, notamment lorsqu’il fallait mettre à l’écran un nombre important d’éléments à différencier. Un studio va spécialement en profiter pour développer un genre particulier, le jeu d’aventure textuel. Ce studio a eu plusieurs noms : Online System, puis SierraVenture, SierraVision et surtout, en 1982, Sierra Online, nom important pour les joueurs et joueuses de plus de 30 ans.
Sierra Online (Sierra), fondé par Roberta Williams et son mari (optionnellement les créateurs du premier jeu d’aventure en 2D, Mystery House) va donc sortir King’s Quest en EGA, permettant au jeu de combiner graphismes avancés (pour l’époque), déplacements libres en 3D, et actions par commandes textuelles. Ce mélange audacieux va faire du titre de Sierra-Online un pionnier et enclencher le renouveau du jeu d’aventure. Ou son véritable début si on préfère. Surfant sur la vague de cette réussite, Sierra va poursuivre les sorties jusqu’à celle, en octobre 1989, de The Colonel’s Bequest, la source majeure des inspirations de Julia Minamata. Je vous avais dit qu'on finirait par raccrocher !
Colonel's Bequest proposait une enquête où l’on jouait Laura, une étudiante qui se rend dans un manoir isolé sur l’invitation d’une amie et se retrouve à écouter le Colonel Henri Dijon (en référence au Colonel Moutarde de Cluedo) lire son propre testament. Pas de bol, il y a un meurtre et Laura se retrouve à enquêter dans une ambiance mêlant suspicions et complots. Le jeu n’est pas légendaire non plus, mais il propose une aventure innovante et surtout plusieurs fins. Le synopsis vous aura d’ailleurs peut-être suffi à le deviner : on est sur une inspiration quasi-directe du célébrissime roman Ils étaient dix (anciennement Dix Petits Nègres) d’Agatha Christie, comme l’était à l’époque déjà Mystery House. Ce qui nous ramène à notre projet de départ, The Crimson Diamond.
À la niche
Julia Minamata a écrit à Roberta Williams, qui a joué au jeu et les deux femmes se sont même rencontrées. La développeuse canadienne s’est nourrie de toutes ces influences pour les réinjecter dans son propre jeu, avec un élan plus moderne : des raccourcis clavier, une meilleure fluidité dans les déplacements et les animations. Dans The Crimson Diamond, niveau scénario, on retrouve un peu le même squelette que pour Colonel’s Bequest : une jeune femme cultivée qui se retrouve bloquée dans un grand manoir sur fond de conflit familial et de richesse potentielle, avec des personnages atypiques. Nancy Maple, l’héroïne, est sur place pour vérifier la véracité de l’histoire d’un pêcheur qui aurait retrouvé un gros diamant dans un poisson sur le domaine d’un certain Evan Richard.
Je passe sur la phase introductive où l'on découvre chaque personnage, mais très vite, nous voilà à enquêter sur les multiples rebondissements qui se produisent, avec, jeu textuel EGA oblige, des commandes à taper au clavier. On interroge les gens sur place, on collecte des indices et on écoute ce qui se passe et se dit dans les nombreuses pièces du manoir. L'enquête est bien écrite, avec quelques situations comiques, d'autres plus tragiques, mais comme je le disais, le jeu n’est pas juste un copier/coller : les PNJ sortent un peu des clichés très stéréotypés du genre, la thématique principale tourne autour de la géologie et The Crimson Diamond n’hésite pas à dispenser quelques petites piques sur la place des femmes dans la société.
J’en arrive à un premier constat assez évident : le fait que The Crimson Diamond soit un jeu de niche (le jeu textuel) au sein d’une niche (le jeu rétro en EGA). C’est une lettre d’amour au genre, et à ce titre, il faut vraiment saluer le travail accompli par la développeuse. On est loin de la démarche de certains indés/studios qui partent sur du pixel art sans le maîtriser et surtout sans vraie réflexion sur l’intérêt même que représente l’utilisation de cette esthétique. Il est incontestable que Julia Minamata a fait tout cela en étant portée par une passion pour ce style et ce type de jeu. Une affection poussée qui se retrouve dans la musique, composée par Dan Policar, qui renvoie directement aux classiques Sierra.
Cette adéquation entre l'esthétique originelle et celle de The Crimson Diamond, je ne l’ai découvert qu'une fois avoir commencé à jouer, puis en écrivant cet article, et j’ai quand même du aller voir des playthroughs des jeux qui ont servi d’inspiration et d’autres titres EGA pour constater la pertinence du travail créatif accompli. Pourquoi passer par cela ? Parce que tous ces éléments, ça ne m’a pas spécialement parlé. Sans faire du jeunisme (à bientôt 35 ans, ça serait osé) pour moi Sierra, c’est surtout un éditeur. C’est grâce à eux que j’ai connu Arcanum et même Starcraft et Warcraft ! Et puisque ça ne me parlait pas, j’ai quand même voulu comprendre un peu la source de cet intérêt, d'où des recherches autour de Sierra et ses origines (et qui mériteraient un gros dossier de fond, je place ça ici pour le Veltar du futur qui un jour aura du temps libre).
Double frein
Je pense que vous avez là déjà une des raisons pour lesquelles The Crimson Diamond ne pouvait pas marcher pour moi. Le jeu est conçu par ce qui semble être une fan de cette esthétique et à destination, au moins au départ, de gens qui sont nostalgiques de cette époque. En dehors de ce petit monde, reste la curiosité de quelques-uns. Attention, je ne veux pas dire par là qu’un "jeu-hommage" ou en référence à une période donnée de l’histoire du jeu vidéo ne peut pas être apprécié par des gens qui ne l’ont pas connue, c’est juste que là, sans ce facteur nostalgie, les autres éléments liés que je vais vous donner juste après, et qui m’auraient déjà rebuté dans d’autres jeux, sont forcément un peu plus ressortis.
Le premier élément, c’est la langue. The Crimson Diamond est intégralement en anglais et, on a beau avoir un bon niveau, en face d’un jeu narratif, ou comme c’est le cas ici, un jeu dont le gameplay tourne intégralement autour de lire, mais surtout d’écrire du texte, ça peut être compliqué. Une difficulté renforcée par la limite à l’utilisation de quelques verbes, comme "use", interdits, car considérés comme trop vagues ou comme "take", liés à des contextes bien spécifiques. C’est une problématique qui touche également, mais dans une moindre mesure, le vocabulaire. Ce fut par exemple le cas de "soot" pour de la suie à récupérer dans une cheminée, là où on aurait plutôt tendance à taper “ashes” afin de récupérer de la cendre, quitte à ce que le jeu soit assez permissif pour comprendre où on veut en venir. Il y a des moments justement où on ressent que plusieurs mots seront valides pour confirmer l’action, mais je les ai trouvés un peu trop rares.
Plus que cette problématique du langage, un autre élément m’a gêné c’est que je crois que je n’étais pas préparé aux logiques et combinaisons. J’ai fait des vieux point and click LucasArts de l’époque, qui étaient un peu plus de ma génération, et je visualise bien l’idée de trouver des objets, de pouvoir les assembler parfois, et ensuite de pouvoir en créer un nouveau ou de débloquer une action jusque-là impossible. Mais devoir taper des instructions, échouer parce qu’on n’a pas le terme exact, pour ensuite effectuer l’action requise, mais se rendre compte que c'est qu'il manque quelque chose, c’est fastidieux et bien au-delà de ma tolérance au "non-fun". J'ai pas mal galéré aussi avec l'inventaire à bien comprendre le fonctionnement de certains objets récupérés et surtout le bon ordre dans lequel les utiliser. J’ai dû me résoudre à faire un bon paquet de passages avec la solution, pour pallier tout ça. Encore une fois, sans la nostalgie derrière, difficile d’accrocher.
Intéressez-vous aussi aux jeux que vous n'aimez pas
Est-ce que je dois pour autant blâmer The Crimson Diamond pour ces blocages ? Non. C’est le postulat de départ et c’est ce que les gens sont majoritairement venus chercher. Le jeu n’est pas parfait, mais mon expérience personnelle n’est absolument pas le reflet de ce qu'est le jeu en tant que tel, et ça serait malhonnête d’en faire le procès. Comme Zali le disait dans son article sur Silence of the Siren, c'est très bien qu'il y ait des jeux de niches avec des publics qui sont au rendez-vous. Pour les jeux d'aventure en EGA, on parle quand même d'un genre qui a près de 40 ans, rien que ça. Je trouve ça fascinant et réjouissant, parce que ça signifie que le paysage vidéoludique est assez vaste pour qu'un type de jeu qui a connu son heure de gloire il y a près d'un demi-siècle et pendant quelques années seulement, réussisse à exister encore aujourd'hui. C'est pour ça que, s'il est clair que jouer au jeu ne m’a pas accroché, j’en ressors surtout avec deux constats positifs.
D’une part, c’est d’avoir grâce à lui appris plein de trucs sur une courte, mais importante période de transition de l’histoire du jeu vidéo, avec des titres qui, pour certaines personnes, sont des classiques et des incontournables, mais dont je n’avais jusque-là jamais eu connaissance (si ce n’est au travers d’une série de streams, exceptionnels, de MisterMV sur King’s Quest). D’autre part, c’est que la démarche de Julia Minamata rappelle pourquoi le secteur indé est si important. Il nous permet de mettre la main sur des créations qui ne pourraient tout simplement pas exister autrement. Des jeux dans lesquels on ressent un amour profond et sincère du médium, fruit parfois d’une implication personnelle intimiste au point de leur conférer quasiment une dimension autobiographique.
The Crimson Diamond a été testé sur PC via une clé fournie par l'éditeur.
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